1.1. La Présence de la femme

Les personnages masculins de P.-J. Remy éprouvent tous un grand besoin de la présence féminine. Voici quelques désirs formulés par certains d’entre eux:

‘- “Il faut que tu sois là. […] Nous sommes très près de toi, nous sommes tous avec toi, mais nous ne pouvons rien sans toi.”
- Bernis s’adresse à Ava (A 78)
- “Vous êtes là, vous. N’est-ce pas cela qui compte?”
- demande Mésal à Ava (A 124)
- “L’important, c’est que vous soyez là. Que je vous voie. Que je vous sente à mon bras.”
- dit Luna à Ava (A 125)’

Voici la femme pour Claudel:

‘“La femme pour Claudel, dit Reichelberg, c’est la figure de la sagesse, c’est-à-dire, la connaissance immédiate du sens et de l’orientation des signes. C’est pourquoi elle est la seule qui puisse orienter la force de l’homme et la transformer, la transfigurer.” 36

P.-J. Remy a donné une explication analogue:

‘“La femme peut être une source de création dans l’esprit au moins pour mes personnages et dans le même temps, la femme permet la création, parce qu’elle est là, parce qu’elle apporte quelque chose de plus.” 37

Ainsi, chez P.-J. Remy, comme chez Claudel, la présence de la femme est étroitement liée à l’inspiration, à la création et à l’écriture. Notre auteur met constamment en relief l’éveil, la transformation et la transfiguration de l’homme par la femme, dont la présence est primordiale dans toute l’oeuvre. Prenons des exemples:

Pour le narrateur-peintre d’Aria di Roma, jamais il n’a peint avec autant d’enthousiasme et de légèreté que lorsqu’il était avec Dominique (cf. ADR 36); et la présence silencieuse de Laurence à ses côtés décuple à tel point son énergie et son désir que tous ses malaises se sont évanouis (cf. ADR 422). Dans Cordelia ou l’Angleterre, après l’installation de Cordelia chez lui, Richard Muller sent “bouillonner en lui des forces nouvelles, des énergies et des envies nouvelles: comme un sang neuf qui se purge du passé.” (CA 151) Cordelia est pour lui “la source de mille et un rêves, de mille et un autres désirs, d’images, de mots, de mille et une nuits” (ibid. 155). C’est donc “le bonheur parfait” puisque “l’éveil de Cordelia” provoque en Richard “une autre sorte d’éveil”: lui aussi, lentement, sort “d’une torpeur” qui a duré plus de quarante ans (ibid. 168). Notre héros continue à “sentir se fortifier en lui” et à remarquer “ce sentiment de découverte qu’il [éprouve] auprès d’elle face à un livre, un objet, un paysage. Et les notes, sur le cahier noir, [s’accumulent]” (ibid. 252). Dans Des Châteaux en Allemagne, le peintre Binet demande à la jeune fille Julie de demeurer auprès de lui, car seuls ses traits parviennent à “éveiller en [lui] une inspiration depuis trop longtemps endormie” (CEA 162). Il a déjà acquis auprès de Mélanie “une nouvelle conscience de ce qu’il lui fallait encore ajouter ou retrancher pour approcher de la perfection” (CEA 87). Le poète Wrengen trouve lui aussi que “grâce à [Adélaïde], les mots, l’amour et la poésie ne [sont] qu’une seule ivresse […]. Après elle, il n’y aura rien” (CEA 200). Gérard, le héros du Désir d’Europe a l’intention à chaque instant de “tenir à nouveau Dominic dans [ses] bras puis de noter, de décrire un visage, un paysage, une image.” (DEu 554) Pour le vieil écrivain de Salue pour moi le monde, il lui suffit d’“arriver chez [lui], d’ouvrir la maison, de sentir la présence de Marie-Thérèse à [ses] côtés” pour que les mots puissent aisément “venir” (SPMM 59). Et plus tard, par la présence de Claire qui devient sa “seule joie” (SPMM 100), c’est “le même miracle”, il y a “une musique des mots: les mots qui naissent alors.” (SPMM 108) Auprès d’Ava, le poète Rossi qui n’arrive pas à écrire l’oeuvre (cf. A 61), et qui n’écrit plus depuis longtemps (A 153) est persuadé qu’ “il pourra écrire” et que “tout recommence à vivre” (A 155), car il sait “avec la plus solide des certitudes que les mots ne peuvent naître que de [Ava]” (A 167). Le narrateur de Si J’étais romancier considère également la présence de Catherine comme la source de mots (cf. SJR 18) …

Ces nombreux exemples démontrent clairement que tous les personnages masculins de P.-J. Remy ont besoin de la présence de la femme. Sans cette présence, la vie masculine reste mélancolique, grise, impuissante et inactive. L’écrivain forme ainsi une alliance entre l’homme et la femme afin de souligner le rôle de celle-ci dans l’existence de l’homme.

Gérard est devenu un médiocre diplomate à cause du départ de sa femme Malou qui “a à jamais fauché son énergie” (DEu 510); il a été blessé plus tard par sa séparation d’avec Vanessa qui le rendait si malheureux qu’il en a arrêté ses efforts d’écriture (DEu 63); lorsque Marion est partie, il a ressenti l’impuissance à écrire: “la source ne prenait jamais et les mots couraient à vide dans des phrases creuses” (DEu 276). L’écrivain Berger était en mal d’inspiration après que sa femme l’eut quitté (cf. FDP 108). Chayral, abandonné par sa femme Claude, n’écrivait plus (cf. MS). Le poète André Vervier était incapable d’écrire après la mort de sa femme (cf. Ch 277). Le “Je” des Enfants du parc, séparé de sa femme Marie-Paule, est tombé très vite dans un état mélancolique (cf. EP 47). Le narrateur de Salue pour moi le monde pensait toujours à sa femme Marie-Thérèse qui l’avait quitté. Dans Aria di Roma, lorsque Norma ne rejoignait pas le héros la nuit, celui-ci se réveillait plus las, sans vrai désir de se mettre au travail (cf. ADR 161), et le départ de Laurence pour Paris l’a rendu de nouveau inactif: “son élan coupé net, son désir estompé, son énergie disparue” (ADR 431). Richard Muller est redevenu un homme sans qualité après la mort de Cordelia (cf. CA 330), car la perte de cette jeune fille était comme “une moitié de sa vie qu’on lui a arrachée, puisqu’il venait tout juste d’apprendre à vivre par elle” (CA 292). Le départ de Meilin rendait également Guillaume très “triste” (Ch 657) et il en est de même pour Jacques lorsque Meifang l’a quitté. Quant au narrateur de La nuit de Ferrare, depuis que Hélène l’a quitté, “[son] pas est devenu tel qu’il est aujourd’hui, nonchalant et trop appliqué, paresseux, [son] esprit plus souvent vide que réellement rêveur” (NDF 82) …

Il est clair que le départ et la perte de la femme ont provoqué chez les personnages une sorte de manque et de vide. Sans femme, l’homme est donc condamné à l’impuissance et à l’inaction. La présence de la femme donne à l’être masculin l’énergie, le désir et le sens de la vie. L’absence de la femme ôte à la vie son sens. Selon l’auteur, le sens de la vie humaine est de pouvoir créer. Il n’y a que la création qui puisse assurer la pérennité de l’homme. Pour cela, l’homme cherche auprès de la femme tout ce dont il manque. La femme devient ainsi la donneuse, et l’homme est celui qui reçoit. Chez P.-J. Remy, la générosité de la femme peut aller jusqu’au sacrifice de sa propre vie. Rappelons-nous les cas suivants:

Claire “prêtait toutes les qualités” à Rissner qui “n’était qu’irrésolu, faible, lâche et somme toute parfaitement médiocre” (PCCA 113). Ava se sentait fatiguée et se voyait affaiblie après avoir stimulé ses amis: musicien, poète, romancier, metteur en scène, homme d’affaires, etc. (cf. A). Violante qui était intelligente et lucide, a été victime d’un attentat après avoir beaucoup aidé Xavier dans l’enquête sur son père disparu (cf. VUH). Cordelia a été assassinée après avoir apporté à Richard tout ce qu’il n’avait pas (cf. CA 330) …

Effectivement, “les ‘Donneurs’ 38 […] s’affaiblissent peu à peu, tandis que les autres connaissent une seconde jeunesse, une nouvelle vie” (A 108). Ce qui compte pour notre romancier et ses héros, c’est évidemment cette seconde jeunesse et cette nouvelle vie. C’est pourquoi P.-J. Remy a toujours donné à ses personnages féminins le pouvoir magique d’octroyer la jeunesse, de transfigurer le bonheur, de consoler la douleur et de faire revivre l’homme. La jeunesse féminine est vraiment vitale pour les personnages masculins. La reviviscence est d’ailleurs reconnue par les héros eux-mêmes:

Le vieil écrivain Chayral dit à la jeune fille Véra: “Ce que j’aime en toi, c’est cette jeunesse” (MS 18); le narrateur de Rêver la vie pense que c’est la jeunesse de Carine qui a secoué en lui la poussière (cf. RV 70); Simon trouve qu’il n’y a qu’avec Clawdia qu’il ne se sente pas trop vieilli (Ch 63); pour Richard Muller, “le don que Cordelia lui a apporté est tout simplement celui de la jeunesse” (CA 210); le narrateur-député de Qui trop embrasse affirme: “J’aime les femmes et j’ai toujours désiré des femmes plus jeunes que moi.” (QTE 167); Antonella, symbole de “la jeunesse, la gaieté, la joie de vivre” (O-E1 158), sent “si forte, si pleine, cette jeunesse qui bouillonne en elle”, et qu’elle “communique” et “inocule” au professeur Charley “comme un vaccin l’amertume, la fatigue, la lassitude …” (O-E1 176), et cette jeunesse, à elle seule, donne “le goût de vivre, de voir, de mordre à belle dents dans les choses, dans la beauté” (ibid.); la jeune chanteuse d’Un Voyage d’hiver sait transfigurer le bonheur de son amant (VH 29); de même qu’Anna a su “éveiller Carl d’une sorte de torpeur vide, le tirer de cette morne débauche”, Clara va “l’arracher à la mélancolie sans fond” (P 180); stimulé par Norma, le narrateur-peintre d’Aria di Roma retrouve miraculeusement le goût du travail et une seconde jeunesse, “toutes les fatigues que l’âge [a] accumulées sur [lui] paraiss[ent] s’être évanouies” (ADR 166), et lorsqu’il est aux côtés de Laurence, il sent monter en lui “un nouveau désir” qui lui laisse “deviner le bonheur” qu’il ressentait jadis, mais “cent fois multiplié à présent” (ADR 386) …

Ces exemples que nous avons cités sont suffisants pour démontrer l’importance de la jeunesse féminine dans la vie des personnages masculins. A l’image du romancier, ses personnages rendent tous hommage à la jeunesse. Néanmoins dans l’oeuvre, les femmes ne sont pas toujours jeunes ou éternelles. Nous remarquons qu’il y a deux catégories de femmes: l’une reste toujours jeune et l’autre connaît la fatigue et la vieillesse.

Nous citons bien entendu les belles et jeunes Pandore et Hélène qui sont éternelles, les femmes de la ville N épargnées elles aussi par le vieillissement. Ce que les deux protagonistes de Comédies italiennes, aiment et adorent chez Antonia, c’est certainement sa jeunesse. Depuis dix ans qu’ils la connaissent, ils n’ont jamais “surpris une seule ride, un pli, une trace même, empâter son visage” (CI 47). Gérard de Désir d’Europe n’aime Marion que jeune et lumineuse. Lorsque celle-ci, devenue une longue femme maigre, aux cheveux poivre et sel, boit et fume comme une inconnue, il ne l’aime plus (cf. DEu 370 et 560). Simon de Chine, séparé de Clawdia qui devient une veille femme, garde seulement le souvenir d’une Clawdia jeune et belle (cf. Ch). La riche et vieille Antonia d’Aria di Roma n’inspire plus de désir au peintre.

Par leur présence et leur jeunesse, les femmes de P.-J. Remy offrent constamment aux personnages masculins un salut, une rédemption. Nous remarquons que le renouvellement d’énergie, la transformation et la renaissance de l’homme se font notamment par le corps féminin. Comment ce dernier se présente-t-il dans l’oeuvre? Quel est ce jeu de corps?

Notes
36.

Ruth Reichelberg, Etude sur le thème de l’exil d’Israël dans le théâtre et l’oeuvre exégétique de Claudel, A. G. Nizet, 1976, p.46.

37.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.435.

38.

Référence renvoyée à La Fontaine Sacrée de Henry James.