1.3. Le Rôle de la prostituée

De nombreux personnages, surtout des personnages-écrivains, ont des relations avec des prostituées. Ils fréquentent les lieux de prostitution, ils se lient avec les prostituées, ils en ramassent même dans la rue. Quel est leur lien avec la prostituée? Que signifient leurs comportements? Pourquoi notre romancier reprend-il ce vieux thème de la prostituée?

Depuis Goncourt, Huysmans, Maupassant, la prostituée est toujours en littérature une figure ambiguë: fascinante et érotique. Elle sert souvent de témoin à une société qui la rejette. Elle devient la victime là où le mal et la déchéance humaine sont toujours présents. La prostituée représente aussi un certain mythe de la femme et de la sexualité. En tout cas, elle est considérée comme un ornement de la vie masculine. Elle n’existe pas pour elle-même, mais pour être une compagne de l’homme.

Chez Malraux, l’érotisme, dans La Voie royale, est une quête constante. Reposant sur une imagination délirante, il sépare les êtres en les faisant déboucher sur la solitude morale la plus profonde et sur l’absurdité humaine. Or, ce qui intéresse P.-J. Remy dans la reprise d’un tel thème, ce n’est probablement pas de montrer le reflet de la société dans la prostitution, ni de mener une quête de femmes, mais plutôt de souligner que l’homme, angoissé, impuissant ou affaibli, cherche la survie auprès de la femme et qu’une prostituée, en tant que femme, peut également être source d’inspiration, de consolation et de médiation.

Dans la littérature, le bordel est souvent considéré comme un havre de paix, de jeunesse, de grâce et de repos, comme François Villon l’a décrit dans la “Ballade de la grosse Margot”, et comme le représentait la maison turque que Frédéric Moreau a visitée. La prostituée et le bordel ont toujours un lien particulier avec des personnages. Ce lien permet en fait la création. Comme Villon et Flaubert, P.-J. Remy tente de montrer comment l’écriture naît du désir. De ce fait, la femme devient à la fois un objet de désir et une muse inspiratrice.

Selon le personnage Chessman, par exemple, le bordel est sans aucun doute un lieu de survie: “c’est peut-être ça qui l’a sauvé.” (Ch 486) La jeune prostituée Jeanne est pour lui “la dernière de [ses] égéries” (Ch 314). Il la valorise même comme “muse” (ibid.). Ainsi, nous remarquons dans l’oeuvre de P.-J. Remy un renversement de situation: le bordel n’est plus méprisable, il devient un lieu de rajeunissement ; la prostituée ne se trouve plus au bas-fond de la société, elle est source d’inspiration et de création. C’est pourquoi la poétisation de la jeune prostituée peut susciter miraculeusement chez notre personnage la force d’écrire: “Chessman, soudain inspiré, s’est mis à écrire, écrire éperdument” (Ch 311). La prostituée qui fait partie du genre féminin est donc capable d’éveiller l’homme. L’auteur lui attribue un rôle bien significatif. Dans son univers, la sexualité devient en quelque sorte une force nécessaire à l’oeuvre, et une énergie indispensable à la vie. De nombreux exemples peuvent le démontrer davantage.

Dans Chine, lorsque le personnage Young est avec la jeune prostituée chinoise, il se sent devenu un homme neuf (Ch 530). Dans Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de ce siècle, le héros Pallas auprès d’une prostituée trouve facilement

‘“les mots qui lui viennent sur les lèvres: il les dit, à mi-voix, en même temps qu’il les transcrit sur le papier. Ce sont les mots qu’il a cherchés, la vérité qu’il voulait dire.” (MSPSHS 550) ’

Dans Des Châteaux en Allemagne, le peintre qui se réfugie dans une maison close trouve non seulement la sécurité mais aussi l’inspiration de sa peinture (cf. CEA 247). Dans Une Mort sale, c’est justement dans un bordel de Hong Kong que M. Liu et Chayral jouent au go avant leur mort. L’écrivain Chayral y éprouve une immense tendresse pour la jeune prostituée Nanh qu’il considère comme “le seul espoir possible” (MS 186), et le bordel devient son dernier séjour. Dans Le Rose et le Blanc, le vieil écrivain Saint-Aymard qui n’écrivait plus (cf. RB 353) réussit à écrire (RB 354) après sa visite à la prostituée Louason, à qui il dit: “Avec toi, j’aurais pu revivre: j’apprendrai à mourir un peu moins tristement” (ibid.). Daniel Sallevon qui découvre lui aussi que cette prostituée est “une femme remarquable” (RB 446), s’installe également chez elle pour écrire (cf. RB 468). Dans La Figure dans la pierre, le vieil écrivain Berger essaye parfois de trouver un sujet de roman dans un bordel (FDP 225). Dans Désir d’Europe, l’écrivain Chayral cherche l’inspiration en rencontrant chaque soir “des filles et des putes” (DEu 446), alors que le diplomate Gérard cherche une consolation auprès des filles ramassées n’importe où qui l’aident à oublier le reste (cf. DEu 412) et à écrire à son tour (DEu 448). Le héros Rissner de De la Photographie considérée comme un assassinat passe la nuit avec la prostituée Miss Slin (PCCA 101), parce qu’il est en mal d’inspiration (PCCA 21).

Ces exemples nous montrent pourquoi dans l’oeuvre il y a tant de fréquentations de lieux de prostitution, tant de rencontres avec des prostituées, et pourquoi les personnages ont besoin de ces femmes pour écrire. D’ailleurs P.-J. Remy l’a déjà indiqué par la voix d’un romancier:

‘“Bordel superbe où chaque porte est encore Catherine: je fouaille à pleines mains, à pleine gueule son corps, et le roman-orgasmique en jaillit. J’ai dit un jour que l’écriture naissait du corps d’une femme et j’ai bien failli y croire.” (SJR 126)’

En réalité, ce sur quoi notre romancier insiste, c’est sur l’alliance du plaisir avec l’écriture. Selon lui, la création passe toujours par le corps féminin, qui est pour l’écrivain et ses personnages la source du rajeunissement, de toute fiction et de toute création.

Pourtant nous nous demandons pourquoi chez P.-J. Remy une prostituée peut devenir idole ou égérie pour le héros. La confession faite par le vieil écrivain Julian d’Un Cimetière rouge en Nouvelle- Angleterre pourrait peut-être nous donner une réponse:

‘“Je suis convaincu que c’est parce qu’à vingt ans j’ai rencontré cette force, cette vie, cette soif d’idéal et de pureté qui vibraient si fort en Millie, que je suis devenu, jour après jour, année après année - et bien après la mort de Millie! - l’écrivain que je tente encore d’être aujourd’hui,” et “la pureté, l’innocence, la transparence de Millie Turner ont nourri ma vie. C’est l’intransigeance même de cette clarté qui a été la plus précise de ces forces, de ces présences que je sens toujours autour de moi lorsque je commence à écrire, lorsque j’étais, lorsque j’achève un livre.” (CRNA 222 et 273)’

Pour ce personnage-écrivain, son idole, qui de son vivant était une prostituée, devient toute son existence: la vie et la création littéraire. Même après sa mort, cette femme continue à exercer une fascination, son pouvoir de transformer l’homme. Chez P.-J. Remy, la prostituée auprès de l’homme impuissant, en mal d’inspiration ou désespéré représente systématiquement une consolatrice, une égérie ou une muse.

Nous remarquons également que dans plusieurs romans la femme aimée est souvent une ex-prostituée et qu’elle joue un rôle très important vis-à-vis de l’homme amoureux. Citons quelques-unes d’entre elles:

Millie qui donne à l’écrivain Julian la pureté, la force et la vie (cf. CRNA); Ava qui est considérée comme une femme idéale pour tous les hommes: musicien, compositeur, poète, metteur en scène, homme d’affaires (cf. A); Clawdia qui se présente successivement à l’écrivain Chessman, au diplomate Otrick et à l’homme de lettres Simon comme une consolatrice et une muse (cf. SPE); Millier qui est l’égérie de l’écrivain Berger (cf. FDP); Giusta qui, passionnément aimée à la fois par François, le marquis des Rouqueyres et Xavier, nourrit l’espoir du groupe des “Compagnons” (cf. RB) … Il y en a encore beaucoup, et la liste en serait interminable.

De ces exemples, nous pouvons tirer une constatation: toutes ces femmes aimées ou ces ex-prostituées, jeunes et belles, exercent leur charme sur les héros en leur donnant leur corps. Nous retrouvons donc une fois de plus l’importance du corps féminin. Celui-ci est toujours chargé de féconder une oeuvre, de faire cristalliser le travail de création.

P.-J. Remy insiste constamment sur le rôle privilégié que ces femmes tiennent dans la vie masculine. Le destin du héros est influencé par la femme aimée ou le corps féminin. L’attachement de l’homme à la femme est nécessaire, vital. Dès que l’homme se sépare de la femme, son destin change. Rappelons-nous les trois exemples suivants:

Chessman a fait sortir d’une maison close la jeune et belle Clawdia, et grâce à elle, il a obtenu des succès littéraires. Une fois que Clawdia l’a quitté pour vivre avec le diplomate Otrick, Chessman a perdu sa vitalité. Il est devenu impuissant, incapable de terminer le fameux livre qu’il a tant imaginé (cf. SPE). Dès que Clawdia a établi des relations amoureuses et sexuelles avec Simon, la situation s’est dégradée chez Otrick. Celui-ci finit par se suicider. Lorsque Clawdia qui ne possédait plus la jeunesse s’est séparée de Simon, celui-ci n’a pas pu rester en Chine (cf. SPE et Ch).

François qui n’a pas obtenu l’amour de Giusta, dont le corps était très fragile, a finalement trahi le groupe. Tant que Giusta a donné son affection à Xavier, celui-ci a connu un grand changement: plus gai dans la vie, plus fidèle à la cause des “Compagnons”. La mort de Giusta tuée auprès de Xavier symbolise la défaite du groupe et l’échec de cette société idéale et utopique. Pour celle-ci, Giusta et Xavier ont tous les deux sacrifié leur vie malgré leurs positions sociales différentes: Xavier était issu d’une famille d’aristocrates tandis que Giusta et sa mère ont connu la prostitution (cf. RB).

Ava était traitée à la fois comme une femme publique et une femme idéale. Son corps appartenant à tout le monde, les hommes voulaient tous la garder et la posséder dans l’intention de lier l’acte de plaisir à celui de création. Sans elle, le musicien, le compositeur, le poète, le metteur en scène, voire l’homme d’affaires sont tous devenus angoissés et improductifs (cf. A).

Ainsi, sans justifier le consensus universel de rigueur face à la prostitution, nous remarquons que la hiérarchie des valeurs socialement reconnues est niée dans l’oeuvre. Même une prostituée peut avoir un “visage d’Ange” (VH 195). Si les personnages féminins sont admirables ou méprisables, positifs ou négatifs, ce n’est pas à cause de leur origine ou de leur milieu. Pour P.-J. Remy, il n’y a pas de problème de positions sociales: la hiérarchie est sans importance. Chez lui, une femme socialement médiocre est capable de faire réaliser des choses merveilleuses. Que ce soit une clocharde qui ramasse des feuilles mortes, une chanteuse qui ne chante plus ou une simple prostituée, elles possèdent toutes leur personnalité complexe et énigmatique, leur pureté de sentiments et leur capacité d’éveiller l’homme. Ce qui compte pour notre romancier, c’est l’image totale de la femme, c’est bien la femme qui aide l’homme à vivre, et qui lui permet la création.