1.2. Le Corps féminin

Chez P.- J. Remy, le plaisir d’amour est systématiquement associé à celui d’écrire, “l’acte d’écrire” à “celui d’aimer”, “la page blanche” au “corps d’une femme” (AES 9) et la “nuit de plaisir” à celle de “travail” (ibid. 155). Le rapport entre le corps féminin et l’écriture est ainsi mis en jeu par notre romancier. Pourquoi insiste-t-il tant sur le corps féminin? Que signifie son jeu de plaisir? Ecoutons d’abord un extrait de dialogue:

‘- “Crois-tu que tu puisses réellement trouver l’inspiration dans le corps d’une femme?”
- “Mais le corps d’une femme […], c’est un voyage, une pérégrination, une découverte.” (RV 205)’

Bien révélateur est cet extrait de dialogue entre un écrivain en mal d’inspiration et un amant qui fuit à la recherche de la femme aimée. Nous y trouvons le sens et la raison de jouer “avec des corps de femmes” 39 . A travers ces corps, notre romancier se livre en fait à des aventures d’écriture. Sur ces corps s’inscrivent non seulement un désir masculin, mais aussi une idéologie et un style. La représentation du corps féminin dans l’oeuvre constitue, au plan thématique, idéologique autant que narratif, une présence nécessaire et un besoin absolu. Avec le récit ou le tableau 40 , c’est tout l’espace du sens et de l’existence de l’homme qui se réorganise autour du corps féminin. Il y a ainsi une relation étroite entre le corps sensuel et la création littéraire. Chez P.-J. Remy, la sexualité liée au corps vise en réalité une fusion destinée à donner un fruit littéraire. Les mots sortent du corps, et l’écriture qui recherche un rapport avec le corps aboutit à une représentation. De ce fait, l’écriture devient une force verbale qui se forme. Créer une oeuvre, c’est également la prendre en charge dans son propre corps. Si le corps féminin est présenté dans l’oeuvre comme une source d’images, une abondance de mots, une mère nourricière, l’écriture de P.-J. Remy l’absorbe sans cesse. Ainsi, il existe une connivence fondamentale qui s’établit parfaitement entre la femme et l’écriture.

En effet, le corps féminin qui suscite constamment le désir masculin (cf. Ch 169), donne toujours au romancier et à ses personnages l’envie d’écrire (Ch 181). Chez eux, le désir peut produire immédiatement des mots ou un texte. La création se réalise ainsi grâce à des impulsions d’énergie. Souvenons-nous des exemples suivants:

L’écrivain Chessman trouve que “toute écriture aurait été le corps de Clawdia” et qu’il mêle “l’acte d’amour à celui d’écrire” (Ch 709). Pour le personnage de Serge, “toute femme est objet de désir et désir d’écrire” (Ch 200). Devant le corps de la jeune fille Nanh, le héros Pallas éprouve “le besoin irrépressible d’écrire” (MSPSHS 409). Gérard avoue que, lorsque Vanessa lui prodigue chaque fois des caresses plus subtiles, il en éprouve de fulgurants plaisirs et que le lendemain matin, il écrit avec fièvre (cf. DEu 62). L’écrivain Chayral rêve bien:

‘“à la source même de toute écriture aurait été le corps de Corinne. Qu’en elle, [il aurait] trouvé ce sens oblique des mots qui [lui] a toujours échappé” (MS 76); et “l’écriture ne peut naître que du désir” (MS 144).’

Ces exemples nous expliquent clairement l’importance du corps féminin dans l’écriture et la création romanesques. A défaut de ce corps, l’homme devient impuissant à créer, et son existence se voit menacée ou tombe dans une situation critique.

En réalité, pour la plupart des héros de P.-J. Remy, le corps féminin ne représente pas vraiment le bonheur, l’amour, le plaisir physique, mais plutôt l’éveil de l’esprit et le rajeunissement. De l’extérieur ou de l’apparence du corps, le romancier nous dirige peu à peu vers l’intérieur et la profondeur de l’âme humaine, vers le besoin éperdu de l’homme: la fameuse renaissance ou le rajeunissement vital.

L’écrivain Chayral entend “la voix de la jeune fille nue qui tente, malgré tout, de faire renaître en lui ce qui est mort, pourri depuis tant d’années” (MS 46). Dans Salue pour moi le monde, le vieil écrivain qui se sent physiquement et littéralement impuissant (cf. SPMM 155) ment à la jeune fille Claire en lui disant qu’il l’aime (SPMM 150), en revanche, il n’a besoin que de son corps et de sa jeunesse pour retrouver la force d’écrire. Pour le narrateur-peintre d’Aria di Roma, Rome étendue devant lui est comme le corps de Norma. C’est justement par cette alliance du corps féminin avec la ville que ce héros souhaite réaliser son chef-d’oeuvre (cf. ADR 153). Il ne trouve en fait dans le corps de Norma et celui de Diane qu’“une manière d’apaisement” (ADR 276) destinée à sa création. Car ni de l’une ni de l’autre, il n’est réellement amoureux (cf. ADR 174 et 269). Le corps de Norma ressemble à celui d’une figure de “bronze froid” (ADR 151), comme “une morte” (ADR 174), et celui de Diane est également froid, comme une statue (cf. ADR 195). Effectivement, un corps froid ne peut pas donner d’énergie à l’homme. C’est pourquoi avec ces deux femmes le héros n’obtient pas de nouvelle inspiration.

Normalement, le corps féminin est porteur d’écriture, source d’inspiration, oeuvre d’imagination et de création. A travers la métaphore et le jeu du corps féminin, notre romancier a l’intention d’inventer des images et des formes d’écriture, tout comme il l’a indiqué lui-même dans Ava, “une vaste métaphore où les mots et les amours confondus trouveront dans le corps d’Ava […] une forme de chair” (A 18).

Cette forme métamorphosée, issue du corps féminin est en effet une tentative de création romanesque qui rassemble tous les genres: musique, peinture, sculpture, théâtre, roman, poésie … Le corps d’Ava devient en quelque sorte un centre convergent, où la source abondante nourrit sans cesse l’imagination de tous les hommes qui se trouvent auprès d’elle. Notre romancier montre bien que toutes les créations, que ce soit l’art ou la littérature, ont besoin d’un tel corps primordial. Citons encore quelques jeux de corps:

Dans Comédies italiennes, de la nudité du corps d’Antonia à celle des visages et des âmes des personnages, nous trouvons finalement que “tous les masques tour à tour [tombent]” (CI 411) et que “les mots reviennent dans leur absolue nudité” (CI 429). Dans ce récit, l’écrivain nous présente, sous forme épistolaire, un jeu de comédie, tout en soulignant le triomphe des mots qui passe par un corps féminin imaginé. Nous découvrons à la fin du récit cette vérité: il n’y a plus d’Antonia, mais seulement les écrits imaginés. Nous avons donc un texte né du corps féminin.

Dans Le Dernier été, la nudité de Laurence qui se baigne dans l’eau de source évoque pour le narrateur un autre monde qui est “celui des fées, des magiciennes et des sirènes” (DE 138), alors qu’ils sont encore en guerre. Le corps de cette jeune fille amène magiquement l’amoureux dans un monde sans violence ni cruauté ni guerre. Par le biais de ce corps féminin, le romancier révèle l’aspiration de son héros à la paix et au bonheur. Il prévoit en même temps que ce héros ne les obtiendra pas, puisque c’est un monde rêvé, et qu’il ne sera jamais en paix à cause de son acte de trahison absurde. La guerre étant déclenchée par des hommes, l’absurdité humaine devient intolérable et coupable. Le héros perd finalement le corps de Laurence, et son bonheur s’enfuit.

Dans Le Rose et le Blanc, Giusta est vouée à s’évanouir lorsque François touche son corps. Le destin de cet homme est ainsi condamné: il ne pourra jamais posséder ce corps, et il finira par devenir un traître. Quant à l’héroïne, étroitement liée à la cause utopique, elle représente parfaitement une créature de l’imaginaire.

Dans Les Enfants du parc, le narrateur trouve que le corps de Florence est semblable à l’image qu’il en a taillée ou à l’image qu’il a peinte dans ses rêves (cf. EP 23). Le corps féminin devient ici une image idéale, une image créative que l’homme cherche éperdument, et sur laquelle il travaille laborieusement.

De tels exemples sont très nombreux. Chez P.-J. Remy, le corps féminin est constamment présenté comme jeu d’images, de formes et de création artistique ou littéraire. Ainsi la femme est matière par son corps, et l’homme devient créateur par l’intermédiaire de la femme et découvre son être et son impuissance personnels.

“Beauté maintenant absolue de ce corps d’enfant-femme.” (SPMM 100) Notre romancier insiste également sur les corps de très jeunes filles. Pour quelle raison? Le jeune corps féminin stimule probablement mieux la sensibilité profonde et la sensualité intense du personnage. Pour ce dernier, le corps d’enfant-femme est bien “significatif ” (RV 11): c’est la jeunesse épanouie, la naissance de l’énergie, la source pure d’écriture. Il est donc chargé de transporter le personnage “dans un bonheur immense” (CA 95) et d’amener en lui “un changement” (ibid.). Le corps de jeune fille s’oppose évidemment à celui de l’homme âgé.

Pour l’écrivain et ses personnages, la jeune femme est la jeunesse, la perpétuelle fontaine de jouvence. Par le biais du jeune corps féminin, l’écrivain met également l’accent sur le rapport de l’homme avec le temps. Il nous révèle sans cesse l’angoisse et la crainte du personnage vieillissant, son regret de la jeunesse perdue et son aspiration au rajeunissement.

P.-J. Remy nous présente dans presque tous ses romans l’alliance de deux amants, dont l’écart d’âge est important. Dans la plupart des cas, le couple est composé d’un homme âgé et d’une très jeune fille. Par exemple, nous voyons dans Rêver la vie un narrateur de soixante-et-un ans avec une jeune fille, Solange, de dix-neuf ans; dans Salue pour moi le monde, le vieil écrivain avec la jeune Claire; dans Aria di Roma, le peintre âgé avec Laurence … A travers ces couples aux âges très différents, nous remarquons à la fois l’hommage de notre romancier à la jeunesse ainsi que ses propres angoisses, sa crainte de vieillir. Voici un extrait de ses propos concernant ce sujet:

‘“Et c’est peut-être une sorte de représentation de ma crainte, de ma peur, de me trouver un jour un vieil homme, seul. Alors dans tous mes livres il y a effectivement un homme âgé avec une jeune femme. […] C’est une façon de rendre hommage à la jeunesse et de souligner la peur que je peux avoir quelquefois devant mon âge.” 41

De ce fait, l’homme âgé tente éperdument de retrouver la jeunesse et l’énergie perdues auprès du jeune corps féminin. Evidemment, le rajeunissement et la recharge énergique signifient chez l’auteur le prolongement de la vie créative qui est le vrai sens de l’existence de ses personnages et de la sienne. C’est pourquoi, tout comme lui, ses personnages attachent particulièrement de l’importance au corps féminin. Louis Aragon a bien dit: “L’avenir de l’homme est la femme.” 42 Pour P.-J. Remy, sans femme, l’homme n’a pas d’avenir, et ses personnages ne peuvent pas survivre.

Le narrateur de Qui trop embrasse considère le corps de la jeune Henriette comme “une sorte de bénédiction” (QTE 200). Le protagoniste de L’Autre éducation sentimentale remarque que “le tragique de l’érotisme, c’est la désespérance d’un univers où Dieu se refuse à qui l’appelle.” (AES 326) Nous aurions donc une bénédiction et une rédemption offertes par le corps féminin? Quel blasphème! “Quel imbécile a osé dire, pire encore, écrire cela?” (MSPSHS 281)

Effectivement, tous les personnages de P.-J. Remy ont besoin d’un corps féminin pour se consoler et assurer leur salut. La rédemption se fait toujours par la femme et non par Dieu. Aucun personnage ne se réfugie dans la religion. Dieu ne joue pas un rôle primordial dans la vie des personnages de P.-J. Remy. C’est pourquoi ceux-ci cherchent tous leur salut avec l’aide de la femme.

Le fameux personnage Don Juan, le plus célèbre séducteur, libertin et blasphémateur, qui préfère la femme à la religion lance sans arrêt un défi à Dieu (cf. DJ). En fait, Don Juan est particulièrement épris du corps féminin. Il ne cherche pas vraiment à se faire aimer, mais éperdument à séduire, à désirer et à posséder. Notre romancier montre à la fois le pouvoir de fascination exercé par Don Juan et le corps féminin tant désiré par ce libertin mythique. Le désir devient en quelque sorte un mouvement perpétuel qui recommence toujours ce qui est déjà commencé, et qui pourtant l’exige encore plus nouveau. C’est pourquoi le désir pousse Don Juan à fuir constamment en avant. L’homme n’éprouve-t-il jamais la satisfaction? Faut-il toujours recommencer et reconquérir?

Dans l’oeuvre, l’écriture passe ainsi par le corps féminin, point de jonction où le désir rencontre l’écriture. En fait le corps et les mots ne font qu’un: poème, texte ou livre. Notre romancier explore bien le désir d’écrire et de déplacer la jouissance dans les signes et les mots pour la transposer finalement en oeuvre artistique ou littéraire. Chez lui, le corps féminin est toujours à l’origine de l’écriture, un corps qui permet la création littéraire.

Notes
39.

P.-J. Remy, Bastille: rêver un opéra, Plon, coll. “Carnets”, 1989, p. 32.

40.

Par exemple, le tableau de Pandora nue.

41.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 11 janvier 96, p.441-442.

42.

Louis Aragon, Le Fou d’Elsa, Gallimard, 1963, p.166.