1.1. Photographies: souvenirs et témoignages

Les images photographiques interviennent instantanément dans l’oeuvre. Elles servent en fait à susciter des souvenirs et à porter témoignage.

L’auteur fournit une réflexion romanesque sur la photographie considérée comme témoignage du passé. Dans un passage concernant une des photos prises par Hélène Hoppenot, amie de Claudel, nous remarquons: “La belle photo en noir et blanc, d’une porte de Pékin, ce devrait être Fuchengmen qui menait aussi au désert.” (Ch 186) La nostalgie d’une image ancienne marque que, pour ses personnages, la vraie Chine est celle qu’on a perdue. Car cette porte magnifique a été démolie pour les besoins de l’urbanisme. Seulement la photo peut ressusciter encore son image.

Une fois revenus en Chine, beaucoup de personnages recherchent leur trace, leurs souvenirs, et reprennent de nouveau des photographies. Par exemple, dans sa “tournée souvenirs” à la Grande Muraille, aux tombeaux des Ming … le personnage-photographe d’Iris trouve le grand plaisir:

‘“prendre deux fois la même photographie …” “Elle recherchait dès lors non seulement le même sujet, le même monument ou le même paysage, mais le même cadrage et la même lumière.” (Ch 326) ’

Ce qu’Iris recherche, c’est évidemment sa Chine, la Chine du temps passé. Ici, on est renvoyé au thème de l’éternel retour. De même que Segalen a cherché le passé de l’Empire du Milieu, à travers leurs photographies nos personnages essaient de retrouver la trace du passé pour en témoigner.

Prenons un autre exemple où l’auteur indique à la fois l’éternité des images photographiques et la fuite du temps. Iris se demande: “Est-ce que mes photos dureront un peu plus longtemps?” (Ch 399) puisque les mots de l’écrivain Chessman “sont déjà anéantis par le temps” (ibid.). La durée des images et la mort du texte nous font réfléchir. Pourquoi l’auteur a-t-il l’intention de faire résister au temps ces photos prises pendant la Révolution culturelle chinoise et non les mots de commentaire? Il veut peut-être indiquer que le texte étant daté et révolu, le langage n’adhère plus au présent et que ces photos qui montrent l’absurdité et l’horreur d’un drame tragique peuvent renvoyer aux événements de Tian An Men. Bien que le temps passe, le drame peut se reproduire. Les images photographiques deviennent donc des témoins et des reflets de l’Histoire.

La supériorité des images est mise en évidence: le texte de Chessman “n’arrive pas à la cheville de ce qu’elle [Iris] a réussi à montrer.” (Ch 208) L’auteur répète à plusieurs reprises que les photos peuvent donner des images directes, attirantes, et qu’elles révèlent mieux que des mots. Ce qui est confirmé par une autre photo d’Iris concernant un bourgeois ficelé par des gardes rouges, “la photo est là, entière, crue, plus dure et plus parlante que tous les mots, tous les discours […]” (SPE 571). Avec son album, Iris “avait construit une Chine qu’aucune littérature ne pouvait égaler” (SPE 746).

Nous trouvons bien d’autres épisodes qui valorisent les photographies, par exemple, “à Paris, partout: on a bien davantage besoin de nos photographies que de tous nos télégrammes!” (Ch 734) Par cette phrase un peu ironique, l’auteur insiste sur le privilège de l’information directement transmise par les images photographiques. Selon Roland Barthes, “une photographie sera pour nous parole au même titre qu’un article de journal.” 115 C’est pourquoi chez P.-J. Remy la photographie l’emporte largement sur le mot.

La photographie est aussi pour nos personnages un support du souvenir de la vie vécue. Rappelons-nous de l’album de photographies

offert par Lorraine lors de l’anniversaire de Simon. Cet album “raconte toute la vie” de celui-ci, et “la dernière photographie représente un vieil homme assis […]” (Ch 311). Ces photos déploient une vie vécue et expriment la fuite du temps. Ici, la vieillesse de Simon fait écho au texte dépassé. Il n’y a que les images qui restent.

Dans le passage où M. Liu dit:

‘“Quoi qu’il arrive dans les années, les mois à venir, il faut que des hommes comme vous et moi, comme mon père et lui [Segalen …] soient là, pour porter témoignage” (Ch 77),’

l’auteur imagine, par une photo, l’amitié entre Segalen et le père de M. Liu. Cette photo fait évoquer en fait les thèmes de l’exil, de l’aventure humaine et du témoignage historique. De là, nous trouvons que Segalen est à la fois semblable à nos personnages et profondément engagé dans la réalité. Ainsi, il existe un lien entre le témoignage porté par l’homme et celui par la photographie.

L’auteur montre qu’en tant qu’expression, les photographies peuvent non seulement donner des images, sources de connaissances sur un pays, mais aussi susciter la sensation et la passion. Par exemple, à travers des photos sur la Chine, Ismène qui “n’a jamais vu la Chine” trouve “un goût de Chine” (Ch 598). Ce qui nous fait penser au “goût de l’Orient” que Nerval a cherché. Mais, pour le héros de celui-ci, il fallait aller au moins à Vienne pour trouver “un avant-goût de l’Orient” 116 . Cependant, selon notre auteur, il suffit de regarder des photos pour le trouver. Avec le regard, le miracle se produit, les photos sont transformées en une Chine vivante:

‘“le regard d’Ismène glisse sur les photos qui, peu à peu, deviennent plus vraies pour elle que la Chine qu’elles ont figée dans un instant - sépia des images anciennes - d’éternité” (Ch 509). ’

L’auteur souligne ainsi une représentation vivante et sensible par les images picturales, un lien entre l’éternité et l’instant: une Chine éternelle fixée dans un instant.

Pour un autre personnage, André Verviers, exilé hors de la Chine, les photos peuvent produire le même effet: “Avec les lettres et des photographies d’une Chine plus vivante encore en lui que lorsqu’il l’a quittée” (Ch 330). L’auteur insiste une fois de plus sur l’attachement du personnage à la Chine. Avec ces photos, on revient toujours à la Chine. Ces images photographiques constituent donc un lien constant entre le personnage et la Chine. Julien Gracq a bien indiqué dans En lisant, en écrivant: “Le souvenir est présence absolue.” 117 Chez P.-J. Remy, les photos sont donc chargées de faire revivre le souvenir.

L’auteur utilise également des photographies pour retracer des événements historiques. Nous remarquons que les photos sur la Révolution culturelle chinoise font écho à celles des événements de Tian An Men.

‘“Images: ce sont des boisseaux d’images, des brassées de clichés, photos noir et blanc et couleurs que Ghislaine Blondin ramène chaque jour de ses randonnées à travers la ville.” (Ch 691) ’

L’auteur noue constamment le lien entre la photographie et l’acte d’écrire. Rappelons-nous:

‘“c’est aux anciennes photos d’Iris que Guillaume revient toujours. Les images qu’il a sous les yeux et son souvenir se mélangent,” et “il a réussi à écrire à nouveau.” (Ch 704) ’

De même que Paul Claudel a écrit un commentaire pour l’album d’Hélène Hoppenot, Guillaume, face à l’événement de Tian An Men, “se plonge dans un album de photographies de la Révolution culturelle, prises de la Chine d’hier, toutes prises par Iris” (Ch 663), et puis écrit à nouveau le commentaire que Chessman n’a pas réussi à écrire. L’auteur indique en fait que notre écriture dépend beaucoup de notre propre témoignage, c’est-à-dire que c’est grâce à une vie vécue, aux expériences acquises et aux scènes vues de ses propres yeux qu’on arrive à se mettre à écrire. Les images aident donc le personnage à retrouver le souvenir et la capacité d’écrire.

Dans l’univers de P.-J. Remy, la photographie est aussi chargée de révéler à la fois la violence et l’amour. Par exemple, à la vue d’une photo de Meilin, M. Liu pense tout de suite à sa femme rencontrée à Yan’an et mise à mort par la Révolution culturelle, “c’est un autre visage, disparu depuis si longtemps, qui lui revient à la mémoire […]” (Ch 325). De la photo de Meilin, on est renvoyé à sa grand-mère. Entre deux générations de femmes, est-ce que leur destin est différent? A la fin de Chine, on annonce la disparition de Meilin. Est-ce que leur ressemblance porte une prédiction? En fait, à cause de ces événements politiques, M. Liu perd sa femme, et Guillaume sa fiancée. L’amour est mis en évidence dans ce même passage:

‘“il suffit parfois de l’image d’un visage: penché au-dessus d’Irina, Jean-Marie Erlanger la photographie. Sans trêve: un film, deux films pris coup sur coup du visage de la jeune interprète.” (Ch 713) ’

Pourquoi tant de photos d’un seul visage sont-elles prises? Parce que ce visage photographié représente mieux l’amour et la passion. Entre ces deux personnages, l’amour est très sincère. Il n’y a que ces instantanés qui peuvent le focaliser et le montrer clairement.

La photographie de Clawdia est bien significative. A la fin de Chine, “Chessman est parti en prenant seulement une photographie de Clawdia à vingt ans.” (Ch 655) Cette photo représente évidemment la jeunesse féminine, la beauté idéale, le bonheur retrouvé. Chessman, devenu physiquement et spirituellement impuissant, tente de survivre par cette image féminine. Celle-ci accumule tous ses souvenirs d’une vie vécue.

L’auteur fait aussi resurgir par l’image photographique toute la puissance émotive du réel. Tout le monde connaît la photo d’un Chinois qui a fait arrêter des chars près de la place Tian An Men. L’auteur montre que cette photo sensationnelle et héroïque représente une détermination du peuple chinois à lutter pour la démocratie et son indignation contre la répression. La photo possède donc le pouvoir de présenter directement le réel, de traduire la sensibilité et de susciter la sensation.

“On voit, on filme, on photographie sans fin. Des images aux quatre coins du monde, télévision sans frontières […]” (Ch 713). Le rôle des images photographiques est ainsi souligné par l’auteur pour montrer la vérité, et lier la Chine au monde entier. L’objectif que l’auteur emprunte nous renvoie des reflets des images et nous donne une vision perspective. La Chine est donc choisie comme une toile de fond, sur laquelle le jeu des images révèle la réalité.

Notes
115.

Roland Barthes, Mythologies, Seuil, “Point”, 1957, p.195.

116.

Gérard de Nerval, Voyage en Orient I, Garnier-Flammarion, 1980, p.84.

117.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant, José Corti, 1982, p.262.