2.4. La Confrontation entre la femme et l’homme

Il existe entre la femme et l’homme une confrontation ardente que le romancier ne cesse d’évoquer. La femme possède un grand nombre de qualités: elle est jeune, belle, lucide, active, inspiratrice, médiatrice … tandis que l’homme est, dans beaucoup de cas, vaniteux, lâche, désespéré, impuissant, inactif. Demandons-nous pourquoi P.-J. Remy veut créer ce contraste? Quelle est la signification de cette opposition? Citons d’abord quelques exemples qui marquent la différence entre ces deux mondes.

Dans La Vie d’un héros, toutes les femmes sont intelligentes, lucides et discrètes. Elles constituent l’âme du roman, conduisant une à une le héros Xavier, de vieillard en vieillard jusqu’à son père inconnu (cf. VUH 692). En revanche, les hommes sont tous imprégnés de vanité et de violence. Rappelons-nous les traits de la mère de Xavier:

‘“à la fois attentive et généreuse, lumineuse et qui, dans le même temps, [possède] des pouvoirs plus obscurs, des forces souterraines, une sagesse d’au-delà la seule raison” (ibid. 691). ’

Cette mère est placée sous le signe de “la Reine de la Nuit”, mais son rôle est tout à fait positif. Elle n’est pas la présence maléfique que Mozart a introduite au coeur de La Flûte enchantée et qui a bloqué le chemin de la vérité et de l’amour. Au contraire, même morte, elle reste toujours la lumière, l’amour et la vérité, tandis que le père, vivant, se cache d’une manière obstinée dans l’obscurité en soutenant la violence. Le romancier a confirmé lui-même la différence et la confrontation entre l’homme et la femme:

‘“Le véritable sujet de La Vie d’un héros, c’est la guerre des sexes, l’impossibilité qu’ont les hommes d’être fidèles à eux-mêmes, la facilité avec laquelle ils se livrent à toutes les compromissions!” 52

La confrontation acharnée de ces deux forces existe également dans Une Ville immortelle et Aria di Roma. Dans le premier livre, les femmes, représentées dans l’art et dans la ville, incarnent la jeunesse, la beauté, le charme, la fascination et la puissance, tandis que les hommes sont vieux, laids, vaniteux et impuissants. Dans le deuxième, les femmes identifiées à la force souterraine et à une Rome antique lancent un défi aux hommes, qui devraient réaliser chacun un chef-d’oeuvre. Mais face à cette puissance féminine, les hommes sont tous perdus et vaincus.

Nous nous demandons pourquoi le romancier met en relief la force et la puissance des femmes. Normalement, ces qualités appartiennent aux hommes. La réponse pourrait être la suivante: d’une part, c’est la vanité de l’homme qui est mise en cause. Antoine, chef d’orchestre, n’espère-t-il pas soutenir le pouvoir masculin? Le personnage de Julien ne se croit-il pas capable de pénétrer dans une ville d’art? Et le vieux peintre ne rêve-t-il pas de réaliser son chef-d’oeuvre dans une Rome éternelle? D’autre part, la femme n’est pas solitaire, elle est alliée à la fois avec l’art et avec la ville. Cette union est indissociable et cette force indestructible. En fait, bien que la ville et les oeuvres d’art soient créées par les hommes, le processus de création demeure et sa valeur est éternelle. Ce qui nous renvoie naturellement à la problématique du temps: l’homme est éphémère puisqu’il n’est que de passage dans ce monde. Nous en reparlerons dans la partie II concernant l’art.

Dans certaines oeuvres, l’infidélité de l’homme et la fidélité de la femme marquent également le contraste entre les personnages masculins et féminins. Le couple Don Juan et Evelyne en donne un exemple significatif:

Après son mariage, Don Juan ne cesse de courir de femme en femme dans l’intention d’en trouver une idéale, tandis que son épouse Evelyne, toujours fidèle, le poursuit inlassablement. L’injustice commise par Don Juan envers elle atteint son comble, lorsqu’il demande à son valet de se travestir pour aller à sa place au rendez-vous de sa femme (DJ). Evelyne devient ainsi la double victime du jeu des hommes.

Dans Don Juan, l’amour-passion et l’amour impossible soulignent d’une façon évidente la souffrance féminine causée par l’homme. Anna, par exemple, violée par Don Juan, est obsédée par une passion à la fois amoureuse et interdite. Séduite, elle ne peut oublier le violeur. Cependant, cet amour est cruellement condamné. Violeur, mais aussi assassin du père d’Anna, Don Juan devient naturellement ennemi et cible de vengeance. Comment Anna peut-elle vivre son amour avec un tel homme? Mais comment échapper à une telle obsession?

En réécrivant l’histoire de Don Juan, P.-J. Remy insiste particulièrement sur la souffrance et le désespoir des femmes, leur amour impossible ou interdit, leur figure blessée ou sacrifiée. Sous la plume du romancier, les femmes sont en fait victimes des hommes ayant tous les défauts: infidélité, hypocrisie, absurdité, bassesse, violence. Rappelons-nous les cas suivants:

Marie-Ange, abandonnée par son amant, jeune énarque, est devenue plus tard une prostituée (cf. VH 195). Après son mariage, Marie-Reine a été trompée par son mari qui rencontrait des prostituées et qui avait une liaison avec sa soeur Claire (cf. DEu 284, 290). Mauricette, “blessée, humiliée, en qui on [a] voulu écraser tout ce qu’il restait d’humain” (QTE 225), menait une vie triste et misérable, son amant l’ayant abandonnée. La mère d’Annette s’est suicidée parce qu’elle ne pouvait plus supporter l’humiliation et le mépris des hommes; l’amie d’Annette est devenue folle après avoir été violée par son professeur de piano (cf. AEF). Vivienne a été déportée dans un camp de concentration (cf. SPMM). Diane a été possédée contre sa volonté par le gardien du palais (cf. ADR). Hélène a été trahie par son mari et trompée par son amant (cf. NDF 291) …

Ces multiples exemples démontrent l’injustice de l’homme envers la femme et sa balourdise répugnante. Tromper ou abandonner une femme “n’est qu’un jeu” pour l’homme 53 . Posséder ou détruire une femme est facile pour l’homme. Ainsi, Vivienne a crié: “les hommes sont des salauds!” (SPMM 236), Lise n’a cessé de répéter: “Les hommes sont des imbéciles” (O-E1 12, 13, 19, 153) et Annette a remarqué que le monde était fait d’imbéciles et de salauds (cf. AEF 45). Dans l’oeuvre, on entend sans cesse ces cris de femmes et on voit sans arrêt la bassesse des hommes.

Certes, P.-J. Remy montre à sa manière que la vanité masculine repose sur l’idée de la possession. Ses personnages masculins veulent tous posséder les femmes. Par exemple, Don Juan cherchait à posséder les femmes sans les aimer. Le vieil écrivain de Salue pour moi le monde n’aimait pas vraiment Claire, mais voulait la posséder seulement. Le peintre d’Aria di Roma qui a couché respectivement avec Norma, Diane et Laurence se sentait fier de les avoir possédées. Il y a encore bien des cas de la possession des prostituées. Ainsi, l’homme a besoin de femme non seulement pour la survie ou la création, mais aussi pour la vanité. L’auteur nous a déjà décrit un monde où régnait le pouvoir masculin:

‘“l’autorité de l’homme qui décidait de tout et le seul pouvoir des femmes qui était la prière […] La loi des mâles, la soldatesque qui ravageait les terres comme les femmes.” (ADR 319-320)’

Pourtant, que faire pour les femmes qui vivent auprès des hommes dans un tel monde? Sachant avec lucidité que le vieux peintre n’était pas vraiment amoureux d’elle (cf.ADR 269), Diane a décidé de le quitter et de refuser une fois pour toutes d’appartenir au gardien du palais. A-t-elle voulu “dire enfin non”? (ADR 448) La femme ne veut-elle plus que l’homme se serve d’elle? Dans Aria di Roma, l’auteur souligne que les femmes ne veulent plus se soumettre aux hommes, et qu’elles ont osé leur lancer un défi en relevant la tête et en prenant la revanche. La vanité et la possession masculines ont été brisées par la révolte de femmes qui ont connu “tant de souffrances” (ADR 321). De ce fait, P.-J. Remy a renversé les rapports de domination: femme-homme.

Selon lui, la valeur d’une vie d’homme consiste dans l’ambition, le travail, la vocation, et la grandeur de la femme est de donner l’inspiration à l’homme. Pourtant, une des solutions proposées par lui pour les femmes qui veulent se libérer est de combattre, de défier le monde masculin et de devenir maîtresses d’elles-mêmes. Les héroïnes telles que Vivienne, Lise, Annette et bien d’autres ne sont-elles pas enfin devenues des femmes-écrivains?

Notes
52.

Propos recueillis dans “P.-J. Remy: Je ne peux pas m’empêcher d’écrire ‘opéra’!”, Elle, 14 octobre 1985.

53.

P.-J. Remy, La Petite Comtesse, Le Signe, 1980, p.206.