1. Certains rôles musicaux dans l’oeuvre

“[La musique est] une vraie forme de joie, une sorte de grâce.”
- P.-J. Remy 76

Ayant une profonde connaissance sur la musique, P.-J. Remy a cité dans son oeuvre beaucoup de morceaux musicaux de célèbres musiciens tels que Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin, Liszt, Wagner, Strauss … Si la musique tient une place assez importante chez notre romancier, c’est qu’elle ménage à la fois sa part au sentiment, à la sensibilité des personnages, à leur nostalgie et à leur temps vécu. A ce goût de la musique, il doit certainement son art de l’expression. Par sa fascination de la musique, il tente bien d’exprimer l’état d’âme de ses personnages. Selon lui, l’essence de la musique n’est pas seulement un pouvoir d’expression, mais celui d’envoûtement.

Dès son premier livre 77 , P.-J. Remy ne cesse parler de la musique, souvent liée au bonheur, à la joie, à l’éternité:

‘“Les quelques minutes qu’avait duré la courte pièce de Liszt avaient été un immense et long, fulgurant bonheur” et “j’avais entrevu l’éternité” (T 37). ’

Pour les personnages qui cherchent dans leurs souvenirs un temps vécu, la nostalgie de la musique est en quelque sorte la recherche du temps perdu ou d’une vie vécue.

Chez notre auteur, la musique, considérée comme une source de consolation, peut servir à remplir le vide, à accompagner l’homme solitaire. En fait, c’est par la musique qu’on trouve le moyen et la force de survivre.

Paul Claudel a cherché dans la musique de Wagner ce qui était capable de remplir son vide: “c’était l’époque où […] je cherchais douloureusement ma voie …” 78 . Il en est de même pour les personnages de P.-J. Remy, l’un d’entre eux a dit:

‘“Quand je suis très incertain de moi, de mes sentiments, j’écoute un peu Mozart; lui seul parvient à me réconcilier avec moi-même” (AEF 302).’

Cette affirmation montre la nécessité et la puissance musicales dans la vie humaine. D’après ce que Balzac a souligné, la musique seule peut avoir “la puissance de nous faire rentrer en nous-même.” 79 Chez P.-J. Remy, la musique peut aider l’homme à réfléchir et à se retrouver. Beaucoup de personnages se réfugient dans la musique:

‘“Il n’y a que la musique pour faire oublier mes douleurs” (O-E 254), et “la musique, c’est le moyen d’oublier le reste.” (AEF 32) ’

On cherche sans aucun doute dans la musique une consolation, un soutien de l’existence. La musique est en quelque sorte émotion, incitation à la rêverie, rappel d’un bonheur passé.

Dans Le Dernier été, il y a un passage qui évoque cette signification: avant le bombardement, la famille du narrateur a quitté Paris pour la province, on chantait en route, “c’était le bonheur.” (DE 25) Une fois de plus, notre écrivain a insisté sur la joie donnée par la musique, grâce à laquelle, ces personnages ont retrouvé le bonheur et oublié la peur et l’horreur causées par la guerre. Dans un univers angoissant qui représente par exemple la violence, l’Europe déchirée, seule la musique échappe à cette séparation, opposant une autre durée. Elle reste lorsque le reste s’envole. Chez P.-J. Remy, la musique est donc associée à la mélancolie pour son pouvoir de consolation: “Et pourtant, la musique existe quand même pour éviter le pire” (DEu 28).

Dans Chine, le personnage de Jean-Marie Erlanger essaie également de trouver dans la musique de Liszt une consolation, une accompagnatrice. Il joue avec une sorte de ferveur les “Années de pèlerinage” pour oublier la solitude: “Seul, lui aussi. Alors, il y a la musique. Nos musiques …”, “Liszt l’accompagne, vaille que vaille.” (Ch 427) La musique représente ainsi une sorte de consolation pour l’homme solitaire et lui donne une force d’existence. En fait, elle lui fait revivre de bons souvenirs. Ce morceau de Liszt fait référence à des lieux, des scènes, des poèmes ou des tableaux, dont le compositeur garde une bonne impression lors de ses voyages en Suisse et en Italie. L’Italie rappelle sans cesse à Jean-Marie sa jeunesse et ses amis de cette époque. Pour les deux protagonistes des Comédies italiennes, les “Années de pèlerinage” de Liszt “ne racontent après tout rien d’autre que leurs propres voyages.” (CI 38) Ils s’imprègnent également de cette musique pour retrouver leurs souvenirs marqués par le bonheur, la beauté, la jeunesse. Lorsque le héros de Désir d’Europe écoute ou réécoute ce morceau de Liszt, il trouve qu’il cherche le bonheur en suivant “à la trace un chemin qu’il a balisé pour [lui]” (DEu 37).

Dans un autre passage de Chine, l’auteur souligne l’émotion du personnage provoquée par la musique. Nous remarquons ainsi “un sonnet de Pétrarque. L’émotion de Jean-Marie. La musique.” (Ch 574) Liszt a fait une transcription de ses mélodies sur les textes de ses voyages. Ici, notre personnage s’y plonge. Et la brièveté de ces phrases nominales évoque le rythme musical. Nous avons l’impression de nous trouver dans une mélodie ou devant un tableau. La musique peut donc engendrer le tableau autant que le tableau fait naître la musique. La sensation suscitée par la musique est certainement forte.

Chez notre auteur, la musique peut non seulement toucher et exprimer le sentiment des personnages, mais aussi marquer leur aventure amoureuse. Dans Chine, Guillaume a avoué: “Je crois que pour la première fois de ma vie, j’ai pleuré en écoutant de la musique …” (Ch 89) Il s’agit du trio de la fin du “Chevalier à la rose” qui l’a fait “pleurer” (ibid.). Composé par Richard Strauss, cet opéra de légende marque un triomphe de la conception dramaturgique, à laquelle Mozart a donné sa contribution. Ce fameux trio émouvant est à la fois mélancolique et humoristique. Il conclut parfaitement, dans Don Juan de P.-J. Remy, les aventures et le destin du héros. Et dans Chine, il trace en quelque sorte l’aventure amoureuse de Guillaume. A ce moment-là, Guillaume était amoureux de Marianne, mais celle-ci n’aimait que Jean-Claude. Effectivement, le trio de ces personnages n’était pas heureux: Jean-Claude a été assassiné à Oran, et il n’y avait toujours pas de vrai amour entre Guillaume et Marianne. La musique entretient et nourrit les rêveries de l’amour malheureux.

Un autre exemple peut aussi montrer leur échec. Malgré la musique de “Schubert qui flottait dans la chambre” (Ch 96), le désir de Guillaume ne pouvait être satisfait, et Marianne ne lui renvoyait que l’image de sa désolation. Que représentait ici la musique de Schubert? Pourtant, sa tendresse a été qualifiée par Roland Barthes d’une “valeur féminisante” 80 . Par cette musique, l’auteur a paradoxalement mis en évidence l’amour impossible de ces deux personnages. La musique ne servait donc plus à faire naître l’harmonie entre eux, ni à leur donner la gaieté, ni à les rendre heureux.

Dans un autre passage de Chine où Simon, tout seul chez lui, écoutait la musique lorsque sa maîtresse Lorraine est partie pour un rendez-vous secret avec Julien, nous remarquons que la musique peut préluder au destin du personnage et à l’événement politique:

‘“C’est le prélude de ce premier acte (Parsifal) qu’il essaie donc d’écouter, longues harmonies nobles, où murmure déjà la joie à venir […]” (Ch 296) ’

Mais lorsque, tout à coup, l’idée de la Chine est survenue dans son souvenir, “Jadis, à Pékin …” (ibid.), Simon ne pouvait plus continuer à écouter la musique. L’image de la Chine était tellement forte qu’elle est devenue en quelque sorte une hantise qui a rompu l’harmonie musicale. Que signifie cette interruption pour ce personnage? Le souvenir de son ancienne amante Clawdia? L’amour impossible? Ou la nostalgie de la Chine?

Selon notre écrivain, la musique possède le double pouvoir d’évoquer le passé et de refléter le présent, la mémoire peut dévoiler les rapports secrets de chaque note. La musique devient art temporel, et la mémoire conscience du temps. En fait, l’harmonie annonce l’instabilité.

Après le prélude harmonieux, la rupture dramatique intervient. Dans le premier acte, Parsifal se trouve emprisonné. Son amour et son destin sont mis en danger. De même, l’harmonie et l’éternité chinoises que Victor Segalen avait fait remarquer dans son oeuvre ont été interrompues par la Révolution culturelle. Le changement musical et la variation musicale sont significativement renvoyés à la réalité.

La musique devient ainsi un signe de prélude, ce qui peut être confirmé par un autre exemple sur la musique de Schubert: le deuxième mouvement du “Quintette pour deux violoncelles”. Citons d’abord la parole de Guillaume adressée à Meilin:

‘“[…] écoute ce temps que la musique arrête …”, “Ecoute: c’est la plus grande tristesse, la dernière déchirure, et peut-être le plus grand bonheur.” (Ch 590) ’

En fait, le temps que la musique arrête devient une attente. Mais quelle fin attendra-t-on? L’insertion de la musique dans ce passage indique un prélude à la relation franco-chinoise et à l’événement de la place Tian An Men qui se terminera soit par l’échec, soit par la victoire; ou bien, au destin de ces deux personnages: la séparation ou le mariage. Ce morceau de Schubert exprime évidemment une série de variations qui renvoient à la fois à celles de la sensibilité des personnages et à celles du mouvement politique.

Dans l’oeuvre, la musique est également chargée d’un rôle de communication entre des personnages. Pour Balzac, “la musique, c’est l’âme.” 81 Elle peut pénétrer “le plus avant dans l’âme” 82 et communiquer “immédiatement ses idées à la manière des parfums.” 83 Comme Van De Ghinste l’a écrit: “La musique est l’art suprême qui permet la communication des âmes.” 84 , chez P.-J. Remy, la musique est capable de mettre les personnages en communication ou de révéler leur éloignement. La musique fait coïncider les âmes en synchronisant les temps intérieurs des personnages. Dans Chine, c’est par la musique que Jean-Marie s’éloigne de sa femme et s’approche de son amie, Irina, pianiste russe. Lorsqu’il joue des morceaux de Liszt, proches du poème d’inspiration romantique, “sa femme n’écoute guère, trop occupée par les jumeaux.” (Ch 427) Il y a donc entre le couple un manque de communication qui révèle la crise conjugale et entraîne leur séparation. Cependant, entre les deux amants, un lien est établi par la musique.

“La musique, bien plus profondément que le langage des mots, permet d’établir un véritable dialogue.” 85 C’est presque toujours la musique qui parle lorsque ces deux amants se trouvent ensemble. La musique se transforme tout en l’amour. Il est évident que le bonheur évoqué par la musique se confond avec le plaisir que Jean-Marie trouve toujours dans la compagnie de son amie. L’association amour-musique est bien démontrée à travers ces personnages. Dans Un Cimetière rouge en Nouvelle-Angleterre, les deux autres amants se sont pris pour la première fois la main:

‘“c’était à ce moment précis où le premier mouvement de la sonate s’élève, limpide, lumineux, pour devenir, peut-être, la petite phrase de la sonate de Vinteuil.” (CRNA 141) ’

Les âmes de ces amants communiquent et s’unissent à travers la musique qui restitue la douceur de leur amour. L’écrivain semble attiré par la signification de la musique de Vinteuil, chargée d’un rôle privilégié. Chez Proust, comme chez P.-J. Remy, cette “petite phrase de la sonate” s’allie toujours à l’amour des personnages.

On remarque qu’il y a aussi un lien entre le compositeur et le personnage. Par exemple, la musique de Chopin peut toucher l’âme inquiète du personnage pour son propre pays. Comme Chopin se lie toujours avec son pays natal, Irina s’inquiète de l’avenir de sa patrie: “et moi je pense d’abord à la Russie.” (Ch 590) De ce fait, Irina “ne joue plus ni Liszt, ni Mozart, mais seulement Chopin” (ibid.). En effet, Chopin “se livre à nous avec ses enthousiasmes et ses déchirements.” 86

A travers l’épisode où Simon a évoqué des souvenirs sur certains disques de Wagner et sur la vente illégale de ceux-ci, l’auteur montre le paradoxe entre la jeunesse et la vieillesse, entre l’art et le bénéfice. En effet, c’est pendant la jeunesse qu’on a envie d’écouter de la musique et de posséder des disques. Evidemment, l’auteur joue sur le mot “posséder”, car la possession de la musique renvoie parfaitement à celle de la femme. Il y a sans doute pour Simon des sentiments mélancoliques, des regrets du temps passé, une allusion au départ de la femme aimée [Lorraine a passé la nuit avec son amant] , puisque les morceaux du “Crépuscule des dieux” “le faisaient trembler d’émotion” (Ch 243). En fait, à cause d’un complot, Siegfried n’a pas pu non plus posséder la femme aimée. Une telle tragédie est toujours émouvante et significative. Ainsi, la musique de Wagner représente des sentiments du personnage de Simon.

“L’imposture […] tout un art qu’il faut cultiver comme un art, même en musique.” (Ch 244) Notre auteur dénonce par son personnage le conflit entre l’art et l’argent. Le changement de noms des chanteurs et la vente illégale des disques révèlent certainement le blasphème de l’art et la corruption de l’âme. D’ailleurs, toute la Tétralogie de Wagner a déployé un monde assoiffé de lucre.

On sait que “Fidelio” est le seul opéra de Beethoven. P.-J. Remy a particulièrement attiré l’attention sur cette pièce, dont il a parlé à plusieurs reprises dans son oeuvre:

‘“Fidelio, pourtant, ou la liberté. A tout prendre, Fidelio serait l’opéra qui me touche le plus.” 87 et “Fidelio est un de mes opéras préférés où l’épouse et le mari se rejoignent dans une même grandeur […]” (T 88), ou encore “Fidelio, c’était beaucoup plus qu’un opéra: un hymne à l’amour […], un hymne à la liberté […]” (AES 209). ’

Cette musique dramatique traduit en effet le goût de la Révolution, les idéaux de la justice, de l’avenir de l’humanité, de la liberté, de l’amour … Et quel est le rapport entre cette musique et notre personnage? Analysons d’abord la phrase suivante:

‘“Au milieu de cet immense chant où Beethoven a réconcilié le bonheur ineffable de l’amour conjugal et l’honneur de la patrie libérée, les yeux de Marianne, soudain, s’étaient mouillés.” (Ch 89) ’

Ainsi, la musique entre en communication directe avec la sensibilité du personnage. Notre auteur indique une fois de plus que la musique touche l’âme et le destin du personnage. Marianne est en quelque sorte imprégnée d’une musique qui évoque la lutte entre le bonheur individuel et l’honneur de la patrie. Naturellement, en écoutant Beethoven, elle pense à son mari tué en Algérie. Nous remarquons donc un conflit entre la grandeur de l’homme et le pathétique de l’amour conjugal. Pendant une guerre, combien y a-t-il de foyers perdus? En fait, cette réconciliation chantée par Beethoven est idéale. C’est pourquoi notre auteur condamne la violence et la guerre, et en même temps il souhaite cette réconciliation. Ce qui est également exprimé dans l’épisode où le héros de Désir d’Europe est allé à Berlin visiter des musées et écouter un Fidelio (cf. DEu 237).

Dans l’oeuvre, la musique entraîne sans cesse des personnages dans la rêverie ou dans l’oubli. L’auteur montre la magie de la musique par laquelle tout est possible: la destruction de la vie quotidienne, la reconstruction d’une nouvelle existence.

Citons encore l’exemple de Jean-Marie, une fois encore, la petite soviétique fait jouer sous ses doigts la musique de Liszt et, une fois de plus, Jean-Marie s’abîme dans une rêverie où tout ce qui est sa vie de tous les jours s’estompe […]. Ce sont des miettes informes que le piano charrie, entraîne, anéantit:

‘“Fermer les yeux, écouter, oublier.
La musique l’enveloppe.” (Ch 727)’

En effet, c’est dans la musique que ce personnage veut détruire sa vie banale et en imaginer une nouvelle. Et pour lui, changer de vie, c’est abandonner sa famille, sa carrière, et rester avec la pianiste russe.

Nous remarquons que chez Flaubert la musique suscite également le rêve des personnages. Dans Madame Bovary, les duos d’amour d’Emma et de Léon traduisent leur extase pour la musique allemande, car celle-ci donne à rêver. Et leurs élans lyriques se font écho. Pour Emma, le bonheur, c’est aussi d’abandonner la vie banale du couple et d’en reconstituer une autre toute nouvelle.

En somme, si dans son oeuvre P.-J. Remy fait référence à ces nombreux morceaux musicaux, c’est pour évoquer sa passion pour la musique et donner de la diversité à l’expression. Nous savons que Wagner est maintes fois apparu dans l’oeuvre de Proust. Chez P.-J. Remy, ce sont Bach, Mozart, Shubert, Wagner, Strauss … qui se présentent souvent. Presque dans chaque ouvrage, notre écrivain mentionne Bach. Pourquoi Bach fait-il l’objet d’une telle attention? Quelle est la signification de sa musique?

Notes
76.

P.-J. Remy, Londres: un ABC romanesque et sentimental, Lattès, 1994, p.169.

77.

P.-J. Remy, Et Gulliver mourut de sommeil, Julliard, 1989, p.109.

78.

Paul Claudel, L’Oeil écoute, Pléiade, Oeuvres en prose, p.368.

79.

Balzac, Gambara, XXVIII, p.62.

80.

Cité par Jean-Bernard Piat, dans Guide du mélomane averti, L.G.F. “Poche”, 1992, p.163.

81.

Balzac, Lettres à l’Etrangère II, Calman-Lévy, p.161.

82.

Balzac, Gambara, XXVIII, p.61.

83.

Balzac, Massimilla Doni, XXVIII, p.424.

84.

J.Van De Ghinste, Rapports humains et communication dans A la Recherche du temps perdu, A.G.Nizet, Paris, 1975, p.252.

85.

Annette Tamuly, Julien Green à la recherche du réel, Naman de Sherbrooke, Québec, p.140.

86.

Bernard Champigneulle, Histoire de la musique, PUF, 1978, p.94.

87.

P.-J. Remy, Bastille: rêver un opéra, Plon, 1989, p.174.