2. La Complexité musicale de Bach

Nous savons que Proust a constamment mentionné la “petite phrase de la sonate de Vinteuil”. Cette idée de réapparition permet en fait des échos. La musique de Vinteuil, découverte par Swann et entendue par le narrateur, devient une des clefs de l’esthétique de Proust. Chez P.-J. Remy, la musique de Bach n’est pas présentée de la même façon que celle de Vinteuil. Ce qui intéresse notre écrivain chez Bach, c’est la complexité musicale, la multitude de mouvements et de variations, la polyphonie … Tous ces thèmes musicaux sont bien évoqués et traduits à travers ses personnages.

Citons d’abord ce que Bernard Champigneule nous a évoqué sur l’art de Bach:

‘“La complexité des parties est un ferment pour son Jean-Sébastien Bach inspiration …. C’est sans doute dans les trois Partitas et les trois Sonates pour violon seul qu’il a pu donner la mesure de ses facultés exceptionnelles en tirant toutes les ressources polyphoniques d’un seul instrument …” 88 .’

Comme la chaconne de Bach, dont le thème subit sans doute des modifications mélodiques et des variations musicales, le terme de partita implique en quelque sorte l’idée de variations, et la sonate est aussi une oeuvre instrumentale en plusieurs mouvements. En effet, les sonates et les partitas de Bach constituent le sommet absolu de la musique instrumentale occidentale.

En parlant des “Sonates et des Partitas” de Bach, P.-J. Remy a

confirmé que c’était “une passion associée avec des souvenirs très précis.” 89 Nous pouvons ainsi dire que la musique de Bach est liée à la fois aux souvenirs de l’auteur lui-même et à ceux de ses personnages, c’est-à-dire, un mélange de souvenirs du passé dans lesquels tout est fusionné: confrontation de la musique avec l’homme, et celle de l’auteur avec ses personnages. Ce qui est déjà exprimé par notre écrivain dans Toscanes:

‘“C’était, venue de très loin dans ma mémoire, une partita de Bach, la deuxième et, subitement, ce tableau un peu convenu d’une jeune fille pâle qui joue dans un salon a basculé. Les premières notes, tenues, déchirées, m’ont plongé dans cet état presque cataleptique qui, si souvent, était pour moi synonyme de bonheur: bonheur dans la beauté, mais aussi bonheur dans le souvenir.” (T 443) et encore “… c’était la fusion de tout cela qui me revenait au coeur et à l’esprit, comme le reflet bien vivant d’une joie retrouvée.” (T 445)’

A travers ces citations, nous comprenons pourquoi la musique de Bach joue un rôle décisif pour le héros de Toscanes, et pourquoi elle lui accorde une telle attention. La musique de Bach l’aide en fait à vaincre la mort de souvenirs, où résident le bonheur, la joie et la beauté. La variation et le mouvement de cette partita de Bach correspondent bien à ceux de l’esprit de ce protagoniste. Donc, ce morceau musical lui fait revivre la mémoire et retrouver l’espoir. L’écrivain nous convie bien entendu à des réflexions sur la part que jouent les sensations et la mémoire. La musique se définit surtout par rapport au temps vécu du personnage: elle est souvenir.

La magie de musique se manifeste aussi dans La Vie d’un héros. Nous prenons un passage décrit comme une scène théâtrale, dont la musique de Bach fait l’objet:

‘“Violante jouait une partita de Bach dans la cour carrée de Charny, sous la lune: les hommes et les femmes réunis là pour parler gravement de l’avenir du monde s’étaient lentement avancés vers elle. Non pas fascinés: captivés. Captifs.” (VUH 397)’

Le violon est un objet d’art. Le fait que l’auteur fait jouer ce morceau musical de Bach par une violoniste est significatif. L’accent du violon donne à la fois une présence féminine et une manifestation du génie captif. La musique de Bach est citée ici comme une sorte de force magique qui permet d’attirer et rassembler les hommes, ainsi que de les guider vers la lumière, l’avenir. Ce qui renvoie bien à des thèmes principaux de ce livre: par la musique, Antoine veut maintenir le pouvoir masculin, et sous la musique, Xavier, aidé par des femmes, cherche la révélation, la vérité, la lumière. C’est justement cette violoniste qui, la plus lucide, indique à Xavier le chemin de l’enquête.

A la fin de La Vie d’un héros, notre auteur insiste de nouveau sur “le final de la deuxième partita de Bach.” (VUH 709) En fait, l’insertion d’un morceau musical tellement long, mouvementé et varié est évidemment significative. Tout ce roman étant guidé et tracé par la musique, la fin de cette partita équivaut bien à celle du roman. La complexité de la vie d’un héros et d’une quête est parfaitement représentée par celle de musique de Bach.

Dans un passage de Chine, la musique de Bach est mise en relief à travers son mouvement, sa variation et sa résonance étendue dans la sensibilité du personnage:

‘“ et magie de Bach: la musique va et vient, tourne et revient dans le salon rond qui donne sur les douves, revient encore et s’en va dans le grand salon voisin, puis la galerie, les corridors et les lancées d’escalier.” (Ch 586)’

En effet, Bach fait rebondir le mouvement musical pour laisser éclater une multiplicité musicale. Ce qui est souligné par notre auteur, c’est ce mouvement musical qui peut éveiller le personnage. Et la résonance, produite par le mouvement, entraîne le personnage non seulement dans des souvenirs lointains, mais aussi dans un bonheur retrouvé. C’est aussi le cas du personnage de Lorraine. Muette, depuis l’attentat de Beyrouth, Lorraine ne montre plus de sourire. Mais, en écoutant la musique, “les yeux grands ouverts, Lorraine sourit cette fois pleinement” (Ch 587). C’est la musique de Bach jouée par son amie Laura qui résonne sans cesse dans son esprit et réveille sa sensibilité.

La multiplicité de mouvements et de variations de Bach entraîne enfin une quête de la musique. Que cherche Lorraine, guidée par la musique de Bach, en marchant toute seule dans la nuit? Sûrement le bonheur suscité par la musique. Celle-ci s’impose comme un moment qui s’incarne dans une personne. La sensation auditive est à la base des impressions sensorielles. Le son, analogue à la voix qui laisse deviner une obsédante et invisible présence de la personne aimée, devient le signe d’un appel. Sensation, direction, signification, tels sont les manifestations dans la conscience de Lorraine. En fait, Lorraine

‘“entendait une musique, Bach et la chaconne … ; c’est en quête de cette musique qu’elle s’est avancée dans la galerie, l’escalier, les corridors …” (Ch 595) et “Elle souriait, elle entendait encore, encore la musique … ; puis elle s’est étendue dans l’eau et, doucement a laissé l’eau l’envahir.” (ibid.) ’

La quête de musique devient finalement l’acte de suicide guidé par la musique. Cependant, c’est avec le bonheur évoqué par la musique que Lorraine entre dans la mort. Pour elle, la musique de Bach est toujours liée à la vie vécue avec son amie Laura. Tous les souvenirs de l’époque où elle était heureuse avec son amie affluent en elle, réveillés par ce morceau musical. Donc, son bonheur s’attache bien à la musique, surtout à celle de Bach, puisque son amie en a souvent joué. Ainsi, la musique de Bach devient synonyme de bonheur, et “il y a des suicides heureux: magie, miracles.” (Ch 595)

Il apparaît que l’auteur nous conduit dans un monde à la fois réel et irréel. Car Lorraine nous fait penser au dormeur-éveillé de Nerval. Au Caire, le héros du Voyage en Orient, réveillé par la musique du cortège de mariage, ne sait plus s’il est dans un rêve ou non. Il en est de même pour un passage d’Orient-Express: dans une brasserie:

‘“un aspect irréel, fantastique à la limite du rêve et du cauchemar, que la musique enveloppait d’un fond sonore envoûtant.” (O-E 253) ’

En fait, la musique fait retentir notre imagination, et elle nous donne toujours à rêver. Dans Chine, l’écoute de la musique devient toute visible. Car Lorraine, handicapée, marche dans la nuit sans heurter aucun obstacle. Proust a aussi écrit dans La Prisonnière que le narrateur “aperçut une autre phrase de la sonate.” 90 Ce qui marque évidemment la profondeur de la sensation de la musique.

La chaconne de Bach que P.-J. Remy a maintes fois citée dans son oeuvre est “le morceau le plus long du point de vue de la durée, des différents mouvements, des différentes parties …” 91 . Elle est non seulement caractérisée par ses mouvements et sa diversité, mais aussi par sa résonance dans l’espace et dans le temps où résident toujours les souvenirs du personnage et de l’auteur lui-même, ainsi que l’espoir humain … Elle éveille en quelque sorte la conscience et l’état d’âme de nos personnages. A la fin de Chine, on entend de nouveau la musique de Bach: “par une fenêtre ouverte, arrive une chaconne de Bach, le violoncelle de Cécilia, la petite Chinoise …” (Ch 761). La musique de Bach franchit la limite de l’espace et résonne partout. Elle symbolise parfaitement le souvenir de Chine, son espoir et son avenir.

Ce morceau musical met aussi en parallèle le vrai bonheur avec le bonheur incestueux du frère et de la soeur. Par exemple, dans Chine, Hessing et Anne se trouvaient ensemble une nuit à Charny lorsqu’ils entendaient “plus tard, sur les trois heures du matin, la chaconne de Bach à travers les corridors” (Ch 402). Comme tout est possible dans le rêve, on peut faire ce qu’on veut sous la musique. L’amour impossible se manifeste sous le retentissement de la musique. Dans Salue pour moi le monde, notre auteur souligne également l’amour incestueux entre Siegmund et Sieglinde. En fait, l’amour impossible est pathétiquement représenté par la musique. L’effet musical traduit exactement l’état d’âme des personnages.

Nous trouvons aussi dans Chine le contraste renforcé par la musique de Bach. Par exemple, tout seul dans la maison, Simon retrouve la solitude lorsque Lorraine est partie avec Julien, et “la chaconne de Bach résonne en lui. Sourdement” (Ch 539) Ce morceau musical, qui devrait représenter une sorte de joie de danse, pèse alors lourdement sur ce personnage, et le rend très triste. Ce contraste renforce donc le sentiment et la sensibilité du personnage.

Chez P.-J. Remy, la musique de Bach peut également aider le personnage à vaincre spirituellement la solitude et la maladie, ainsi qu’à aller au-delà du monde réel. “Du Bach, une suite pour violoncelle. Il pense: être loin de tout cela …” (Ch 263), Paul, personnage de Chine, malade et sans ami, essaie de trouver une consolation dans la musique puisque le monde réel est très cruel pour lui: sa naissance est marquée par l’inceste; sa blessure à l’oeil ne lui permet pas de travailler; sa maladie du sida le condamne à la mort; son ami intime le quitte … L’auteur montre d’une manière évidente qu’en dépit de tout cela, on a quand-même la musique pour se consoler. C’est par la musique qu’on survit.

A travers ses personnages, P.-J. Remy insiste sans arrêt sur la nécessité de la musique pour l’existence de l’homme. Dans Le Sac du Palais d’Eté, Claude Shinder, poète français répète:

‘“Nous avons besoin de musique.” Et “Bach - et une nuit de neige en Nouvelle-Angleterre les enveloppent et les enferment.” (SPE 721) ’

Face à une vie qui est “depuis longtemps une attente sans lendemain” (ibid. 714), on se réfugie dans la musique, notamment dans celle de Bach. Car celle-ci représente mieux la complexité de la vie humaine. En somme, la musique aide l’homme à ne pas être anéanti par la vie et à toujours survivre.

Sous la plume de notre écrivain, la musique de Bach est également chargée de préluder à un malheur. Prenons une citation extraite d’Annette ou l’éducation des filles:

‘“La musique de Bach s’égrenait avec une passion perpétuellement retenue, en haleine, qui pénétrait peu à peu Annette. Elle avait le sentiment que quelque chose de douloureux, d’irréparable peut-être s’accomplissait.” (AEF 38)’

Ici, Annette, entrée depuis peu de temps dans l’apprentissage de la vie, est prévenue, par la musique de Bach, du malheur qui tombera sur son amie, Christine. Celle-ci sera violée par son professeur de piano, et ne s’en guérira jamais. Une fois de plus, la musique de Bach se lie avec la complexité de la vie humaine. Elle donne donc à Annette une leçon d’apprentissage: la vie est cruelle, les hommes sont “imbéciles” ou “salauds” (AEF 45).

Proust attire l’attention sur Wagner. Car il trouve que ce compositeur révèle dans sa musique les milles facettes de la vie. Comme le spectre lumineux constitue la totalité des couleurs, la musique de Wagner est pour Proust une restitution de la complexité de la vie, une source de diversité en elle-même,

‘“comme le spectre extériorise pour nous la composition de la lumière, l’harmonie d’un Wagner, la couleur d’un Elstir nous permettent de connaître cette essence qualitative des sensations d’un autre …” 92

De même, P.-J. Remy est passionnément fasciné par toutes les musiques représentant cette complexité, cette diversité, cette multiplicité, cette totalité. Du fait que Bach est considéré comme “le point de rencontre suprême du contrepoint et de l’harmonie, de l’horizontal et du vertical” 93 , notre auteur met l’accent sur ce “point de rencontre”, qui révèle notre monde:

‘“un monde où l’injustice et le crime, la faiblesse et la rédemption (cet éclat qui perdure, doucement, si doucement, dans l’adagio de Bach) sont trop étroitement mêlés pour qu’ils ne soient pas notre monde.” (DEu 147)’

Ainsi, par ses diverses touches, et à travers ses personnages, P.-J. Remy essaye de nous montrer l’effet de la multiplicité et de la polyphonie musicales. Cet effet se marque dans plusieurs de ses ouvrages tels que Le Sac du Palais d’Eté, La Vie d’un héros, Chine, dans lesquels il fait parler ses personnages. Leur voix et leur aventure se manifestent comme des variations, des mouvements dans l’espace et dans le temps.

La musique de Bach, fréquemment mentionnée dans l’oeuvre, assume un rôle particulier. Elle constitue, d’une part, la manifestation des goûts des personnages et de l’auteur. D’autre part, elle porte en quelque sorte une synthèse de signes. De manière générale, la musique de Bach est significativement renvoyée aux sentiments, à la sensation et à la sensibilité des personnages. Par cette musique, tout se rencontre et se rassemble. Associée à des événements historiques, chargée d’une affectivité personnelle, la musique de Bach devient une des manifestations les plus caractéristiques. Nous remarquons ainsi le rôle que l’écrivain assigne à de tels motifs musicaux.

Notes
88.

Bernard Champigneulle, Histoire de la musique, PUF, 1978, p.60.

89.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.431.

90.

) Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, 1954, p.177.

91.

cf. Entretien avec P.-J.Rmey du 2 juillet 1993, p.431.

92.

Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, 1947, p.590.

93.

Jean-Bernard Piat, Guide du mélomane averti, L.G.F. “Poche”, 1992, p.20.