3.1. La Relation entre l’homme et le monde

Les aspects de l’homme que décrit notre romancier sont parfois inquiétants et pessimistes. Dans un monde où règnent l’ennui, la grisaille, la lâcheté, l’infidélité, la trahison, la violence ou le meurtre, l’homme se heurte constamment à l’échec. La valeur individuelle est donc ressentie comme rejetée, délaissée ou trahie. Certains de ses personnages ou de ses récits pourraient justifier une telle interprétation.

Par exemple, Julien est rejeté par la ville d’art (VI), le narrateur-peintre par Rome (ADR), Richard par l’Angleterre (CA), Simon et Guillaume par la Chine (SPE et Ch); la vieille clocharde est abandonnée par les hommes et la société (VAPP), Mauricette par le narrateur-député (QTE); Xavier est trahi par son ami François et tué par la force militaire (RB), Alix, Laurence et Anselme par le Je-narrateur (DE), le vieux peintre par Laurence (ADR) …

Si ses personnages sont pris dans l’engrenage du destin, c’est qu’ils incarnent tous des aspects principaux de l’homme. La vision du monde que nous montre le romancier est souvent désespérée ou désespérante, et la mort y occupe une place dominante. Dans son univers romanesque, la mort est omniprésente, et la vie des personnages s’y mêle constamment. La mort renforce-t-elle la couleur sombre ou se charge-t-elle d’une autre signification?

Il y a dans l’oeuvre de nombreux personnages qui se sont donné volontairement la mort. Le suicide se présente comme une fatalité de la vie, un échec de l’homme incapable de sortir d’une expérience décevante. On remarque pourtant l’ambiguïté du suicide: d’une part, il est dû à l’impuissance de l’homme, à sa souffrance et à sa déception; d’autre part il pourrait être considéré comme un moyen de s’en sortir et de s’en libérer.

“La mort est une décision qu’on prend à deux” (RH 289). L’homme comprend bien qu’on arrivera tôt ou tard à cette fin et que le choix de la vie ou de la mort fait partie de la décision de poursuivre ou d’abandonner le combat. Au moment où le personnage prend conscience que tout lui échappe, la mort volontaire intervient. Tous les personnages qui se sentent incapables de mener une lutte ou de maîtriser leur propre destin et qui choisissent le suicide ont quelques particularités communes: ils sont déçus ou désespérés, mais parfaitement lucides et ne craignent pas la mort. Pour eux, la mort reste un plus sûr refuge; elle n’a rien d’effrayant. Il semble que ces personnages cherchent la tranquillité ou l’instantanéité de la mort. L’abandon de la vie survient en fait la conséquence du désespoir causé par la conscience. Le romancier multiplie les récits où la vie et la mort se rejoignent. Rappelons quelques cas de suicide:

Incapable de résister à la pression de la Révolution culturelle chinoise, l’ambassadeur Otrick met fin à ses jours (SPE); l’ancien consul Luc préfère la mort à la révélation du secret de la ville d’art (VI); le haut fonctionnaire Pallas ne veut plus continuer à vivre dans un milieu hypocrite (MSPSHS); l’écrivain Chessman vieillissant qui n’arrive pas à finir son roman choisit la mort (Ch); le peintre Cyril souffrant d’un amour incestueux se donne la mort; le diplomate Gérard conscient qu’il ne retrouvera jamais le temps perdu se jette sur les rails de métro (DEu); le marquis des Rouqueyres se suicide parce qu’il ne peut plus terminer son livre ni posséder la belle Giusta (RB); lorsque Don Juan comprend qu’il n’obtiendra jamais la femme idéale, il préfère plutôt la mort que la fuite (DJ) …

La liste des personnages suicidés est assez longue. Ils se perdent tous par faiblesse. Victimes à la fatalité mécanique de l’impuissance, ces hommes qui voulaient atteindre leur but sont entraînés par la défaite. Tous les suicidés ont connu la déception dans leurs aventures, l’échec de leur vie ou l’épuisement de la création. Ils sont impliqués dans la défaite comme s’ils la cherchaient avec un entêtement qui tenait pourtant de la clairvoyance.

La mort intervient notamment chez les personnages souffrant de la vieillesse, de la maladie ou de l’impuissance à créer. Par exemple, M. Liu d’Une Mort sale qui éprouve son impuissance face à l’âge venu et à la maladie attend paisiblement la mort. Il en est de même pour le poète-observateur de Retour d’Hélène, qui, très fatigué, en se rendant compte que la mort sera inévitable, espère retrouver la belle Hélène dans les mots. Xavier, incapable de contrôler la situation critique et de lutter contre la répression, veut mourir avec la société idéale. Pour ces personnages, la seule façon de vaincre la mort, c’est retrouver le temps, le faire revivre dans le présent et le perpétuer dans le futur. C’est la raison pour laquelle M. Liu raconte sa vie en pratiquant tranquillement au jeu de go; le Je-poète dépeint l’histoire tragique d’Hélène; Xavier soutient l’idée utopique en espérant qu’elle se réaliserait dans l’avenir.

Nous remarquons également que P.-J. Remy présente la mort comme l’image d’une obsession qui règne dans l’écriture. Georges Bataille a souligné: “La mort est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’oeuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force.” 64 Dans plusieurs romans, notre écrivain maintient bien la mort comme un fil conducteur:

Dans Désir d’Europe, nous avons dès le début un défunt, c’est de celui-ci que parle tout le récit; dans la Vie d’un héros, la mort de la mère constitue le point de départ pour l’enquête sur le père disparu; dans Don Juan, l’assassinat du commandeur poursuit Don Juan jusqu’à sa propre mort; dans Un Cimetière rouge en Nouvelle-Angleterre, la disparition de la jeune Millie hante la vie de l’écrivain Henry Julian; dans Retour d’Hélène, tout le poème est imprégné de mort: la ruine de la ville, la mort des êtres humains et des animaux, voire la mort pressentie du poète-observateur.

La mort du héros entraîne normalement l’arrêt de l’écriture. Cependant, chez P.-J. Remy, l’inachèvement nécessite toujours une continuité ou un renouvellement. Donc, l’écriture continue après la mort. Les romans tels que La vie d’Adrian Putney, poète, Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de ce siècle, Le Rose et le Blanc, Cordelia ou l’Angleterre, etc. se terminent également sur la mort des protagonistes, dont les aventures sont racontées ou écrites plus tard. On se demande si une des clefs de la création littéraire est dans la rupture. Sinon, pourquoi y-a-t-il autant de morts? Que signifie la mort en fin de compte?

Chez notre romancier, l’imagination et l’écriture relèvent toujours miraculeusement de l’échec. C’est celui-ci qui permet la possibilité de l’oeuvre, et c’est la mort qui suscite l’écriture. Ainsi, la mort n’est pas du tout la fin, elle permet la renaissance, la recréation ou la réécriture. Par exemple, à partir du défunt Gérard, est né tout le récit qui raconte sa vie (DEu); la disparition de la mère suscite la longue recherche du père (VUH); la réécriture du mythe de Don Juan est basée sur la mort du commandeur (DJ); Millie morte alimente sans cesse l’oeuvre de l’écrivain Julian (CRNA); la belle Hélène nourrit toujours l’imagination du poète.

De ce fait, la mort fournit un sujet littéraire. Elle constitue un aspect particulier qu’on trouve sans cesse dans l’oeuvre: la mort permet au vivant d’exister, de créer un monde réel ou imaginaire et d’échapper lui-même à une fin. La dualité des signes négatifs et positifs (mort et vivant) est mise en valeur. C’est à travers les signes de mort que l’oeuvre éveille le désir de vivre. En fait, ce sur quoi P.-J. Remy insiste, c’est probablement l’antithèse entre la mort et la vie, entre le décès et la naissance. Dans son univers, la mort constamment liée à la vie lui permet d’écrire ou de réécrire. C’est à partir de l’absence et du silence que la parole et l’écriture sont nées, tout comme Gaëtan Picon l’a indiqué:

‘“Comment, de cette mort, la parole poétique pourra-t-elle se lever, vivante et pleine? Tout le mouvement du poème est pour nous persuader qu’entre absence et présence, silence et parole, il y a un passage. Bien plus: que la parole ne peut se fonder que sur le silence, la vie sur la mort.” 65

La littérature sert à rétablir les conversations interrompues par la mort. Le texte évolue, donc, il est vivant. Notre romancier essaie de faire parler la mort et de sortir du silence. Citons maintenant cinq livres pour une analyse un peu plus détaillée:

Le Sac du Palais d’Eté est un livre composé de deux parties: les vivants et les morts. La première partie présente tous les successeurs de Victor Segalen exilés en Chine, leur espoir, leur tentative et leur rêve. Elle se termine sur la mission interrompue de Victor Segalen en raison de la première Guerre mondiale; la deuxième partie raconte l’échec de toute tentation chinoise: la mort de Victor Segalen, le suicide d’Otrick, l’impuissance de Chessman, le départ forcé de Guillaume et de Simon. Selon Sartre, “l’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec.” 66 Mais, l’échec s’exprime autrement chez P.-J. Remy: il n’est pas la défaite définitive, ni la mort finale. En fait, il permet aux personnages d’écrire, de témoigner du temps vécu et de faire renaître la mémoire. Ainsi, ce que le romancier cherche chez les vivants et les morts, c’est l’expérience de l’homme.

Désir d’Europe s’ouvre sur une mort et se referme sur un suicide. C’est en fait la vérité d’une mort qu’on dévoile. Le récit raconte divers échecs du héros Gérard: amour impossible avec Marion, impuissance face à la réalité, incapacité de finir son oeuvre … Par le biais de ce héros suicidé, l’auteur nous présente la fonction principale du récit: communiquer ce qui est peut-être incommunicable 67 et retracer la vie du héros à travers les écrits fragmentaires laissés par lui et les souvenirs évoqués par ses amis. L’oeuvre a ainsi pour but d’établir une nouvelle relation avec la vie. La mort contraint l’oeuvre à remodeler une vie et à lui donner ce dont elle a manqué: profondeur et durée.

Don Juan s’ouvre sur l’assassinat du commandeur, dont la mort poursuit inlassablement le héros Don Juan, condamné à s’enfuir. La mort, devenue enjeu de toute aventure, est présente, pourtant repoussée par le héros. Celui-ci se manifeste dans une course incessante. Poussé par le désir sans mesure, Don Juan ne s’arrête pas. Aucune expérience vécue ne lui fournit l’absolu de la jouissance, il continue éperdument sa tentative. Seule la mort semble pouvoir lui donner l’espoir dans l’au-delà et interrompre sa course. De ce fait, sous la plume de notre romancier, la fin de ce personnage est différente de celles qui sont représentées par Molière et Mozart. Nous dirions que c’est Don Juan qui attend la mort au lieu de chercher à lui échapper. La mort voulue représente l’éclatement d’une liberté qui se fait elle-même. De la fuite devant la mort à une mort voulue, l’auteur met en évidence le triomphe de la liberté, la maîtrise de la mort.

Rêver la vie est un livre qui commence par la mort du grand-père Jean Baptiste et la naissance du narrateur. Celui-ci est né le jour même où son grand-père est mort. L’auteur évoque une confrontation entre le décès et la naissance, entre la mort et la vie. Cette confrontation montre la soif de la vie, la nécessité de la renaissance. Le narrateur écrira non seulement le récit de la vie de son grand-père, mais aussi de celle de son père et de lui-même.

Dans Une Mort sale, la mort qui est le thème principal devient généralisée: mort physique, mort littéraire, mort sociale. C’est la mort qui détermine le destin des deux héros. L’origine de la mort vient de leur maladie, de leur impuissance et de leur vieillesse. Perdre la vitalité, c’est donc perdre l’amour et la capacité d’écrire. Une telle mort est aussi associée à la mort sociale qui a pour cause: la corruption, le désordre, l’invasion des militaires américains au Vietnam.

Ce que l’auteur souligne, c’est d’une part le désespoir dû à la faiblesse de l’homme, d’autre part la vie qui, au-delà de toute mort, réside dans l’écriture. Roland Barthes a déjà dit:

‘“L’écriture est une création; et dans cette mesure-là, c’est aussi une pratique de procréation. C’est une manière, tout simplement, de lutter, de dominer le sentiment de la mort et de l’abolissement intégral.” 68

C’est pourquoi chez P.-J. Remy il y a toujours le retour, le recommencement, la continuation, enfin le combat perpétuel contre l’épuisement, contre la fin et contre la mort. Le livre qui présente la rupture causée par le décès du personnage, tend vers une “fin” qui est en réalité un dépassement de la mort puisque le récit est toujours écrit après le décès. Toute la vision que le romancier a de l’existence de l’homme est le combat entre la vie et la mort. Dans la plupart de ses romans, le vécu, le virtuel, le possible, l’imaginé se fondent et se confondent. Dans la perspective de la mort de l’écriture et de l’évacuation du désir, le texte montre toujours les aspects d’une lutte acharnée, où la vie et la mort s’affrontent et où une oeuvre littéraire prend racine. Le personnage se trouve dans l’existence de la textualité, la mort littéraire est une mort fictive. Nous avons donc un texte pour raconter la vie et pour découvrir le parcours même de la création.

Dans l’oeuvre, le suicide est d’une part un signe de l’impuissance et de la fragilité de l’homme face à son destin, d’autre part, une révolte contre le destin, un défi lancé contre soi-même. Sur un fond d’aventures s’expose clairement la volonté de l’homme pour “réécrire” sa vie et “refaire” son destin. La façon dont le peintre Cyril se rend désespéré au moment de sa haute réussite 69 montre combien il veut changer la vie. Il n’atteint son but que dans la mort. Il y a en fait une possibilité d’être soi, absurdement, magnifiquement. Il en est de même pour le personnage de Don Juan, symbole du triomphe de la liberté et de la maîtrise de la mort. D’une manière générale, il ne semble pas que l’échec ou le tragique soit atteint chez tous les personnages de P.-J. Remy. Dans la plupart des cas, ils arrivent quand même à survivre.

Tous les personnages connaissent un destin lié à leur rencontre due au hasard. Le mouvement qui renverse le “hasard” en “destin” devient un des principes de l’écriture de P.-J. Remy. Le hasard se présente dans l’intrigue du récit comme un point de départ tandis que le destin marque une fin relative 70 . Du hasard au destin, il y a des mouvements et des péripéties. Citons quelques exemples:

Gérard a rencontré Marion lors de son voyage en Italie (DEu); Don Juan a violé Anna par hasard (DJ); le Je-écrivain français a aperçu la vieille clocharde en traversant Hyde Park (VAPP). Après ce genre de rencontres, les héros ont été tellement poursuivis par l’obsession féminine qu’ils l’ont incluse dans leur destin.

Le romancier tente de montrer comment l’évasion dans la sexualité et dans la création artistique et littéraire constitue pour ses personnages un moyen de fuir ou d’exprimer l’angoisse de l’impuissance ou de la mort. La mort de Gérard, de Don Juan, de la clocharde et de certains exilés marque leur échec et leur destin tragique. Le prolongement du hasard en destin est causé par l’amour impossible et le temps insaisissable.

L’enjeu de la mort consiste dans le surgissement d’un au-delà au sein du continu; le plaisir se trouve dans une inépuisable recherche. Morte, la femme vit plus que jamais dans les obsessions qu’elle suscite. Son décès est en effet un leurre, un jeu de création. Par exemple, Millie morte devient une image dans la conscience de l’écrivain Julian; le décès de la mère de Xavier suscite l’enquête sur le père disparu; la disparition de la maîtresse du poète entraîne une recherche … Ainsi, la disparition ou la mort peut engendrer une ardeur créatrice. La mort est donnée comme le point d’origine du texte: une bonne raison à la nécessité d’écrire et à la naissance d’une oeuvre.

Notes
64.

Georges Bataille, Oeuvres complètes, t.III., Gallimard, 1971, p.9.

65.

Gaëtan Picon, “Situation de la jeune poésie”, dans L’Usage de la lecture, tome II, Mercure de France, 1961, p.206.

66.

J.-P. Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943, p.561.

67.

La rupture est causée par la mort du héros.

68.

Roland Barthes, Le Grain de la voix, Seuil, 1981, p.339.

69.

Il se suicide dans la soirée de son vernissage.

70.

Chez P.-J. Remy, la fin n’est pas toujours définitive puisqu’il y a le recommencement et le renouvellement.