3.2. Le Monde à embrasser

“Qui a osé prétendre que la réalité dépassait la fiction? C’est la fiction qui tisse la trame de la réalité.” (Ch 361) Chez P.-J. Remy, la réalité historique et la création littéraire s’entremêlent constamment. Le reflet d’une réalité se présente sous les yeux du lecteur, et l’expression de la réalité consiste dans l’art de la représentation créative. Nous trouvons dans son oeuvre une série d’événements historiques.

Par exemple, l’expédition militaire franco-anglaise de 1860 en Chine, le sac du Palais d’Eté à Pékin, la recherche archéologique des scientifiques comme Victor Segalen, la croisière jaune d’André Citroën, les deux Guerres mondiales, la guerre d’Algérie, la Révolution culturelle chinoise, Mai 68 en France, la nuit de Prague, la montée du fascisme en Europe, les événements de Tian An Men … Tous ces épisodes historiques ont effectivement fourni la trame de ses récits.

Une Mort sale contient non seulement une réflexion de P.-J. Remy sur la décadence de l’Occident due à l’envoi des militaires américains au Vietnam, mais aussi une considération sur l’écriture qui montre que l’art de la mémoire permet de comprendre en quoi les éléments de la réalité se transforment. Désir d’Europe évoque la découverte par le héros Gérard du vrai visage de l’Europe, dans laquelle règne

‘“une paix pétrie d’angoisse et de terreurs, de douleur, de misère […] De Budapest à l’ultime taudis de la porte de Brandebourg, j’avais découvert un terrifiant réseau d’amitiés douloureuses, tissé de violence et parfois de haine, parmi toute une population d’humiliés et d’offensés qui étaient l’autre face, le côté pile d’une Europe […]” (DEu 436)’

La réalité présentée fait réfléchir sur des questions: “Les Chinois sont-ils “malades” en suivant cette révolution culturelle, désordre total, catastrophe hors du commun?” “Les Occidentaux sont-ils vaniteux en utilisant la force pour conquérir la Chine ou l’Asie?” “L’Europe est-elle malade de drogue, de trafics, de pauvreté, de violence …?”

Selon P.-J. Remy, il faut connaître la réalité même si elle est négative. C’est la raison pour laquelle il a tenté de saisir, non seulement une Chine imaginaire, abstraite, livresque et médiatisée, mais aussi une autre Chine réelle, dure et rugueuse; il a essayé de montrer à la fois une Europe lumineuse, artistique, heureuse, une autre actuelle, sombre et angoissante. Ce qui compte pour le romancier, c’est une réalité re-vue et recréée:

‘“Je veux, avec l’histoire derrière moi, m’attaquer au monde réel et recréer ce monde-création, donc, avec son immense part de menti, mais aussi son immense part de vécu. Je ne crois plus qu’en un livre qui embrasse et embrasse le monde.” (FDP 217)’

De ce fait, sa fiction littéraire suit les événements historiques. On trouve la réalité dans les contextes qui expriment les drames historiques. Un grand nombre de ses romans empruntent des données à la réalité. Bien que l’évocation soit toujours brève ou allusive, elle suffit à créer un “arrière-plan” authentique et complexe sans viser à reconstituer une vision panoramique et précise des faits. Les événements historiques se mêlent donc avec l’invention littéraire, et les personnages référentiels avec les héros fictifs.

A travers les épisodes d’une visite au château de Warlock et de l’opéra de Wagner, le romancier condamne la violence. Ce château construit au XVIIIe siècle est comme

‘“un gigantesque puzzle qui, pièce après pièce reconstitué, décrivait cette Europe qu’un abbé de Saint-Pierre […] avait imaginée sans guerres et sans crimes.” (DEu 197) ’

Par le biais de la scène musicale de “La Tétralogie”, le romancier nous amène à la réalité:

‘“Le soir de la première, après le silence, il y aura le hurlement de haine d’un public (nous, vous, eux) qui tremblera de s’être trop reconnu.” (DEu 217)’

Le nazisme est considéré comme le “Mal absolu”, pourtant “seul mon fils ne voyait pas, non plus, la bande de voyous aux crânes rasés” (NDF 293). D’où l’importance de donner un apprentissage historique aux jeunes et de reparler d’un passé oublié.

Les personnages apportent également de nombreux témoignages sur un monde d’apparences en mutation, monde marqué profondément par l’infidélité, la trahison, l’hypocrisie, la violence … Le visage de Dieu et l’image de la Raison s’effacent tandis qu’apparaît la vision d’un monde absurde qui s’ouvre sur le néant et le non-sens.

Il y a dans l’oeuvre de nombreux cas d’infidélité et la trahison entre les époux, les amants et les amis. Le romancier montre d’une certaine manière le problème du couple et la disparition de l’amitié sincère. En effet, dans son univers, tous les couples connaissent l’échec, et l’amitié est menacée. On y trouve le désaccord entre l’idéal et la réalité.

Par exemple, Mauro et Angela qui donnaient en apparence l’image idéale du couple heureux (cf. T 83) n’étaient qu’un faux modèle puisque Angela a trahi Mauro, que celui-ci l’a su dès le début (ibid. 105), et que leur ami Bernard a été trompé par sa femme (ibid. 131); le narrateur-peintre a violé la confiance de son ami, en passant la nuit avec Norma, dont son ami était très amoureux (cf. ADR 145); Marion a renoncé à l’amour de Gérard pour épouser un aristocrate (DEu); Mona a trompé l’amour de Pierre (RV); le narrateur-collectionneur avait une liaison avec la femme du célèbre peintre alors que celui-ci a couché avec sa femme Hélène (cf. NDF 214), et le jeune homme pour lequel Hélène a quitté son mari la trompera à son tour avec ses étudiantes (ibid. 291) … Que de scènes d’adultère! Que de couples malheureux!

Ces personnages vivent en réalité dans un monde imprégné d’hypocrisie, où l’amour devient une nausée, et où l’amitié se perd. Le romancier exprime son regret et ses soucis. Lorsqu’on abandonne l’amour et l’amitié, la violence s’approche. Le monde est donc menacé. D’après P.-J. Remy, les hommes doivent en prendre la responsabilité puisque ce sont eux qui ont voulu la violence: “Le monde est laid […] ce sont les hommes qui l’ont fait si laid …” (VUH 586). Le tragique qui ne se produit pas par hasard est dû à la folie des hommes. Dans La Vie d’un héros, le romancier a particulièrement dénoncé la vanité masculine et la violence menaçante. Sous sa plume, les hommes, aveuglés par leur vanité et leur ambition de pouvoir, sont follement devenus des tueurs:

‘“Antoine Sallemont a tué; Dallen a tué; Lerner a si souvent tué et Simon Anglade lui-même a tué: c’est si facile de tuer.” Et Xavier “aussi a tué un homme et cet homme était son ami” (VUH 593 et 599)’

L’Europe n’est plus ce qu’elle était, on doit faire face à des problèmes de plus en plus graves: la drogue, la contrebande, le chômage, la pauvreté, la violence …, face auxquels l’homme paraît impuissant. Pourtant, il faut qu’on fasse quelque chose. Les personnages tels que Gérard de Désir d’Europe, le Je-écrivain de Salue pour moi le monde, le narrateur-collectionneur de La nuit de Ferrare ont manifesté et lancé l’appel. Le récit symbolique et le récit réaliste se juxtaposent: l’attentat qui s’est produit en dehors de la scène (SPMM) et la destruction de la toile (NDF) montrent le danger de la violence.

On est plongé dans un monde instable, rempli d’échecs. Cependant, ce monde complexe que le romancier nous présente ne semble pas privé d’espérance. Le combat mené par des personnages, grâce à leur aspiration à créer davantage et à leur espoir de surmonter leurs échecs se trouve toujours dans les récits. L’auteur ne se charge que de montrer les inquiétudes, les angoisses et les espoirs de ses contemporains.

Pour défier le destin et le monde, certains personnages préfèrent un autre mode de vie; à part la soif sexuelle et l’évasion dans la sexualité, ils transgressent autrement les lois et les règles par l’inceste et l’homosexualité. Dans l’oeuvre, P.-J. Remy présente plusieurs cas d’inceste entre frère et soeur et entre père et fille. Voici quelques exemples:

Entre frère et soeur: les jumeaux Siegmund et Sieglinde (SPMM 87); les frère et soeur Mandaille (RB 285); Thierry et sa soeur Claude (Ch 299); Oskar et sa soeur Hélène (SPE 474); Marion et Cyril (DEu 155 et 158); les deux enfants de Marion (DEu 415, 417 et 418) … Entre père et fille: Wotan et sa fille (SPMM); Alma et son père (VUH 672); Giusta et son père (RB); le député et sa fille (QTE) …

Nous nous demandons pourquoi le romancier a créé autant de personnages incestueux. P.-J. Remy a été probablement influencé par Thomas Mann qu’il a mentionné à maintes reprises dans son oeuvre 71

Il a remarqué chez cet écrivain allemand “le défi lancé au monde et aux dieux par un frère et une soeur.” (T 42) Il a été touché par “l’inceste miraculeux des enfants retrouvés de Wotan.” (T 41) L’inceste est en fait une manière de représenter un désir articulé au principe de plaisir, pourtant lié à l’échec ou à la mort. Tous les personnages incestueux l’ont malheureusement connu. Ce qui compte pour notre auteur, ce n’est pas le sang pur, c’est plutôt l’amour, la tendresse, le bonheur, la liberté, le défi au monde et à Dieu.

En ce qui concerne l’homosexualité, il y en a plusieurs cas dans l’oeuvre. Citons d’abord l’exemple de l’écrivain français Saint-Aymard et de l’architecte anglais dans Le Rose et le Blanc. Ces deux personnages sont membres d’un groupe qui tente de créer une société idéale, ils représentent donc une sorte de marginalité sociale. Selon notre romancier, les homosexuels cherchent à leur manière le bonheur et la liberté en s’opposant aux lois et à la société. Ils pourraient être admis dans une société idéale, où les hommes seraient égaux. P.-J. Remy exprime probablement, par le biais de ces deux personnages, un autre sens qui est plus profond et qui est affirmé par Dominique Fernandez: l’homosexuel est celui qui “aspire sans cesse à un autre monde, à un ailleurs inconnu.” 72 Ce qui est démontré par notre auteur: chez lui, les homosexuels ne sont pas du même pays et n’exercent pas la même profession. A part Saint-Aymard et son ami, il y a encore le jardiniste japonais Yashima et l’écrivain français Karl. Celui-ci veut connaître l’autre domaine, du moins l’art de la composition et l’inspiration nécessaire à la création. Ainsi, ce qu’on cherche dans l’Autre ou dans son associé, ce n’est pas un double, ni un reflet, mais tout ce qui lui manque. Voilà un refus de se limiter à ce qu’on est.

L’inceste et l’homosexualité deviennent donc des problématiques puisqu’ils s’associent également à la solitude, au silence, à l’angoisse, à l’affrontement avec la souffrance. Pourtant, c’est une souffrance voulue, dont on ne peut absolument pas se débarrasser 73 . En réalité, l’inceste et l’homosexualité présentent un trait essentiel de l’impossible. C’est justement contre cette impossibilité que ces personnages mènent le combat et lancent le défi. C’est également avec cette impossibilité qu’ils s’efforcent de s’en sortir.

Les couples issus de deux pays dont les cultures et les religions sont différentes, manifestent aussi une aspiration à un autre monde et un défi pour franchir la barrière religieuse. Prenons deux couples comme exemples:

Dans Chine, l’écrivain André s’est marié, comme son père, avec une Chinoise, et le diplomate Thierry a accueilli une Arabe pour vivre ensemble. Ces personnages qui ont échappé à l’obstacle religieux témoignent d’un salut par l’union. Selon P.-J. Remy, ils apportent, l’un à l’autre, quelque chose de nouveau. En réalité, ils incarnent également l’idée de l’universalité de notre romancier. Celui-ci montre le destin de ses personnages qui vivent dans un monde privé de Dieu et en profonde mutation, et qui ont soif de bonheur, d’amour et de paix.

Dans le monde où l’existence humaine se situe entre le sens et le non-sens, les personnages de P.-J. Remy suivent un cheminement perpétuel. Ce que le romancier veut exprimer sans arrêt à travers eux, c’est la tentative et l’échec: le désir de pénétrer dans un ailleurs et l’incapacité de s’adapter au réel.

Parmi ses personnages, aucun n’est jamais parvenu à être totalement soi-même, ni à changer l’ordre du monde au gré de son désir.

Certains tâtonnent dans l’obscurité, d’autres dans plus de lumière. Chaque élément en engendre un autre, chaque partie appelle une totalité, qui n’est jamais atteinte.

Dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine, tous les aventuriers ou exilés portent chacun en soi sa Chine à travers une confluence de mystères, d’incompréhension et d’incommunicabilité. Chaque tentative s’évanouit pourtant dans un échec, un vide. Le personnage de Segalen n’a pas pu terminer sa mission à cause du déclenchement de la première Guerre mondiale; Simon a dû quitter Pékin en raison de la Révolution culturelle; Guillaume a été incapable de réaliser son nouveau projet lors des événements de Tian An Men …

Bien que les personnages de P.-J. Remy soient pour la plupart marqués par des traits sentimentaux, vaniteux, angoissés, pessimistes, etc, ils tentent tous de se battre et de se délivrer. Ils sont profondément imprégnés du souvenir du passé et luttent pour la survie.

C’est la prise de conscience métaphysique qui constitue le point de convergence des héros. Par exemple, le peintre Binet a brisé ses pinceaux après s’être rendu compte qu’il ne deviendrait jamais un génie (CEA); le marquis des Rouqueyres qui rédigeait une oeuvre depuis une trentaine d’années a brûlé ses manuscrits lorsqu’il a compris qu’il ne la terminerait jamais (RB); Gérard a tout abandonné quand il a pris conscience qu’il ne pourrait jamais retrouver l’amour et le temps perdus (DEu); le narrateur-député a décidé de rompre la vie hypocrite qu’il menait honorablement lorsqu’il est tombé amoureux de la fille dont il niait être le père (QTE).

Chez P.-J. Remy, la prise de conscience se fait au moment où le personnage pénètre dans la connaissance de soi après une sorte d’autopsie. Gérard a finalement pu prendre une décision: le refus du trafic de tableaux et l’annulation du rendez-vous avec la fille de Marion. Pallas a quitté une fois pour toutes le milieu détestable. Xavier s’est rendu compte de la vanité masculine. Simon et Guillaume, déçus de leur tentative chinoise, garderont toujours leur espoir. Le narrateur de La nuit de Ferrare éprouvait d’abord le besoin de se démontrer à lui-même “l’absolue vanité des médiocres plaisirs dont [il] avait jusque-là tissé [sa] vie” (NDF 148). Ensuite, il a reconnu qu’il est devenu

‘“cet homme vieillissant incapable d’aimer autre chose que quelques toiles mortes, incapable de se lever, incapable de crier devant ce qu’il haïssait pourtant. Vieil égoïste, lâche, trop occupé à veiller sur ses misérables trésors pour entendre les vraies clameurs du monde […]” (NDF 301)’

Sa prise de conscience et son “autopsie” l’appellent à sortir de soi-même et à avancer vers le monde puisque le destin de l’homme est lié à celui-ci. Ici, on remarque que l’auteur pousse son personnage à franchir le seuil entre le soi-même et le monde, à regarder le monde, à dire la vérité et à agir comme un vrai homme. Dans le texte, il s’agit de rappeler le passé oublié et de parler du danger menaçant du fascisme.

Il est intéressant de comparer ce franchissement avec un passage dans Algérie, bords de Seine où l’attitude du héros était différente face à la violence. Lorsque celle-ci se répandait dans les rues de Paris, “indifférent à ce qui se déroulait autour de lui,” le héros Gérard “courait à son rendez-vous” avec la jeune prostituée Julie et “maudissait ceux qui l’en empêchaient” (ABS 310). Cela nous renvoie à la référence de L’Education sentimentale, où le héros Frédéric cherchait Rosanette lorsque Paris était en proie à la violence. Le romancier veut-il montrer la confrontation entre la violence et la tendresse, la guerre et le plaisir? ou une autre éducation sentimentale manquée? En fin de compte, la prise de conscience marque le nouveau pas de son héros.

Comment embrasser le monde qui est à la fois réel et irréel? Pour le romancier et ses personnages, il est clair qu’ils tentent de continuer à lancer le défi, à faire face et à mener le combat, en associant l’imaginaire à la réalité afin de créer davantage. Un monde multiplié et diversifié est toujours prêt à être embrassé et raconté. Tout l’art de P.-J. Remy romancier consiste donc à créer un monde sensible que ses personnages embrassent. Face au destin, ceux-ci s’efforcent de s’en sortir et de survivre.

Dans plusieurs ouvrages, P.-J. Remy déploie le monde réel et le sens de la réalité en utilisant la technique romanesque du mentir vrai. La mention de personnages comme Segalen, Malraux renforce l’effet de réel dans le texte. Il en est de même pour les événements historiques. Les personnages réels ou fictifs parcourent tous une initiation même s’ils échouent. Les événements historiques montrent l’absurdité humaine et la violence existante. Par exemple, dans Le Sac du Palais d’Eté, la Révolution culturelle pousse des Chinois à détruire des monuments historiques pour faire place à des constructions modernes. Une Chine millénaire contraste avec la réalité marquée par la violence. Les gardes rouges deviennent des casseurs et des destructeurs. On n’a plus besoin de militaires étrangers pour exécuter un tel saccage. S’agit-il d’une ironie historique, réelle ou romanesque? Dans Chine, ce sont des militaires chinois qui ont reçu l’ordre de réprimer les jeunes. Les blessés et les morts ont ajouté plus de couleurs à la réalité, devenue en fait insoutenable et cruelle. Les éléments réels sont mêlés à ceux qui sont inventés. L’essence de la réalité discontinue donne l’impression qu’on poursuit une réalité qui s’éloigne et s’échappe.

Dans La Vie d’un héros, il y a également des figures historiques (Mozart, Stefan Zweig, Chausson, Strauss, etc.), des pays réels (la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, les Etats-Unis) et l’événement historique de la deuxième Guerre mondiale. A travers la recherche du père, Antoine, ancien chef d’orchestre, compromis sous l’occupation nazie, le héros Xavier découvre une réalité pleine de complots, d’attentats et de meurtres. La figure du père devient l’emblème de ceux qui pratiquaient la violence au nom de leur raison. La personnalité contradictoire renvoyait toujours à un monde également contradictoire, où le bien et le mal coexistent et où la paix contraste avec l’instabilité et la violence, auxquelles on lance le défi.

Le réel et l’irréel sont ainsi indissociables. Le romancier a puisé ses observations dans la réalité et en fait une fiction. En ce qui concerne l’Histoire et l’absurdité de l’homme, P.-J. Remy n’a pas évoqué, par exemple, de bataille dans Algérie, bords de Seine, mais un attentat qui a arraché la vie au personnage de Claude, qui n’était pourtant pas la cible (cf. ABS). Cette mort absurde renvoie à l’absurdité de la guerre. Pour combler cette absurdité, le romancier a créé en plus un lien de parenté entre le narrateur et une jeune Algérienne: demi-soeur de celui-ci. Les aventures imaginaires de ces personnages ont permis au romancier de montrer la réalité marquée par la violence.

Dans La nuit de Ferrare, la destruction de la toile fait réfléchir: non parce qu’elle est moralement indigne, mais parce que la violence actuelle a renvoyé au massacre pendant la guerre. Le romancier a ainsi transformé le réel en moyen de servir au roman, né de la réécriture imaginaire de l’histoire. Le contexte de ses manipulations de sens reste romanesque. Il a passé de la réalité inspirante à l’aventure inspirée et fait de cette réalité son oeuvre littéraire, condition et raison d’affronter le monde, prétexte à écrire.

P.-J. Remy évoque d’une façon significative le combat constant de l’homme et de son destin, c’est-à-dire braver le destin pour vivre enfin dans l’imaginaire. Il nous a proposé plusieurs fois de suivre le héros dans sa découverte progressive de la réalité. Par exemple, Rissner découvre peu à peu la face d’ombre de Londres (PCCA); le “narrateur-peintre” révèle le vrai visage de Rome (ADR); Julien démasque la ville éternelle (VI); Gérard aperçoit le changement de l’Europe (DEu). Tout ce que ces héros découvrent souillé par le trafic de drogue et d’objets d’art, la prostitution, la violence … La vision réelle nous permet de coïncider avec la déception du personnage: Rissner a quitté Londres, et le “narrateur-peintre” Rome; Julien a été rejeté et Gérard s’est suicidé.

Le monde dont rêve le romancier est probablement un monde idéal sans haine, ni violence. Monde où “les mots de haine et de révolte” font place à “ceux d’amitié et de fraternité” (RB 89); où on ne trouve plus la haine que Marion et Cyril éprouvaient envers leur père ou que Christophe nourrissait contre sa mère (cf. DEu 143, 155, 500); où il n’y a pas de jalousie ni de trahison comme on en a décrit dans Le Dernier été et Le Rose et le Blanc; où la vanité de l’homme et la violence disparaissent. Sinon, pourquoi le romancier reparle-t-il de cette société idéale dans Le Rose et le Blanc? Est-ce un simple sujet de roman ou un retour au passé? Nous dirions plutôt un désir et un rêve.

Dans Chine, malgré la guerre au Cambodge, l’attentat à Paris et la répression à Pékin, le romancier désire un “monde réconcilié” (Ch 758), symbolisé dans le roman par l’union de Yasmina, Hessing et Henrietta. Dans Algérie, bord de Seine, le héros tente, malgré la guerre, de trouver sa demi-soeur algérienne. Cette réconciliation du monde nous fait penser à un passage écrit par Nerval dans Voyage en Orient, où il y a une tentative de réconciliation du monde et de l’écriture. Il en va de même pour P.-J. Remy, qui tente de réunir “un monde réel à travers les pièges et les tentations de la fiction” (EP 200) et de transformer la vérité en roman des événements historiques. Ainsi, le monde instable et menacé par la haine et la violence a besoin d’être réconcilié, et l’écriture fragmentée nécessite d’être rassemblée. Cette vision du monde est incorporée à l’oeuvre dont l’auteur et ses personnages sont profondément imprégnés.

Parce que le monde réel auquel on fait face apporte sans cesse la déception et la souffrance aux personnages, ceux-ci fuient vers tout ce qui leur permet de se situer dans l’intemporel, comme la musique, l’art, la littérature. Qu’est-ce que “l’opéra maudit”, “le tableau malchanceux” et “la statue maléfique”, sinon le triomphe de la musique, de l’art et de l’écriture?

‘“J’aimais Wagner au-delà de sa musique, sa musique était un trésor où je puisais d’autres trésors: comme lui, j’ai tenté d’écrire à l’infini, d’entrelacer des motifs, en somme de raconter le monde” (T 42).’

Par ce personnage, le romancier a déjà révélé l’importance de la musique pour son écriture. La passion pour l’art est propre au créateur.

Notes
71.

P.-J. Remy, Toscanes, p.42; Un Voyage d’hiver, p.198; Salue pour moi le monde, p.105.

72.

Dominique Fernandez, Le Rapt de Ganymède, Grasset, “Poche”, 1989, p.296.

73.

Le cas de Cyril, pour qui la seule issue à cette impasse sentimentale est le suicide.