1.2. Photographies: clichés de la réalité

Parmi les photographies citées dans l’oeuvre, nous remarquons que certaines comportent une signification négative. Cette négation représente évidemment l’obscurité de la réalité. Comme le cliché est une partie de la photographie, la réalité ne peut pas être montré sans son ombre. Les images révélées par les clichés deviennent donc des reflets de la réalité et de la société.

L’appareil de photos lui-même se dédouble entre l’artiste et la réalité. Il est considéré comme le cerveau de l’être, et les photos, comme un laboratoire du regard. Dans De la Photographie considérée comme un assassinat, l’auteur souligne aussi le rôle des photos pour révéler les vices humains et méditer sur la vanité de l’homme et sur le non-sens de la vie.

En effet, notre écrivain tente de tout capter et de tout montrer par un jeu sur le clair-obscur. Voici son intention d’exposer le monde: “Mon plus cher désir: pouvoir tout montrer. Mais autrement.” (Ch 279). Mais comment montrer autrement? Comment montrer la réalité? Il faut sans aucun doute exposer non seulement la beauté, mais aussi la laideur. C’est justement à travers cette face négative qu’on peut percer la profondeur de la réalité. L’exemple où Iris parle de la Tamise l’explique bien:

‘“il faudrait, bien sûr, photographier tout cela autrement. Pouvoir montrer à la fois le fleuve et les morts, les noyés qui sont dans le ventre du fleuve.” (Ch 279) ’

Le paysage naturel se lie ainsi avec la mort. Quand on regarde la beauté de ce fleuve, il faut savoir que celui-ci peut avaler des êtres. Iris essaie de montrer l’intérieur du fleuve: l’autre face de la réalité. L’auteur révèle dans Chine: “Ce que Iris sait le mieux photographier, c’est l’horreur, la misère, le crime et la mort.” (Ch 103) En fait, Iris est un des personnages qui sait percevoir l’enfer de la réalité. Par ses photos, elle peut non seulement “porter témoignage” (ibid.), mais aussi révéler l’autre face. Regardons ces photos prises par Iris lors de la Révolution culturelle chinoise:

‘“Ce sont des images en noir et blanc d’une insoutenable cruauté: vieillards battus, enfants qu’on couvre de crachats, pancartes infamantes au-dessus d’étudiants, de professeurs […]” (Ch 102) “Un cliché que [Guillaume] connaît bien: ce vieux couple photographié devant la gare de Pékin, en mai 1966, et la foule de gosses qui lui crachent dessus …” (Ch 663) “Image en noir et blanc; le noir qui paraît plus clair parfois que le blanc, insoutenable: blanc d’un mur badigeonné des caractères qui veulent dire mort, haine, famine, ordure.” (Ch 208) …’

Ces photos montrent et révèlent évidemment l’envers de ce qu’était cette Révolution culturelle chinoise. Captées par un objectif, ces images choquantes qui défilent sous nos yeux donnent un effet cinématographique: révélation et sensation directes. La négation totale de cette révolution se confirme bien avec le jeu des images de l’auteur.

Dans Désir d’Europe, l’auteur évoque de la même manière la haine, la violence, l’horreur et la guerre. Par exemple, un album du pensionnat polonais montre que “chacun de ces jeune morts était beau” (DEu 109); sur des photos des années 1937 ou 1938, il y a les “visages d’enfants heureux qui souriaient à l’objectif”, mais “tous étaient morts six ou sept ans plus tard …” (DEu 150); et “la photo des ‘amants de Sarajevo’: deux enfants tués, enlacés à jamais sur la berge grise d’un fleuve sanglant.” (DEu 547) Ces images des enfants morts sont très marquantes. Elles révèlent silencieusement le malheur humain, la cruauté de la violence, l’absurdité de la guerre. La réalité historique s’expose ainsi à travers ces photos.

Baudelaire a dit sur Delacroix: “C’est non seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais surtout, - prodigieux mystère de sa peinture - la douleur morale.” 118 Nous y trouvons une ressemblance avec les personnages-photographes de P.-J. Remy. Par exemple, Iris, “elle seule savait photographier la douleur” (Ch 617). Quant à Claire, “elle sait saisir le dedans des choses […], elle sait maîtriser cette douleur” (PCCA 106). Delacroix a exprimé la douleur humaine par ses peintures tandis qu’Iris et Claire le font par leurs images photographiques.

Regardons maintenant l’album constitué par Iris pour le vieux banquier chinois K.C.Chen. Dans cet album, nous trouvons “des gamines de treize ans, nues, plus que nues …” (Ch 319) Ces images muettes révèlent en effet l’absurdité et l’érotisme de l’homme. Martyres, ces gamines sont traitées comme des objets. Et la comparaison du sourire de ces gamines avec celui d’un condamné tordu (cf. Ch 319) nous renvoie aux thèmes de l’innocence et de la bassesse. L’auteur mentionne à maintes reprises ces images des enfants maltraités:

‘“Ces photos, photos d’enfants tristes ou battus, petites filles, petits garçons, enfants nus, enfants qu’on a payés pour cela […]. Ces corps rompus, déchirés, déchirés et déchirants.” (Ch 724) ’

La récurrence de ces images montre non seulement l’indignation de l’auteur, mais aussi sa manière d’exposer les vices de l’homme et les réalités crues de la société.

Sous la plume de notre auteur, Iris qui peut “saisir l’intérieur des êtres et celui de la société ne fait que tout garder, scrupuleusement, aveuglement …” (Ch 518) Ce qu’elle veut, en fait, c’est tout capter et tout montrer. C’est exactement comme ce que fait notre auteur, qui ne cesse de saisir des images et d’en montrer. D’ailleurs, certaines images jouent un rôle essentiel pour caractériser le personnage de Chessman.

Dans Chine, Iris a photographié Chessman ivre ou endormi à trois moments différents: l’écrivain en mal d’écrire; l’écrivain qui venait de brûler tous ses manuscrits; l’écrivain qui attendait la fin de ses jours.

‘“Images, clichés, photos toujours dérobées, volées au visage qu’elles ont violé, au mort lui-même dont elles figent l’empreinte: John Chessman, ivre mort […]” (Ch 518). ’

Ces images de Chessman, mort-vivant, traduisent l’impuissance de cet écrivain. Celui-ci qui n’arrive pas à finir son roman, se trouve soit dans un état de l’ivresse, soit dans son rêve: “toute paix retrouvée qui, simplement, dort” (Ch 616). On se demande ici si l’auteur veut dire que Chessman cherche une solution dans son ivresse ou son rêve. Après avoir détruit ses manuscrits, Chessman, hanté longtemps par son roman, semble soulagé. Mais, que signifie ce soulagement? L’échec de l’écriture renvoie en fait à celui du personnage. A la fin du roman, on trouve que “le visage de John Chessman endormi sous les bandelettes d’une momie subitement apaisée est bien celui d’un mort.” (Ch 749) Ces images calmes montrent bien la fin d’un homme impuissant. Il est clair que, sans pouvoir écrire, ce personnage est condamné à mort.

Chez l’auteur, une image photographiée peut hanter des personnages et susciter la vengeance. Prenons l’exemple de la photo d’Emily gardée par Chessman pendant un demi-siècle. Cette photo, donnée plus tard au personnage de Mulley, lui rappelle constamment “l’image de la petite fille atrocement éventrée sur le rebord d’une route” (Ch 490). Hanté toujours par cette image, Mulley finit par tuer l’assassin: le Baron. Par le biais de cet épisode de l’image, l’auteur met en évidence l’innocence de l’enfant, l’hypocrisie de l’homme et sa face farouche.

La photo peut également traduire la haine d’un fils pour son père. Rappelons-nous le cas de Paul. Celui-ci dépose sur une sorte d’autel la photo de son père qu’il avait “froissée”, “déchirée” et puis “recollée”. Cette photo “à peine reconnaissable” (Ch 556) concentre toute la haine de Paul, victime de l’inceste et de l’abandon. C’est la photos qui le mène plus tard à tuer son père. A travers la photos se révèlent ainsi l’absurdité humaine et le martyre de l’inceste.

Si un autre trait donné par la photos attire notre attention, c’est la rencontre de l’art et de la chair, c’est-à-dire, un mélange de l’image avec le corps de femme. Nous pouvons citer l’exemple du personnage de Serge qui photographie des jeunes filles et fait l’amour avec elles. Serge “collectionne les photos de femmes […]” (Ch 454). Il court, comme Don Juan, de femme en femme. L’image de femme s’associe en fait avec celle de Chine, puisque c’est à travers des Chinoises que Serge essaie de connaître la Chine et écrire son livre: “ce sont des visages de femmes chinoises, des corps de jeunes chinoises dont, tiroir après tiroir, il accumule les images.” (ibid.) On remarque également l’ambiguïté de ce personnage (insolent et franc, plaisir physique et plaisir d’écrire …) et celle de la Chine (éternelle et inaccessible).

Il existe ainsi un paradoxe entre l’art et l’érotisme. On se rappelle que chez Huysmans, l’art et l’érotisme se traduisent par un rapport corrélatif. On se demande s’il y a, dans ce cas-là, un point commun entre P.-J. Remy et Huysmans. Il y aurait peut-être une différence: par le biais de l’érotisme, l’un insiste sur la révélation de la réalité et la source de l’écriture; l’autre, plutôt sur l’imaginaire. D’après notre auteur,

‘“peut-être que la pornographie est tout simplement la représentation très crue d’une réalité dont le réalisme, précisément, dérange.” (PCCA 106)’

En somme, P.-J. Remy tente de montrer, par l’art photographique, des vices et des besoins de l’homme, ainsi que des images négatives de la réalité: la guerre, la violence, les attentats, l’absurdité, la vulgarité, l’érotisme …Ces images assurent la communication, la perpétuation de la vérité et la transmission. Elles nous permettent d’avoir une vision plus réelle pour percevoir la profondeur de la réalité.

Notes
118.

Armand Moss, Baudelaire et Delacroix, A.G. Nizet, 1973, p.111.