2.2. La Femme créatrice

La féminité créatrice est constamment mise en valeur dans l’oeuvre. Nous remarquons facilement que plusieurs héroïnes possèdent un caractère créateur. Elles luttent inlassablement pour connaître la passion ou la folie en passant par l’homme et en embrassant le monde. Fort éveillées, pleines d’esprit et d’imagination, les femmes créatrices nous montrent, par leur histoire passionnante et par leurs expériences aventureuses, une métamorphose significative. Métamorphose de l’identité des êtres et celle de l’état d’âme des personnages que l’auteur tente de nous raconter. Métamorphose du cheminement de l’être pour devenir un créateur littéraire ou artistique. Parmi les héroïnes combattantes, Annette et Claire méritent d’être citées.

Annette, héroïne d’Annette ou l’éducation des filles, est en quelque sorte une reprise au XXe siècle de la Lamiel de Stendhal. En retraçant les étapes essentielles de la vie de Lamiel, P.-J. Remy évoque une héroïne de sa génération, et peint un tableau des moeurs de son temps. Annette est en réalité l’histoire d’une tentative d’éducation et d’apprentissage.

Quels sont les traits d’Annette? Comment se présente son parcours d’apprentissage? Comment est-elle devenue une femme- écrivain? Pourquoi le romancier l’a-t-il choisie comme son double? Bref rappel sur ce personnage:

Au début du roman, Annette était pure, naïve et innocente. Ignorant presque tout de l’existence, elle croyait se trouver “dans un globe de cristal parfaitement transparent d’où elle contemplerait le monde.” (AEF 34) Guidée par une grande curiosité 45 , Annette, audacieuse et capricieuse, ouvrait peu à peu les yeux sur le monde et partait en quête de la passion, du plaisir et du bonheur, quête qui est devenue une obsession.

Comme Stendhal, P.-J. Remy voulait probablement faire de son héroïne l’incarnation de la femme dans le monde masculin. Annette possède toutes les valeurs que le romancier a conférées à son personnage. Comme Lamiel, Annette préfère la passion et la folie à la médiocrité et à la monotonie de la vie (cf. AEF 61). Son ambition est de conquérir le monde: “être Rastignac ou rien; un Rastignac qui écrirait” (AEF 297). Ici, nous remarquons l’intention de l’auteur d’abandonner une vie fade et banale et de choisir volontairement une vie de lutte. Vie d’écrivain tenant la plume comme une arme, le meilleur moyen de défier le monde. De ce fait, il faut que l’héroïne possède un caractère audacieux et combatif. La présence d’un caractère particulier est la cause de la passion.

La vie d’Annette est composée de plusieurs étapes: son parcours de la province à Paris, son éducation par des livres, son apprentissage auprès des hommes et sa réussite d’écrivain. Quitter la province pour aller à Paris illustre, de même que pour Lamiel, l’ambition de l’héroïne. Paris est pour Annette un lieu symbolique de combat, un centre idéal pour atteindre son but. A travers les livres, Annette connaît les hommes et l’univers romanesque. La lecture 46 lui éveille tant l’esprit qu’elle découvre peu à peu les comportements réels des hommes tels que le grand-père, le commissaire, le professeur de piano, le père de Patrick, etc. Elle considère les uns comme des “salauds” et les autres comme des “imbéciles” (AEF 45). Lorsqu’Annette trouve sa vocation d’écrivain, elle devient une femme créatrice, une combattante parmi les hommes. Par le biais de ce personnage, l’auteur soulève également les masques portés par les hommes en dévoilant leur absurdité, leur bassesse et leur vices. C’est contre un tel monde masculin qu’Annette part en guerre.

Ce qui est important pour Annette, c’est la liberté totale et l’héroïsme féminin. Par exemple, pour aider son ami Patrick, elle propose de coucher avec le père de celui-ci afin d’obtenir l’argent dont le fils a besoin. En vivant successivement avec Jacques et Pierre 47 , Annette lance un défi au monde, puisque ces deux hommes méprisent la loi et ne craignent rien 48 . Cela montre également son besoin de changer la vie. Annette est évidemment un porte-parole du féminisme. Elle est chargée de revendiquer son identité féminine et d’exprimer l’intérêt d’une révolte consciente contre la vertu et l’ordre auxquels une femme doit se soumettre dans la société. C’est pourquoi elle ne veut pas subir le même sort que sa mère et sa meilleure amie: l’une a connu l’humiliation et le mépris, l’autre le viol. La revendication d’Annette passe par la provocation, la séduction et l’agressivité. Elle s’engage courageusement pour échapper à une vie monotone et ennuyeuse, pour créer une autre vie et devenir une femme libre, maîtresse d’elle-même.

La recherche de la liberté se retrouve également chez d’autres héroïnes de P.-J. Remy. Par exemple, Ava qui a servi tous les hommes revendique finalement sa propre liberté en voulant absolument s’en aller (cf. A). Henriette qui prend en main le destin d’un homme qui est peut-être son père ne cesse de manifester son désir de liberté (cf. QTE). L’image d’une Hélène qui s’en va est une fuite perpétuelle vers la liberté (cf. RH). Claire montre une autre facette de la beauté et crée à son gré une autre forme artistique et esthétique (cf. PCCA). Antonella séduit habilement le professeur pour pouvoir venir à Venise sauver un étudiant du groupe antimussolini: “le visage de cette femme, c’est toute la gloire de la femme […]” (O-E1 193). Giusta cherche, comme d’autres “Compagnons”, la liberté totale dans une société où les femmes et les hommes seraient égaux.

Ces quelques exemples montrent bien que l’auteur, en tant qu’homme, soutient la revendication des femmes. La liberté est, pour lui comme pour ses héroïnes, une des valeurs essentielles de l’existence. Sans elle, la vie humaine est contrainte et la création limitée. La femme lui inspire l’amour de la liberté à laquelle elle s’identifie.

Selon Stendhal, “les femmes sont très supérieures aux hommes.” 49 Les traits caractéristiques qu’il admirait dans les personnages, il les a trouvés chez les femmes. C’est encore chez les femmes que P.-J. Remy a cherché la vivacité et l’énergie pour ses personnages. De même que Stendhal s’est identifié à son héroïne en criant: “Lamiel, c’est moi!”, notre auteur a fait d’Annette son double: “C’est un personnage dans lequel j’ai mis beaucoup de moi-même.” 50

Annette devient donc une figure parfaitement métamorphosée, un personnage à la fois féminin et masculin. C’est pourquoi elle possède en même temps le charme féminin et le caractère masculin du conquérant. Son cheminement vers la vocation d’écrivain est identique à celui de l’auteur lui-même. Tous les deux ont suivi la route d’Angoulême à Paris, tous les deux ont lu les mêmes livres, tous les deux avaient cette même ambition de conquête et tous les deux sont devenus créateurs de leur univers romanesque. De la même façon ils ont modelé d’une manière à la fois réelle et imaginaire les personnages qui les entouraient.

Notre romancier avait l’intention de faire d’Annette une incarnation féminine du héros: “On avait voulu faire d’elle un personnage de roman: c’est elle qui écrivait le livre.” (AEF 402) Annette est en fait à la fois l’héroïne et l’auteur du roman. La relation est donc interchangeable entre l’écrivain et ses personnages. Tout le roman est présenté à la troisième personne vue par Annette. Lorsque l’auteur masculin approche du personnage féminin, il montre une proximité qui amène une fusion: l’oeuvre. Ainsi, nous avons un exemple de cheminement, d’expériences et d’efforts pour devenir écrivain.

Dans Lamiel, c’est le docteur Sansfin qui s’est chargé de faire de Lamiel une femme qui correspondait à son idéal. Dans Annette ou l’éducation des filles, c’est François qui s’occupait de la formation d’Annette à l’aide d’ouvrages littéraires. On se rappelle que l’héroïne Giusta du Rose et le Blanc a également été soignée et veillée, après la mort de sa mère, par un vieux docteur qui a éveillé sa vocation de chanteuse. Ainsi nous pouvons dire que les femmes formées selon la volonté des hommes deviennent en quelque sorte leurs créatures, leurs porteuses d’idées, leur meilleur porte-parole, voire leur véritable double. P.-J. Remy a mis en évidence le rapport entre le créateur et ses créatures, entre le romancier et son oeuvre fictive, entre l’homme et son existence.

Comme Lamiel, Annette et Giusta ont lutté toutes les deux pour devenir héroïnes et pour avoir la liberté. Le but de l’une était de créer son univers romanesque, celui de l’autre, de construire sa société idéale. Le romancier leur a attribué à chacune le rôle d’héroïne de roman et a contribué à leur composer un univers idéal à la mesure de leurs aspirations. Nous remarquons donc que les romans de notre auteur sont nés d’un besoin fondamental de retracer le mouvement et le cheminement de l’existence humaine.

Regardons maintenant Claire, héroïne de De la Photographie considérée comme un assassinat. C’est une jeune fille passionnée, audacieuse, active et créatrice. Ce qu’elle veut, c’est montrer sans cesse l’envers de la beauté et l’ombre de la société. Elle “joue avec tout: avec le feu, avec le mal, avec les autres, avec elle-même.” (PCCA 79) Pour connaître cette héroïne créatrice, il faut passer par un jeu de regards que le romancier nous propose de suivre. En fait, il s’agit des différents regards que le héros Rissner porte sur Claire et ses photos. A travers ces regards, nous pouvons connaître les images suscitées par Claire et la vision esthétique du héros sur la beauté.

Dans le premier chapitre, le héros Rissner ne trouvait Claire “en rien belle, pas même jolie; elle lui déplaisait, enfin.” (PCCA 18) Son regard sur Claire a changé dès le deuxième chapitre. Il a découvert qu’elle était “non seulement jolie, mais que son corps paraissait plus que joliment fait.” (PCCA 33) Ce changement de regard s’est fait également sur les filles photographiées. Au début, le héros a remarqué qu’“aucune de ces femmes n’était belle” et qu’il y avait quelque chose “de plus vulgaire, sinon de carrément sordide dans leur visage.” (ibid. 36) Mais il éprouvait plus tard une émotion devant “la beauté provocante et désarticulée de leur corps” (ibid. 47). Ce jeu de regards est souligné par l’effet de la contemplation. A force de contempler ces images féminines, le héros a changé sa vision.

Il est clair que la femme se lie constamment aux images. Claire attire le héros et ses photos le fascinent. C’est par ces images qu’elle exerce une fascination sur l’homme. Ce qui est créé par Claire, c’est le contraste entre le beau et le laid.

Par le biais de cette femme créatrice, le romancier nous livre une réflexion sur l’esthétique, notamment sur la beauté tout en nous amenant dans un jeu de lumière et d’obscurité, jeu constamment joué par le contraste. Le héros Rissner connaissait auparavant tout ce qui lui semblait beau: “Sa maison […] était bien un havre de lumière où il avait réussi à retenir captif tout ce qui, pour lui, s’appelait beauté […]” (PCCA 50). Tandis que Claire est “le revers, la face sombre et souterraine, l’abîme en somme” (ibid.), enfin, l’envers de la beauté. A l’aide de Claire et à travers l’art photographique, le héros a aperçu peu à peu la laideur, le mal et l’horreur et constaté que “ce qu’il y a de beauté dans cette horreur-là était resté sur les photographies.” (ibid. 84) En fait, Claire est lucide et sa vision perçante. Elle a essayé de montrer, par des photos, “sous la noirceur du monde, la tristesse, la saleté, la maladie, la pauvreté” (ibid. 59). Ainsi s’est dévoilée à nos yeux la face sombre d’une société londonienne et “des mondes souterrains” (ibid. 134).

Ce qui fascine Claire, c’est de créer “une autre forme de beauté” (PCCA 135) qui exprime particulièrement la laideur, la médiocrité et l’horreur. L’important pour l’écrivain et ses personnages féminins, c’est d’avoir une volonté de créer et de montrer une vision totale du monde. L’auteur tente de nous donner une leçon d’esthétique et de nous livrer sa réflexion sur l’art. Nous en reparlerons dans le chapitre concernant l’art.

La femme créatrice exprime son aspiration non seulement à la liberté, mais encore à la conquête. L’esprit de triomphe et le pouvoir de puissance se montrent notamment chez la femme diabolique.

Notes
45.

Ce qui rappelle la Lamiel de Stendhal dont “La curiosité était toujours [l’]unique et dévorante passion.” Lamiel, Folio, Gallimard, 1983, p.212.

46.

La valeur des livres que P.-J. Remy souligne sera étudiée dans la partie III.

47.

L’un est révolutionnaire et l’autre devient tueur.

48.

Référence à Lamiel, c’est par l’assassin Valbayre que Lamiel “connaît l’amour”. Lamiel, Folio, Gallimard, 1983, p.241.

49.

Stendhal, Voyage en Italie, Pléiade, Gallimard, 1973, p.243.

50.

Propos recueilli par Arnould de Liedekerke, dans “Annette s’en va t’en guerre”, Figaro-Magazine, 10 sept.1988.