2.2. Le Monde mythique

P.-J. Remy est l’un des rares écrivains actuels à savoir aborder les mythes de façon multiple: musicale, artistique, poétique, romanesque. En effet, le mythe lui fournit des idées littéraires et lui sert de support imaginaire, dans lequel la figure mythique se présente toujours comme une forme créatrice. Le romancier reprend à sa manière le mythe qui représente en fait une réécriture.

Le retour à la vie et le renouvellement de la création nécessitent bien entendu une perfection des commencements. L’univers infini de P.-J. Remy est largement révélé par la réapparition des figures mythiques et par la récurrence des mouvements liés à la destruction et à la recréation. Selon Roland Barthes,

‘“le mythe est un système de communication, c’est un message. On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée; c’est un mode de signification, c’est une forme.” 62

P.-J. Remy profite de ce genre de système et de message pour exprimer ses idées. Chez lui, le mythe n’est pas seulement un jeu pour l’imagination, il est chargé d’une signification qui a besoin d’un détour. C’est par celui-ci que le romancier transmet le message et souligne la supériorité du mythe sur l’homme du fait de son éternité. L’intérêt est de voir comment le mythe se déploie dans toute sa variété à travers la représentation qui en est donnée et le texte romanesque qu’il suscite.

Le mythe révèle toujours une destinée tragique. Dans l’oeuvre, par exemple, les mythes tels que ceux de Don Juan, de Pandora, de l’Or du Rhin, d’Hélène ont tous une fin tragique. Qu’est-ce que le romancier veut révéler par la mort de Don Juan, l’échec de l’opéra “Pandora”, la tragédie du Rhin, la catastrophe causée par Hélène? Quel message tente-t-il de faire passer?

La réalité pèse d’une façon obsédante sur son mécanisme de création, qui consiste à incarner le principe du mal qui existe chez l’homme et dans le monde. Wotan qui voulait régner longtemps sur le monde se caractérisait par son ambition et son goût du pouvoir masculin. Siegmund, sauvé par sa soeur, l’a trahie plus tard. Ainsi, tout le mythe du Rhin est imprégné de la trahison, de la haine et de la mort. Don Juan qui possédait une nature diabolique semait le trouble et méprisait le monde. Il lui semblait que l’univers serait lui. Carl, compositeur de la fameuse musique “Pandora” était également ambitieux et vaniteux. Il voulait triompher sur “Pandora”, qui était pourtant insaisissable. Le héros qui tentait de devenir maître de “Pandora” n’a rencontré que l’échec. Les hommes séduits par la beauté d’Hélène n’ont apporté que la violence et la mort en laissant une cité en ruine.

Par le biais de ces mythes, le romancier montre en fin de compte la vanité, la séduction, la trahison, la haine et la violence de l’homme. Tout ce qui est présenté dans ces mythes se trouve malheureusement dans le monde contemporain. Le Mal reste encore et le danger de la mort existe toujours. L’homme doit en tirer des leçons. Ainsi, P.-J. Remy présente une tentative de réintégrer le temps historique, chargé d’expérience humaine, dans le temps présent et infini. Le mythe devient en quelque sorte l’exemple qui sert de modèle et de justification à tous les actes humains.

Par le mythe d’un Don Juan libérateur, le romancier met l’accent sur le passage d’un instant à l’éternité et de la liberté absolue à la liberté créatrice. Selon lui, la séduction de Don Juan n’est que celle de l’instant, dont la jouissance n’est jamais un absolu. Ainsi, son personnage de Don Juan, toujours insatisfait de l’instant, cherche éperdument la liberté absolue et la jouissance éternelle: “Don Juan, le blasphémateur, le scandaleux, le scélérat, qui ne croyait en rien, voulait subitement, désespérément, croire en l’éternité” (DJ 256). La mort de Don Juan signifie que la liberté l’emporte sur la séduction, et l’éternel sur l’instant.

Par la méditation sur le mythe d’Hélène, l’auteur explore une métaphore de la quête du temps. Hélène est comme le témoin fugitif et mythique de la plénitude, symbole d’un passé toujours perdu, toujours à retrouver. Salue pour moi le monde, titre emprunté à Tristan, est mêlé étroitement à la mythologie du Ring, la vie des individus et le désordre qui régnait dans l’Allemagne du terrorisme des années soixante-dix.

Chez P.-J. Remy, les mythes de Pandora, du Rhin, de Don Juan et d’Hélène, qui touchent la musique, le théâtre, la peinture, le roman et la poésie, révèlent des métamorphoses, à travers lesquelles la création artistique et littéraire donne le sens d’éternel. Ainsi, la figure immortelle sert à nourrir l’oeuvre, et le monde mythique à révéler le nôtre.

Les mythes utilisés par notre romancier ont tous des traits à la fois destructifs et constructifs. L’image diabolique, qu’on a vue se profiler derrière la figure de l’actrice Anna, s’empare des traits du compositeur Carl, dont l’ambivalence se montre en double fond. La figure mythique, qui se cherche et se fixe sur les héros, apparaît comme séductrice. En détruisant la fascination qui s’exerce sous la forme de “Pandora”, elle se contemple dans le mirage séduisant qui la représente et la condamne en même temps. La figure mythique, même morte sur la scène ou dans l’écrit, est indestructible, toujours vivante et durable. Don Juan meurt, n’est-il pas renouvelable? En fait, la figure mythique est présentée dans le jeu infini et devient “l’autre” du texte. Le mythe demeure éternel et l’imaginaire se transpose. Le retour perpétué et la mort impossible présentent également leur ambivalence: le mythe et le stéréotype. C’est avec cette ambivalence que l’oeuvre est traversée par la nostalgie du mythe de l’éternel et l’abolition du temps. Ainsi, la musique, la peinture et la littérature sont des arts de la durée.

Selon Stendhal, “on ne jouit réellement de la musique que par les rêveries qu’elle inspire …” 63 L’essentiel devient l’invention fictive. P.-J. Remy a été effectivement inspiré par la musique liée à une ville mythique. Tout le roman de Salue pour moi le monde circule au sein d’un réseau imaginaire et soumis à une inspiration enracinée dans le mythe de son Bayreuth, qui est une ville-opéra.

A part Bayreuth, il y a encore des villes mythiques comme Rome nommé “ville d’art” (ADR), comme Pékin appelé “espace mythique où tant d’hommes et de femmes étaient venus de si loin pour se trouver” (Ch 32), comme Ferrare, à la fois “ville mythique” et ville imprégnée de “l’atroce réalité” (NDF 11). Nous en reparlerons dans le chapitre concernant l’espace.

Le fantastique et le mythe donnent ainsi le sujet à imaginer ou à créer. De l’imaginaire à la réalité, les personnages de P.-J. Remy cherchent, avec passion, angoisse et conviction, à définir leur rapport avec le monde qui les entoure.

Notes
62.

Roland Barthes, Mythologies, Seuil, “Point”, 1957, p.193.

63.

Stendhal, Notes d’un dilettante, p. 310, “Journal de Paris”, 15 octobre 1824.