2.1. La Femme inspiratrice

Très nombreuses sont les femmes qui jouent le rôle d’inspiratrices auprès des personnages masculins, notamment des écrivains et des artistes. Grâce à ces femmes, dont les traits sont inhérents à la féminité, l’écrivain et l’artiste en mal d’inspiration retrouvent l’énergie et arrivent à réaliser leur création. Ce sont les femmes qui fournissent à l’écrivain “la source de toutes [ses] inspirations” (FDP 143), et pour l’artiste, ce sont également les femmes qui “aiguisent [son] inspiration” (CEA 65). Nous rencontrons constamment cette association des thèmes de la femme et de la création, association particulièrement mise en évidence et extrêmement importante pour l’auteur comme pour ses personnages.

Les femmes inspiratrices de P.-J. Remy pourraient être classées en deux catégories: femme-mythe et femme-égérie. Dans la plupart des cas, ces femmes sont toutes jeunes, belles, charmantes et fascinantes. Parlons d’abord de la femme-mythe. Dans l’oeuvre, il y a trois figures féminines de ce genre qui retiennent notre attention: Ava, Pandora et Hélène. Elles incarnent parfaitement la beauté, la sensualité et l’éternité.

Ava possède, en plus de ses propres qualités, celles de toutes les femmes qu’elle est censée représenter, elle est la femme idéale pour les hommes de théâtre, d’opéra, de musique, de poésie, de roman … Elle devient leur lumière en leur apportant l’inspiration et l’espoir. Pandora, “personnage mythique qui représente toutes les femmes” (P185), est une figure très désirée. Elle incarne, dans Pandora, la tentation de réaliser une pièce musicale sur scène et l’ambition de conquérir la musique qu’elle symbolise. Hélène se présente comme la beauté suprême. Elle est tant désirée qu’elle devient en quelque sorte la “poésie” (RH 86).

A travers ces trois femmes symboliques, on découvre que chez P.-J. Remy, la femme idéale est souvent mythique, et que l’image de la femme aux multiples facettes n’apparaît que dans un mythe fragmentaire. On pourrait dire également que c’est le mythe qui permet la fascination féminine, et que grâce au mythe demeure l’éternité féminine. De ce fait, reparler de mythe, c’est continuer à écrire. La femme mythique devient une source d’inspiration intarissable.

Par le biais de ces figures mythiques, l’auteur donne leur unité à divers thèmes romanesques. L’image féminine se cristallise souvent en une seule femme choisie par lui. C’est par Ava ou Pandora ou Hélène que tout s’accomplit. Chacune d’elles permet aux hommes d’agir. Autour d’elles se lient les êtres, l’espace et le temps, ainsi que la création. Dans l’oeuvre, la femme mythique incarne effectivement l’inspiratrice pour tout genre d’art: musique, théâtre, peinture, sculpture, littérature, etc. Elle devient une image multipliée: multiplication des rôles joués par la femme dans l’existence de l’homme, multiplication des créations dues à l’inspiration féminine.

En ce qui concerne les femmes-égéries, elles sont nombreuses. Giusta, héroïne du Rose et le Blanc, possède toutes les qualités des femmes. Elle est étroitement liée à la cause des “Compagnons”, auxquels elle apporte l’aspiration de fonder une société idéale, dont elle-même devient le symbole parfait. L’auteur nous donne un bel exemple d’idéalisation, par une femme hors du commun, de l’aspiration et du bonheur des hommes.

Rappelons-nous les deux jeunes filles Claudia et Millie: l’une se trouve dans La Figure dans la pierre et l’autre dans Un Cimetière rouge en Nouvelle-Angleterre. Elles sont toutes deux considérées comme muses et égéries par Berger et Julian, deux héros-écrivains qui ont besoin d’elles pour écrire. Ces femmes les inspirent et stimulent sans cesse leur imagination et leur travail.

Le cas de Marion, héroïne de Désir d’Europe, est également significatif. Elle est une idole, une inspiratrice idéale pour son frère Cyril. Elle présente pour lui une telle importance que son portrait est le sujet unique des tableaux qu’il réalise. Après le mariage de Marion, la vie de ce frère-peintre s’achemine vers la déchéance. La perte de Marion le rend de plus en plus angoissé, car cette perte signifie aussi celle de son énergie et de sa force. C’est effectivement une question de vie ou de mort. Le frère choisira finalement la mort, la vie sans idole ni inspiratrice est une vie dépourvue de création, donc une vie fade, morte.

Chez P.-J. Remy, même une clocharde peut devenir l’inspiratrice de l’écrivain. Comme le héros de La Vie d’Arian Putney, poète, nous sommes fortement imprégnés de l’image de la clocharde qui ramasse des feuilles mortes. Cette clocharde est en fait une figure plurielle: prostituée, amante, poétesse, muse. Vivante, elle semble irréelle; morte, elle continue à vivre. Toute la tendresse du monde et toute la misère des femmes se reflètent sur son visage. Cette clocharde est-elle réellement la maîtresse du poète? Peu importe. Ce qui est essentiel pour l’écrivain et son héros, c’est qu’elle soit source d’inspiration.

Pour P.-J. Remy, la femme est non seulement une inspiratrice, mais aussi un élément de l’oeuvre. Ce qui est affirmé par un de ses héros, “toujours ces visages de femmes que je croise et qui reviennent ensuite, de livre en livre, hanter ma vie …” (SPMM 112). Ainsi, de nombreuses figures féminines existent comme personnages de roman. Le lecteur peut assister à leur processus de création. Par exemple:

Dans Rêver la vie, le narrateur ne voit en Mona qu’un personnage de roman dont il voulait créer l’existence (cf. RV 193). Dans De la Photographie considérée comme un assassinat, le héros Rissner trouve également en Claire “un personnage de roman tout à fait convenable”, les pérégrinations en sa compagnie permettent de “constituer la trame idéale d’un roman” (PCCA 153). Dans Pandora, Carl affirme: “Pandora, au fond, est un personnage mythique, qui représente toutes les femmes.” (P 185) Dans Ava, le narrateur parle lui-même de l’invention de cette femme idéale: “je l’ai inventée comme on invente une formule magique, une écriture nouvelle” (A 263).

Pourquoi l’auteur fait-il remarquer l’invention de ces femmes par ses héros? Tente-t-il d’insister sur le travail de création liée à la femme ou sur l’incarnation de la femme dans la littérature? D’après P.-J. Remy, le roman peut explorer tout genre de figures féminines: idéale, inspiratrice, créatrice, diabolique, ou mythique. C’est pourquoi, comme lui, ses héros cherchent tous à inventer ou à créer la figure féminine qui les inspire et qu’ils désirent. L’auteur renforce donc le lien entre l’inspiration et la création puisque la femme fait aussi partie du livre, et que l’inspiratrice représente la source de l’écriture, la figure à décrire et l’oeuvre à naître. Le personnage-écrivain Etienne attend ainsi:

‘“la rencontre fulgurante avec cette femme unique, désirée, cherchée et aimée à la folie […] il attend l’image qu’il engendrera et le livre, unique lui aussi, désespérément attendu, qui ne pourra qu’en naître.” (CRNA 28)’

C’est la raison pour laquelle Ava devient une héroïne déterminante puisqu’on lui a dit: “Tu sais qu’en toi nous trouvions la clef de voûte, la pierre angulaire de tout l’édifice que chacun de nous, laborieusement, inlassablement, nous tentions d’édifier?” (A 104) Le poète fasciné par Hélène la considère comme “poésie” (RH 86) du fait qu’elle permet l’écriture et la naissance du poème. Pandora, excellente inspiratrice, est une belle tentative de création artistique et littéraire. Ainsi, la femme attendue ou retrouvée est en quelque sorte l’image inspiratrice ou l’oeuvre inventée.

Dans l’univers de notre auteur, la femme s’efface finalement pour laisser place à un personnage inventé ou à une oeuvre créée. Relisons cette phrase: “Noyé, le visage d’Ava est devenu une page blanche sur laquelle aussi je sais désormais que je peux tout écrire.” (A 76) Après avoir suscité des images et donné une trame à l’oeuvre, la femme devient un support d’écriture. Son existence n’a de valeur qu’aux fins de création littéraire. La femme est donc vouée à ce rôle dans l’oeuvre de l’écrivain.

Julien Sorel cherchait la puissance et pensait pouvoir l’obtenir avec l’aide de ses maîtresses; Rastignac croyait conquérir Paris avec ses liaisons amoureuses. Or, les héros de P.-J. Remy cherchent l’inspiration, l’énergie auprès des femmes dans l’intention de continuer de créer. Quant à la création féminine, est-elle liée à l’homme?