1.2. Le Milieu intellectuel

Le milieu intellectuel de P.-J. Remy est notamment fréquenté par des romanciers, des poètes, des journalistes, des hauts fonctionnaires tels que ministre, directeur de bureaux, ambassadeur, consul, attaché culturel, etc.

La plupart de ces intellectuels sont des solitaires, des figures sans ambition ou sans qualités. Ils mènent une vie conjugale peu heureuse et détestent le milieu marqué par l’hypocrisie, mais auquel ils appartiennent. Les angoisses et les souffrances les hantent constamment. Face à leur destin, ils restent souvent impuissants. La vie est pour eux une confrontation avec le destin et soi-même. Citons des exemples:

Le Je-narrateur d’Un Voyage d’hiver, successivement abandonné par Bernadette, Margot et José (cf. VH 22, 32 et 64), mène une vie avec deux femmes: son épouse et sa maîtresse. La vie conjugale étant fade pour lui, il a envie de trouver le bonheur auprès de son amante. Dans Qui trop embrasse, le narrateur-député n’a pas d’amour pour sa femme (cf. QTE 18), son fils ne s’intéresse pas à lui (ibid. 19), il se méprise, se considère comme “un homme assez faible, aisément lâche et trop rempli de scrupules pour en témoigner de beaucoup” (ibid. 56). Sa vie honorable étant hypocrite, grise et monotone (ibid. 41), il se trouve dans un état de “langueur crépusculaire” (ibid. 63). Dans Désir d’Europe, le diplomate Gérard, incapable de faire un choix et dépourvu de confiance en lui-même (cf. DEu 20), vit dans un milieu qu’il n’apprécie pas. Il se sent vieilli et se trouve comme un homme sans qualité (ibid. 20, 296). L’ambassadeur Gunther qui n’aime pas son épouse a une liaison avec sa belle-soeur (ibid. 313). Ses deux fils sont “presque des étrangers pour lui, et lui-même surtout, qui se déteste pour ses airs empruntés, mal à l’aise, hypocrites” (ibid. 314). Dans Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de ce siècle, Pallas, dont la femme est enceinte d’un autre, a des relations avec sa belle-soeur et d’autres femmes. Il se sent fatigué, blasé, impuissant. Solide à l’extérieur et vide à l’intérieur, il donne un portrait ambigu: un haut fonctionnaire et un homme qui n’aime pas son milieu. Dans Une Mort sale, l’écrivain Chayral qui est physiquement impuissant et incapable d’écrire, se méprise et se hait (MS 163, 166, 167). Le narrateur de Rêver la vie qui a doublement trompé son meilleur ami avec sa femme et sa fille (cf. RV 17) affirme qu’en dépit de ses efforts, de ses besoins, de ses envies, de ses désirs, il appartient à ceux qu’il veut mépriser (ibid. 529). Le consul Julien Wiener est un “velléitaire” (VI 13), qui se trouve dans une situation de nonchalance et de manque d’ambition. L’écrivain Berger se sent “vide et las” (FDP 149). Dépourvu d’ambition et de désir, l’écrivain Rissner se considère comme irrésolu, faible, lâche et médiocre (cf. PCCA 24 et 113)...

Ces héros qui portent tous un masque vivent avec l’hypocrisie, la trahison, l’infidélité ou l’adultère. En réalité, ils se sentent insatisfaits d’eux-mêmes, se méprisent et se haïssent. C’est pourquoi ils tentent de sortir de l’ennui et de soi-même, de retrouver la passion et le désir, de renouveler leur vie. L’auteur s’attache à l’expérience morale et intellectuelle de la solitude, aux jeux de la mémoire, à l’appel de l’écriture.

Dans le milieu intellectuel, notre romancier transpose le conflit qui le divise entre le désir de vivre et celui de créer. La valeur transcendante des intellectuels est présentée comme un espoir de survie, comme une lutte contre la solitude, l’angoisse, la vieillesse et la stérilité.

L’angoisse se présente partout chez les intellectuels, toujours menaçante et collée à leur solitude, à leur impuissance et à leur vieillesse. Face à celles-ci, les intellectuels n’ont d’autre issue que d’aller vers la femme et l’écriture, qui leur permettent de poursuivre la vie. C’est un trait particulièrement souligné par notre romancier. Par exemple, grâce à la présence d’une vieille clocharde, le héros-écrivain ne se sent plus solitaire (VAPP). Pour le personnage Pallas, l’écriture qui est un désir très fort le console de son impuissance à créer et de sa solitude (MSPSHS).

L’angoisse de la vieillesse qui circule dans l’oeuvre est l’écho de l’obsession qui habite le romancier lui-même. Elle touche constamment à la problématique de la création puisque les intellectuels sont hantés par l’angoisse de l’écriture. Plusieurs romans l’illustrent:

Le héros de Toscanes ne s’intéresse plus à la musique, ni à la peinture, ni aux livres lorsqu’il dépasse cinquante ans (cf. T 63). Le narrateur d’Ava exprime désespérément “le sentiment de [son] irrémédiable impuissance” (A 59) pour écrire. Les écrivains tels que Chessman, Berger, Bernard, obsédés par leur vieillesse, tentent de retrouver l’inspiration littéraire et l’énergie afin de lutter contre le tarissement des mots (cf. Ch, FDP, ADR). Les diplomates comme Simon, Guillaume, Julien, Gérard essaient de laisser des traces par l’écriture malgré l’échec de leur mission et leur âge (cf. SPE, Ch, DEu). M. Liu, un intellectuel chinois, bien lucide, ne peut faire autrement, et son seul recours, c’est se plonger dans le souvenir du passé avant sa mort (cf. MS).

Les signes de vieillissement et d’insensibilité à la vie et à l’écriture étant un souci primordial chez les héros, la relation entre la vieillesse et les aspirations est profondément soulignée. Le romancier montre, d’une part, la faiblesse de l’homme, son impuissance et sa déception face au destin et au monde, d’autre part, son aspiration à l’amour, à la liberté, au renouvellement de la vie, et son combat contre la vanité, l’hypocrisie, la violence, le Mal, etc. C’est pourquoi le héros de Toscanes descend en Italie pour retrouver la sensibilité à la vie. Le narrateur de Qui trop embrasse qui se sent “faible et lâche” (QTE 56) est saisi par la folie de suivre une jeune fille dans l’intention de retrouver la passion, le bonheur et la jeunesse.

Chez P.-J. Remy, un grand nombre de ses intellectuels n’arrivent pas à échapper à l’échec de la vie. Ecoutons un morceau de monologue intérieur du héros Gérard:

‘“Moi qui, toute ma vie, avais été incapable d’un choix, laissant les choses arriver, les femmes me quitter et les emplois m’échapper” et “je fais partie de cette race de pessimistes irréductibles pour qui tout ce qui peut paraître sombre ou bien semble inévitable.” (DEu 35 et 152)’

Le trait pessimiste y est appuyé. Le personnage Pallas le confirme par cette phrase: “Nous sommes tous pareils et nous sommes tous des impuissants.” (MSPSHS 400) La plupart des intellectuels sont frappés d’impuissance, surtout “impuissance de l’écrivain à parachever son oeuvre” (FDP 76). L’impuissance à écrire devient donc un thème obsessionnel et un trait particulier qui sont l’une des problématiques essentielles de l’univers du romancier.

Pallas est doublement stérile, au physique et en écriture (cf. MSPSHS 378 et 423); Xavier trouve qu’il est lâche, faible et qu’il a les mêmes angoisses que tous les autres (cf. RV 374); Bernard, “incapable de sentir comme d’aimer” et “de goûter aux splendeurs de la ville”; il est “devenu ce vieillard prématurément impuissant de toutes les impuissances (cf. T 132, 203, 242); le narrateur, dont le père pleurait de rage devant son impuissance (cf. RV 266), éprouve lui aussi la crise de la soixantaine: l’irrémédiable impuissance à donner comme à recevoir en se voyant si laid, si vieux, si défait (cf. RV 75 et 105); Chessman se sent impuissant pour écrire (cf. ABS 146-152, Ch 748); Karl est aussi un “romancier frappé par l’impuissance” (ADR 287).

‘“Pourquoi suis-je incapable de faire revivre tout cela autrement qu’en quelques mots, quelques formules passe-partout? Mes impuissances face à l’écriture.” 55 Et: “l’ai-je souvent décrite - redoutée - cette impuissance de l’écrivain à vivre au-delà de ses mots?” 56

Ce genre de soupirs, de plaintes et de désespoir se fait entendre sans cesse dans l’oeuvre. L’auteur a d’ailleurs mis en évidence cette problématique de la vieillesse par un jeu de miroirs, dans lequel il a placé un portrait caricatural. Voici le portrait vu et décrit par le héros Gérard de Désir d’Europe:

‘“Chaque matin, il adressait dans la glace une grimace à cet homme qu’il était devenu et qu’il avait tellement bien appris à haïr, […] Tout seul, nu, laid et gras, verdâtre et poilu sous la barre de néon au-dessus du lavabo; et son rire, dont la glace lui renvoyait à présent le reflet sur le visage de cette créature gonflée et grotesque qui n’était autre que lui-même, était une ultime grimace.” (DEu 17-18)’

Cette image de l’homme sous l’aspect de sa propre personnalité vieillie révèle la conscience du temps qui est liée à la présence du corps. Un corps privé de l’éclat de la jeunesse devient synonyme d’un individu dépourvu d’énergie, voué à la solitude. Les signes du temps qui détruisent le corps sont tragiques puisqu’ils concrétisent la fin d’une destinée. De qui l’écrivain se moque-t-il? De Gérard, personnage destiné à l’échec? De lui-même, très sensible au temps passé? De nous tous, face à l’âge venu? Le reflet du personnage est renvoyé à l’homme solitaire, rongé cruellement par la vieillesse. Par ce portrait, l’écrivain exprime, d’une part, les inquiétudes et les angoisses de ses personnages, d’autre part, ses propres préoccupations et ses craintes de ne plus pouvoir écrire. Le corps vieillissant lui rappelant la limite de son existence, il lance un défi ou un assaut contre le temps irréversible. La vie de l’écrivain serait alors un essai pour vaincre, au moyen de l’écriture, son profond pessimisme et ses angoisses incessantes, d’où cette volonté d’en faire toujours davantage, volonté de puissance pour continuer la vie et pour rester toujours créateur et fertile.

La problématique de la vieillesse nous impose de mieux nous connaître. Le portrait reflété dans le miroir montre bien que le personnage se forge par l’écriture. C’est celle-ci qui raffermit les traits du portrait dans un va-et-vient constant entre le modèle et l’image. Face à l’âge venu et à l’impuissance, tous les intellectuels de P.-J. Remy éprouvent à la fois l’angoisse, la peur, le désir de la vie et de l’écriture. Pour eux, ne plus pouvoir écrire, c’est comme être “un mort en sursis” (ADR 283). De ce fait, ils sont profondément marqués d’une nécessité qu’impose la volonté de survie face à un destin, lutte de l’homme menacé par le Temps, le Mal, la Mort … Nous retrouvons le même esprit et le même cheminement chez les personnages-artistes.

Notes
55.

P.-J. Remy, Bastille: rêver un opéra, Plon, 1989, p.23.

56.

P.-J. Remy, Les nouvelles aventures du chevalier de la Barre, Gallimard, 1978, p.282.