2.2. La Recherche perpétuelle

Presque dans tous les récits, les héros tels que Simon, Guillaume, Rissner, Julien, Chayral, Binet, etc. sont très solitaires, et vivent tous en dehors de leur famille. Dépourvus d’amour pour leur femme et pour leurs enfants, ils cherchent plutôt le désir et le bonheur ailleurs. On dirait que la solitude est un leitmotiv de leur existence. D’une part, l’absence de la famille leur permet de voyager et de mener des aventures ou des recherches, d’autre part, la solitude profondément ressentie par les héros eux-mêmes montre une nécessité de sortir de soi-même.

Nous remarquons dans l’oeuvre qu’il y a toujours une recherche concernant à la fois le père, la femme et l’écriture. En fait, le père inconnu ou disparu, la femme idéale et l’écriture inépuisable sont considérés comme des manques. Le motif de leur voyage consiste souvent dans ces recherches. Citons d’abord quelques exemples sur la recherche du père:

Gérard, héros d’Algérie, bords de Seine, poursuit les traces d’un inconnu qui est son père; Xavier, personnage principal de La Vie d’un héros, mène une enquête sur le père disparu; le narrateur de Rêver la vie a un père toujours absent; Oskar de Chine cherche de l’Europe en Asie le père qui a abandonné la famille …

Pourquoi ces personnages ont-ils tous un père absent? Que signifie leur recherche? Nous savons que P.-J. Remy était encore jeune lorsque son père est décédé. Il est probable que cette disparition l’a marqué profondément. Une famille sans père est normalement considérée comme incomplète. L’absence du père cause donc un manque. C’est peut-être ce manque qui le pousse à écrire afin de retrouver le père dans l’oeuvre littéraire. De ce fait, la disparition ou le manque d’un proche devient un thème romanesque, source d’inspiration. On sait que Henry James, profondément marqué par la disparition de sa petite cousine, a essayé de la retrouver dans son oeuvre. En fait, ce n’est pas forcément la présence physique du père que le fils revendique, c’est plutôt l’esprit et la figure du père qu’il rêve de fixer à ses côtés ou dans ses écrits. Selon P.-J. Remy, le but de la recherche du père, c’est aussi de permettre au fils de mieux connaître la mère et lui-même.

Dans Algérie, bords de Seine et La Vie d’un héros, la recherche du père menée par les deux héros aboutit à une meilleure connaissance de leur mère et d’eux-mêmes. Dans le premier cas, la mère est une Algérienne exilée qui ne peut vivre avec son mari français en raison des conflits. Dans le deuxième, la mère est une ancienne chanteuse dont le mari était chef d’orchestre, saisi par l’ambition de puissance masculine. Ces deux femmes sont toutes les deux victimes de l’homme et de la guerre 32 . Par le jeu de la recherche, le romancier insiste en fin de compte sur la vanité et l’absurdité de l’homme, tout en appelant à l’abandon de la violence et au retour à l’amour et à la paix.

Chez P.-J. Remy, chaque héros arrive finalement à la découverte de lui-même lorsqu’il se met à chercher. C’est pourquoi Xavier qui effectue une recherche du père est considéré comme mis sur une bonne voie: “parce que tu as commencé à chercher, tu es déjà à moitié sauvé!” (VUH 374) La recherche est en effet un parcours ou un cheminement vers la vérité. A travers la recherche du père disparu, ce héros découvre la qualité féminine, la vanité masculine, la violence menaçante, ainsi que sa propre faiblesse. La quête du père se voit donc approfondie par la négation des fautes commises par les hommes, et par la compréhension du monde et de soi. La vie d’un disparu qui manque à l’harmonie d’une famille est recomposée, et la recherche devient le moteur même du récit

Xavier retrouve finalement “le goût de lire passionnément qu’il avait à vingt ans” et il a envie “d’écrire” (VUH 703 et 710). La recherche du père l’amène à se connaître. Il en est de même pour le Je-narrateur de Rêver la vie: l’écriture de la vie de son père aboutit à “la recherche de [lui]-même” (RV 90).

Ce Je-narrateur remarque lui-même qu’il est comparable à son père, qui “va de femme en femme pour en trouver une seule” (RV 135). C’est pourquoi sa mère a été abandonnée lors de l’accouchement. L’absence du père souligne également le problème conjugal. Le Je-narrateur ne vit pas non plus une bonne relation avec son épouse. Comme son père, il connaît lui aussi l’échec de l’expérience amoureuse. Nous trouvons, d’une part, l’égoïsme de l’homme qui ne pense qu’à soi-même, d’autre part, l’insatisfaction de l’homme qui se manifeste sans arrêt. Le père échoue sur deux plans: il n’obtient pas l’amour et moins encore la fidélité de sa bien-aimée puisque Mona se dérobe toujours; mais il est obsédé par sa poursuite. Ce qui l’attire, c’est plutôt l’essence de l’autre qui lui échappe.

Dans l’oeuvre, le père et la mère présentent souvent un trait du sang-mêlé. Le père français et la mère étrangère concrétisent une double nation, une double culture et une ambivalence de caractères. On sait que la mère de P.-J. Remy est originaire du Proche-Orient. C’est probablement la raison pour laquelle il parle d’une mère étrangère dans ses livres. Parmi les parents, les pères sont tous Français, et les mères sont soit Chinoise (Ch), soit Allemande (VUH), soit Arabe (ABS), soit Grecque (RV), soit Anglaise (O-E1), soit Italienne (ADR) … Toutes ces mères sont belles, bonnes, aimables, intelligentes et lucides tandis que les pères sont inconstants, ambitieux, vaniteux, toujours absents.

Tous les héros en état de manque cherchent le père auprès des amis de celui-ci ou dans le rêve. Ils écrivent ensuite un livre, dans lequel on peut connaître le père absent ou tenir un long rêve éveillé qui suit les pas du père. De ce fait, réintégrer dans le circuit romanesque la figure du père est une technique destinée à rechercher la paternité, à concrétiser l’absence et à combler le manque. On dirait qu’il n’y a que la littérature qui puisse combler ce genre de manque si obsédant. L’absence qui fonde l’écriture donne un effet de style: un incipit né sur des négations. La recherche réalisée ou inventée devient naturellement le sujet de l’écriture, par laquelle la vie absente est complétée. Ainsi, le texte s’écrit sur un vide initial où s’éteint la vie et d’où émerge l’écriture.

Presque tous les héros sont, comme Don Juan, toujours insatisfaits et assoiffés de faire davantage. Don Juan est un personnage qui mérite d’être cité en raison de sa recherche perpétuelle. D’une part, il commet des viols et sème le trouble, d’autre part, il défie le destin et l’ordre social. Ce qui compte pour lui, c’est la liberté totale et la poursuite de l’idéal féminin. Sous la plume du romancier, c’est un homme de conquête sans croyance, un séducteur perpétuel, un coureur inépuisable, un combattant inlassable pour atteindre son but.

Pourquoi Don Juan ressent-il toujours le besoin d’une nouvelle conquête? Pourquoi n’est-il jamais satisfait? Qu’est-ce qui fait courir ce personnage? P.-J. Remy met l’accent sur le sens de l’existence de ce personnage et sa soif de l’infini. Pour Don Juan, c’est le mouvement, le passage et l’instant qui constituent sa conquête et sa recherche. Le mouvement qui se passe et qui traverse le récit est toujours insaisissable.

La problématique de l’amour est mise en évidence. Don Juan ne cherche pas un amour ordinaire mais un amour pur, absolu. Insatisfait, son plaisir nécessite toujours d’être renouvelé: “Don Juan est celui qui, de femme en femme, en cherche une qui soit enfin l’autre” (DEu 368). C’est toujours l’autre qui le fascine et qu’il veut conquérir. S’il pratique une sexualité effrénée et abomine l’amour physique monotone, c’est qu’il tente de renouveler l’énergie, de sortir de la sexualité banale et de devenir un homme complètement libre.

De ce fait, la création incessante est également en état de renouvellement permanent. Par le personnage de Don Juan et son insatisfaction, le romancier symbolise le désir infini et le défi perpétuel de l’homme. Chez lui, il existe constamment un point de convergence analogique à l’infini. Le désir infini, nous le trouvons aussi chez d’autres personnages. Par exemple, l’écrivain Rissner de De la Photographie considérée comme un assassinat cherche à Londres “l’inspiration” (PCCA 116) pour son nouveau roman. Il fait partie des écrivains qui ne veulent absolument pas s’arrêter d’écrire. Quant au narrateur-peintre d’Aria di Roma, sa raison de revenir à Rome est de continuer la création:

‘“pour qu’un mécanisme qui fonctionne si longtemps dans le bonheur avant de sombrer dans la routine et l’habitude […] parvienne à se remettre en marche” (ADR 32).’

Les héros mènent ainsi un combat en réclamant sans relâche le renouvellement. Leurs préoccupations, c’est chercher la femme idéale et continuer à créer ou à écrire. Il est clair que la femme permet leur existence et que l’écriture assure leur survie.

Dans l’univers de P.-J. Remy, les traits des personnages, les fonctions qui leur sont attribuées, les valeurs dont ils deviennent les supports témoignent ainsi de la recherche perpétuelle du sens de l’existence à travers l’écriture et la création qui possèdent l’infinie richesse.

Nous venons d’analyser les traits des personnages masculins de P.-J. Remy. Quels sont ceux de ses héroïnes? Bien que la plupart d’entre elles jouent un rôle secondaire dans l’oeuvre, leur place est primordiale. Par un de ses porte-parole, le romancier lui-même a avoué: “Les femmes - la femme - ont joué - a joué dans ma vie un rôle capital” (FDP 152). Selon M. Bourbon Busset, les femmes de P.-J. Remy possèdent plus de points positifs que ses personnages masculins:

‘“Vos femmes, comme dans la réalité, sont autrement subtiles que leurs partenaires masculins, qui, dans vos romans, poussent parfois un peu loin à la fois la suffisance et la balourdise.” 33

Nous allons voir de plus près les qualités et les particularités que les femmes présentent dans l’oeuvre, ainsi que leur relation avec leurs partenaires masculins.

Notes
32.

Il s’agit de la Guerre d’Algérie et de la deuxième Guerre mondiale.

33.

Jacques de BOURBON BUSSET, “L’Académie française a reçu M. Pierre-Jean Remy”, Le Monde , 19-20 mars 1989, p.10.