2.3. La Femme diabolique

Lorsqu’on parle de la femme diabolique dans l’oeuvre de P.-J. Remy, on pense immédiatement aux femmes d’Une Ville immortelle 51 et d’Aria di Roma, puisque dans ces deux livres elles sont vengeresses, victorieuses et triomphantes. On y trouve également un lien étroit entre la femme et la ville, une alliance diabolique qui vise à maîtriser et vaincre l’homme.

Dans la ville N, les femmes restent toujours jeunes et belles, les hommes sont tous laids et âgés (cf. VI 106). Ces femmes étant des vampires, la ville, dont émanent le charme de la beauté et la fascination de l’art, recèle de la violence et des meurtres. Le héros Julien est finalement rejeté et vaincu par la force féminine. Ainsi peut être explicité une thématique de la femme, qui est une image diabolique.

Il en est presque de même pour les femmes de Rome qui lancent sans cesse un défi cruel aux hommes. Rome, ville éternelle, est parfaitement symbolisée par la beauté féminine et artistique. Pourtant, les personnages y viennent tous pour finalement échouer. Les suicides et les meurtres s’y succèdent. Le narrateur-peintre est également obligé de quitter la ville.

Les deux héros, Julien et le vieux peintre, incarnent la faiblesse désarmée, tandis que les femmes de la ville N et de Rome représentent la puissance impitoyable. Ils se trouvent en fait dans une dimension mythique, parce qu’ils sont en communication avec un monde constitué d’un jeu de forces à la fois mythiques et éternelles.

En décrivant le triomphe de la féminité éternelle et l’échec de la masculinité impuissante, le romancier montre d’une manière évidente une allégorie du pouvoir. Normalement, la loi et la société sont créées et dirigées par les hommes. L’autorité masculine décide de tout, et les femmes sont toujours soumises à la loi des hommes et à leur contrôle. Cependant, dans la ville N comme dans Rome, ce sont plutôt “les femmes qui font la loi” (VI 92) et qui prennent les décisions (cf. ADR). Les hommes, dépourvus du pouvoir sont condamnés à l’impuissance. C’est pourquoi la force féminine dans la ville N est tellement puissante que les hommes sont soit obéissants, soit désespérés, soit anéantis, soit condamnés au suicide. C’est pourquoi dans une Rome lumineuse aucun homme n’a pu réussir son chef-d’oeuvre. Le romancier nous décrit en quelque sorte une reprise diabolique de pouvoir, une revanche, ou une vengeance de femmes.

A travers ces deux romans, P.-J. Remy met en jeu la double face de la femme: beauté extérieure et cruauté intérieure, charme mortel et séduction impitoyable, démon ardent et ange frigide. La problématique de la beauté est évidemment reprise ici. L’homme est-il toujours fasciné et aveuglé par le charme apparent?

Rappelons-nous d’autres exemples: dans Rêver la vie, Julien, oncle du narrateur, est impitoyablement trompé et dupé par sa femme Victoria (cf. RV 122). Le père du narrateur qui aime passionnément la comédienne Mona est cruellement berné et abandonné par celle-ci puisqu’en réalité elle en aime un autre (ibid. 33). Mona est une femme “belle, égoïste, cruelle, indifférente” (ibid. 125), voire diabolique. Cependant l’enchantement de l’amour fou fait perdre à ce personnage du père toute lucidité, il en arrive non seulement à chérir les défauts de sa bien-aimée mais aussi à tolérer sa trahison. C’est un bel exemple que nous donne le romancier de l’aveuglement de l’homme et de sa faiblesse face à une beauté féminine à la fois séduisante et diabolique.

Nous rencontrons également dans Désir d’Europe des femmes qui ressemblent à Mona. Par exemple, Marie-Reine, ex-épouse du héros Gérard, au visage “si doux, si bellement résigné”, trafique pourtant des peintures en qualifiant elle-même l’affaire de très “juteuse” (DEu 437). Dominic, que Gérard considère comme “la figure de l’amour idéal” (ibid. 566), le trahit et le pousse vers la chute. Cécilia, jeune et talentueuse violoniste polonaise, que le vieil écrivain Fisher a sauvée, cause pourtant le suicide de ce malheureux (ibid. 356). La belle Uta aimée de Christian prépare un horrible attentat (ibid. 505).

Par le biais de ces femmes fatales, l’auteur montre clairement que leur changement de visage et de comportement est dû à celui du temps et de l’espace, auquel les femmes sont étroitement attachées puisque l’Europe n’est plus ce qu’elle était. Voilà le problème essentiel: les personnages de P.-J. Remy profondément liés au passé sont tous sensibles à ce changement.

1Cette alliance des femmes avec le temps et l’espace, cette personnification de villes et cette féminité diabolique, nous les trouvons dans d’autres passages:

Le vieux diplomate d’Orient-Express 1 a avoué: “Je haïssais Venise comme jamais de ma vie je n’avais haï une ville: comme une femme, peut-être, qui vous a trompé.” (O-E1 289) Venise était alors sous l’occupation des Allemands. Ainsi la femme et la ville sont mises sur le même registre. Elles symbolisent l’injustice et la cruauté de la guerre.

Sous la plume du romancier, la guerre peut rendre la femme cruelle et diabolique. Par exemple, Hélène, une jeune fille, “la plus grande beauté de tant de femmes” (O-E1 222), a tué Mikhail lors de la première Guerre mondiale. Les femmes ont pris des couteaux pendant la Guerre d’Algérie, et ont mutilé tous les corps, fracassé les crânes, enfoncé des pierres dans les crânes et dans les ventres (cf. MA). Comment peut-on imaginer que les femmes puissent commettre de telles atrocités? Le romancier dénonce d’une part, l’absurdité de la guerre toujours déclenchée par les hommes, d’autre part l’héroïsme diabolique des femmes. Ainsi, la beauté et la violence s’opposent vivement.

La fameuse photographe Claire possède également un trait diabolique puisqu’elle fait connaître au héros Rissner “la fascination des gouffres” (PCCA 173) en l’amenant vers “une descente aux enfers” (ibid. 177). La beauté issue de photos horribles conduit le héros vers le piège. D’un côté, c’est la fascination, de l’autre, c’est la monstruosité. Au fil de ses clichés, Claire transforme le corps nu d’une jeune et belle femme en “un objet de douleur” (ibid. 56). En fait, Claire se transforme diaboliquement elle-même. Car elle se voit “la mort dans l’âme” (ibid. 182) tout en suivant le chemin vers une sorte de rédemption monstrueuse (cf. ibid. 173). L’essentiel pour cette héroïne, c’est que la vie de la figure ou de l’image n’est engendrée que par la mort du modèle. L’incorporation du modèle fait de la photographe à la fois un “créateur monstrueux” et un “engendreur” de créatures.

Chez P.-J. Remy, l’imbrication de la beauté et de l’horreur devient ainsi l’art pictural. La parfaite beauté vivante de la mort du modèle constitue le mystère subtil d’un récit visant à montrer les dessous, les aspects noirs de toute représentation picturale d’une société, d’où est née cette photographe diabolique, et dans laquelle Claire veut incarner ses figures. De ce fait, dans l’oeuvre la figure féminine est constamment liée à l’échec et à la mort.

Dans Le Rose et le Blanc, dès que le héros François a reçu la maladie sexuelle transmise par la belle prostituée marseillaise, sa vie commence à descendre vers la chute: la séparation d’avec la chanteuse Giusta, sa trahison envers son meilleur ami Xavier, le massacre sanglant des Compagnons, la défaite totale d’une société utopique en marquent les degrés (cf. RB 312). Ce personnage est irrémédiablement condamné à l’échec à cause du mal transmis par la femme maléfique et diabolique.

Dans l’univers de P.-J. Remy, derrière la beauté féminine se cachent souvent la ruine et la mort. Les cas de Pandora et d’Hélène peuvent le prouver. Carl, héros de Pandora, a affirmé: “Quand tout ce que [Pandora] fait, quand tout ce qu’elle dit n’a d’autre but que faire naître la vie, elle apporte pourtant irrémédiablement la mort.” (P 185) C’est ainsi qu’il y a plusieurs disparitions et meurtres de chanteuses causés par une Pandora maléfique et maudite. La belle Hélène porte de même cette malédiction. Pourtant, les hommes sont aveuglément séduits par sa beauté et son charme. Elle sème la discorde et la guerre qui ruinent la ville et l’anéantissent (cf. RH).

A travers ces nombreux exemples, l’auteur tente de montrer les deux faces de la femme: positive et négative, créative et destructrice. Il souligne également la confrontation constante entre la femme et l’homme. La force féminine l’emporte-t-elle toujours?

Notes
51.

Ville inspirée de Florence, où P.-J. Remy fut consul général de France en 1986-1988.