1.3. Photographies: moyen d’imagination

Le rôle de photographie dans la littérature est affirmé chez bien des écrivains. Selon Armand Hoog, “la photographie est évidemment pour Proust l’un des moyens, le seul peut-être, de la possession imaginaire.” 119 Pour P.-J. Remy, la photographie est également jeu d’images et moyen d’imagination, par lesquels son écriture ne cesse de s’enrichir.

Tout au long d’Un Cimetière rouge en Nouvelle-Angleterre, la photographie de Millie, jeune fille morte, joue un rôle décisif. Elle devient en fait l’égérie de Julian, vieil écrivain français, exilé en Amérique. Du fait que cette photo est toujours “sur la table de travail de Julian” (CRNA 49), un lien intime se noue entre la jeune fille et l’écrivain. Pour Etienne, jeune écrivain qui entreprend une biographie sur Julian, cette photo représente en quelque sorte la vie de son interlocuteur. En fait, cette fameuse photos finit

‘“par s’installer au premier plan de cette fiction que, sous couvert du récit de la vie de l’un que l’autre sollicite, deux hommes ont commencé à s’inventer.” (CRNA 99) ’

Voici l’importance de cette photo: elle est la source de création, le jeu d’images, le moyen d’imagination. Autour de cette photo, se déroule ainsi tout le récit: le duel entre les deux écrivains, entre la vie et la mort, entre la fécondité et la stérilité de l’écriture. De la photographie à l’écriture, l’auteur évoque en réalité le processus de sa propre imagination puisque Millie est une fausse idole, et qu’elle ne sert qu’à l’écriture. A l’un de ses protagonistes, notre auteur prête sa parole:

‘“l’art, comme les femmes, fait partie du domaine de vos imaginations et je crois comprendre que les unes ne vont pas sans l’autre.” (CEA 136) ’

C’est pourquoi chez P.-J. Remy il y a toujours une alliance entre la femme, l’art et l’écriture. Par la photo de Millie, l’auteur suscite en quelque sorte notre curiosité ou notre imagination sur l’identité de cette fille, sa relation avec le vieil écrivain, son tombeau au Cimetière rouge, etc.

Dans La Vie d’Adrian Putney, poète où le héros Richard Dowds cherche, moyennant une photo, la maîtresse d’un poète célèbre, l’auteur met également en jeu l’identité de la femme en photo et celle d’une vieille clocharde. Fondé sur l’imagination, tout le récit est entrepris à répondre à la question: “Cette clocharde est-elle bien la maîtresse du poète?”

Dans La Vie d’un héros, nous ignorons l’aspect physique du personnage d’Antoine puisque sa figure est effacée sur toutes les photos. Le mystère suscité par ces photos entraîne donc une quête du père, dans laquelle se déroulent et se mêlent les intrigues. En menant cette quête, le héros Xavier découvre finalement le vrai visage de son père. Ainsi, la photographie devient le fil conducteur du récit, imprégné dans le jeu de l’imagination.

Quant au narrateur de Rêver la vie, il nous propose, lors de la première rencontre de sa mère et de son oncle paternel, d’essayer de

‘“l’imaginer, de la mettre en scène non sur un plateau de théâtre ou de cinéma, mais sous l’objectif attentif de l’un de ces photographes d’aujourd’hui.” (RV 276) ’

Pourquoi l’auteur insiste-t-il sur l’objectif? Ce serait peut-être pour obtenir dans notre imagination des images plus proches, plus claires ou plus précises. En fait, l’objectif peut capter des aspects sentimentaux des amoureux et révéler leur amour. L’auteur nous laisse observer ces deux personnages, ou plutôt imaginer leur rencontre et agrandir leurs images. A travers l’objectif, le champ d’imagination est ouvert puisque tout le récit est imaginaire, ce qui correspond parfaitement au titre de ce roman. Donc, les images saisies ou imaginées renvoient au jeu d’écriture.

Dans Salue pour moi le monde, il y a un passage où le héros a photographié au parc de Nymphenburg des oeuvres d’art:

‘“Ces tableaux, ces images, ces statues dont je voulais garder la trace et que je photographiais avec le zèle attentif d’un amoureux fou.” (SPMM 29) ’

Nous savons que les objets d’art du Musée imaginaire ont été réduits par Malraux à la représentation photographique. En saisissant par des images picturales la trace de l’art et de l’Histoire, P.-J. Remy nous propose une fois de plus un jeu d’imagination. Nous remarquons évidemment un lien important entre les photos prises par le protagoniste et la “Tétralogie” de Wagner. Par exemple, l’une des photos prises à Ellingen représente “Apollon et Daphné” (SPMM 114). Nous savons qu’Apollon est le dieu de la musique, et que Daphné symbolise la beauté et l’amour impossible puisqu’elle s’est transformée en laurier. En ce qui concerne “la fresque photographiée: Pan et Psyché” (SPMM 115), nous pourrions dire que Pan possède la puissance, et que Psyché représente la destinée de l’âme humaine et la souffrance. Il est clair que toute la “Tétralogie” de Wagner évoque l’amour impossible, la souffrance, la violence, le drame. C’est pourquoi à la fin de cette “Tétralogie”, on réclame l’âme humaine et la rédemption par l’amour. Ainsi l’auteur met l’accent sur la photographie.

Lisons maintenant la description de la photo d’Henriette, héroïne de Qui trop embrasse:

‘“[…] dans le flou du visage, les yeux qui regardaient de côté et la bouche plus nette semblaient poser une question.” (QTE 92) ’

la description est si brève qu’on ne connaît pas le vrais visage de cette femme. Tout au long du livre, la question se pose ainsi: “Est-elle vraiment la fille du narrateur?” Une fois de plus, l’auteur joue avec la photo.

Selon Roland Barthes, “l’image devient une écriture” 120 , P.-J. Remy reprend cette idée dans son oeuvre où il souligne constamment l’importance de ce lien. Dans Le Sac du Palais d’Eté, tout en feuilletant un vieil album de photos, Guillaume comprend ce qu’il est venu chercher à Pékin (cf. SPE 168), et puis “à la lumière de ce passé terni, accumule maintenant les idées, des mots” pour “préserver de l’oubli des mémoires ingrates” (SPE 694). L’expérience propre de l’auteur constate bien ce passage. Grâce à un vieil album de Chine, il a réussi à écrire Le Sac du Palais d’Eté; de nombreuses photos prises en Allemagne lui ont donné l’idée d’écrire Des Châteaux en Allemagne 121 .

Baudelaire a dit dans le Salon de 1859: “La photographie nous donne toutes les garanties d’exactitude (ils croient cela, les insensés!)” 122 Il a en fait révélé le piège de l’instantané: jeu des images. Par

exemple, la photographie d’une voiture prise à grande vitesse peut donner une impression de fixité, tandis que la statue de “l’Homme qui marche” de Rodin présente un mouvement. L’art est effectivement transfiguratif. Il peut donner à la fois la vérité et le mensonge. On se souvient ici d’une phrase de Le Clézio:

‘“L’art est sans doute la seule forme de progrès qui utilise aussi bien les voies de la vérité que celles du mensonge.” 123

Cette phrase fait écho à ce que P.-J. Remy a dit,

‘“Je crois que la photographie, c’est la vérité instantanée qui est peut-être un mensonge absolu”, et “avec la photographie, on fait ce qu’on veut.” 124

Par le jeu de la photographie, on peut masquer la vérité et devenir un autre. Prenons l’exemple du personnage de Miguel Carros,

‘“une photo de lui-même à vingt ans: pour un dîner de fêtes, il s’était fait le masque imaginaire d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont.” (Ch 408) ’

Sur la photo et sous le masque, Carros n’était plus un homme d’action, ni un tueur, il est devenu un poète célèbre. Il en est de même pour le peintre Cyril qui, déguisé en poète, s’est fait photographier (cf. DEu). Le jeu de la photographie met en question l’identité de ces personnages. Il montre la complexité de leur caractère et la dualité de leur vie.

L’expression par l’image photographique illustre l’art de montrer

l’extérieur pour révéler l’intérieur. Il faut donc connaître l’autre face de ces images apparentes. La photographie devient effectivement une forme d’expression par laquelle l’auteur évoque notre relation avec l’art. Or, selon Baudelaire, la photographie n’a pas accès au “domaine de l’impalpable et de l’imaginaire,” à “ce qui ne vaut que par ce que l’homme y ajoute de son âme …” 125 D’après lui, la photographie est un art mineur par rapport à la peinture qui révèle et exprime le travail du peintre. Selon notre auteur, la photographie peut également métamorphoser l’âme humaine, présenter le jeu de mensonge et de vérité. Elle a la même valeur que la peinture, à laquelle la référence est constante.

Notes
119.

Armand Hoog, Le Temps du lecteur, PUF, 1975, p.261.

120.

Roland Barthes, Mythologie, p.195.

121.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.430.

122.

Baudelaire, “Salon de 1859”, Oeuvres complètes II, Pléiade, 1975, p.617.

123.

J.-M.G. Le Clézio, L’Extase matérielle, Gallimard.

124.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.430.

125.

Baudelaire, “Salon de 1859”, Oeuvres complètes II, Pléiade, 1975, p.619.