2.1. Les Femmes en peinture

Presque toutes les héroïnes de P.-J. Remy sont liées à la peinture. Notre romancier pourrait être considéré comme peintre de femmes, dont il s’applique à la description en mêlant leurs figures avec des portraits de références. Dans la plupart des cas, les figures féminines se voient semblables. Pour P.-J. Remy, les femmes sont en quelque sorte des images de tableaux, dont il cherche à saisir les traits et sur lesquels son imagination projette des désirs et des rêves. La femme est comme peinture et la peinture comme femme, l’une dans ou par l’autre reflétée et exaltée. Nous remarquons évidemment le goût de P.-J. Remy en matière de beauté féminine et l’inspiration des oeuvres d’art pour son imagination.

Notre romancier fournit souvent des éléments peints pour une approche du rapport que le personnage entretient avec le tableau. Par exemple, pour décrire l’héroïne d’Ava, il a recours “à Véronèse, à Tiepolo, à Georges de La Tour” (A 14), à “Niccolo dell’Abbate” (A 16), à “Ingres” (A 52) et à bien d’autres. Voici la description détaillée du personnage d’Ava:

Ava est tantôt comme Lucie peinte par Tiepolo, “elle a les yeux clos mais fatigués, les paupières battues, les lèvres entrouvertes” (A 14), tantôt comme une Vierge de Bellini, dont le visage est “lisse” et “poli”, “aplani, très doux, nappe blanche et sans mystère” (A 57). Les épaules d’Ava sont comme celles de la femme peinte sur la fresque de Tiepolo: Apothéose de la famille Pisani, “à la fois rondes et carrées, doucement solides, trapèze idéal aux courbes pleines, géométrie dans l’espace” (A 33). Nous retrouvons les seins d’Ava peints par Niccolo dell’Abbate dans “le tableau de la continence de Scipion” (A 16). Egalement, Ava, “c’est ce portrait de la Fornazina dans le tableau d’Ingres, la Vénus de Dresde […]” (A 52). En fait,

‘“rien ne peut alors la représenter avec le plus d’exactitude que le tableau de Jean Cousin, dit ‘Cousin le père’ […] c’est la célèbre Eva Prima Pandora” (A 80).’

P.-J. Remy nous décrit d’une manière très précise une Ava charmante et séduisante, symboliquement représentée par ces toiles. Les traits caractéristiques d’Ava s’esquissent en se mêlant avec ceux des images. Le corps d’Ava que ces tableaux illustrent suscite le désir. Identifiée aux figures féminines de ces tableaux célèbres, la comédienne Ava se voit comme une Ava au comble de la beauté féminine, une Ava à multiples formes, une Ava au reflet de l’art. Ainsi, elle devient pour les personnages la femme unique, idéale et éternelle. Le romancier met en évidence la médiation du mythe féminin pour l’intégrer au travail de l’artiste. Pour présenter une Ava tout entière, il faut reconstituer cette figure en réunissant les éléments disjoints par le travail du texte.

Certains des protagonistes de P.-J. Remy associent eux aussi la femme à la peinture. Le narrateur de La Vie d’un héros considère toutes les femmes qu’il a rencontrées comme les figures féminines qu’il a parfois trouvées dans un tableau ou dans une fresque (cf. VUH 452). Le vieil écrivain Berger se rappelle le “profil de déesse égyptienne” (FDP 125) de sa femme. Dans Comédies Italiennes, Jean remarque aussi qu’Antonia possède des traits peints, comme “un tableau” (CI 35): elle a “les transparences de ces Madones-enfants” (ibid.), elle ressemble à “la Sainte Ursule de Carpaccio” (CI 38) et à “ces princesses florentines dont la peinture de la fin du Moyen Age décorait à l’infini des salles obscures.” (CI 264) En effet, tout comme Ava, Antonia se trouve partout:

‘“Antonia nue une éponge à la main, c’est le monotype de Degas […]; Antonia qui repose accoudée sur son lit, c’est Goya, c’est Titien, c’est Giorgione” (CI 416). ’

Finalement, le romancier nous présente une Antonia qui est le reflet confus de toutes les femmes.

Nous nous demandons pourquoi P.-J. Remy et ses héros évoquent tous la figure féminine par le biais des tableaux. Pourquoi cherchent-ils tous l’image de la femme dans la peinture? Quelle est la signification de cette incarnation de la femme dans l’art pictural? Nous trouvons la réponse dans l’affirmation du narrateur d’Ava:

‘“Ava n’existait que pour moi. Que par moi. Sur les murs d’Urbino ou de Pérouse, de Crémone, c’est moi qui l’ai peinte à la fresque […] Je l’ai inventée comme on invente une formule magique, une écriture nouvelle.” ( A 263 )’

De ce fait, le romancier, identifié à l’artiste, crée une héroïne mêlée à l’art. C’est une réécriture de figure féminine puisque Ava a été déjà peinte par bien d’autres artistes. P.-J. Remy met en question la problématique de création. Comment créer ou recréer? Le texte d’Ava en donne un exemple. L’écrivain recourt à la peinture pour souligner l’effet de cette succession d’images sans transitions qui constitue le livre. De l’ensemble d’images sort une espèce de vibration liant étroitement les images et les impressions visuelles. Grâce à l’art, l’artiste-écrivain la fait entrer et durer dans notre mémoire.

Dans l’oeuvre, les femmes telles que Ava, Pandora, Hélène sont systématiquement présentées par les toiles, toujours confondues et renvoyées au mythe. Car ces femmes se voient comme une sorte d’hymne à la fois à “l’éternel féminin” (ADR 457) et au génie féminin. Le monde s’incarne dans le mythe de femmes qui le renvoient à l’homme par l’intermédiaire de leur beauté, de leur jeunesse et de leur inspiration. Notre écrivain renouvelle, à sa manière, les mythes antiques en puisant dans le fonds ancien des légendes, des images et des signes afin d’y insérer ses propres intrigues et ses personnages. Les femmes peintes deviennent donc les médiatrices entre l’écrivain et l’oeuvre. C’est pourquoi François Nourissier considère P.-J. Remy comme “voleur de légendes” 126 . Effectivement, notre romancier sait profiter des images mythiques et légendaires pour reproduire ses propres variations. Selon lui, l’incarnation d’une beauté mythique ou légendaire vise à rassembler en un seul corps l’éternité de la femme et le génie de la création. L’éternité féminine rassure en fait l’écrivain dans sa création.

La peinture, aux yeux de P.-J. Remy, a pour but partiel d’exprimer la beauté féminine. C’est pourquoi il décrit souvent les portraits de ses personnages féminins à l’aide de tableaux. Voici un autre exemple:

‘“Sylvia est aussi mince et blonde, anguleuse, aux pommettes saillantes et aux yeux d’un vert liquide dans une peau dorée, qu’Antonia est brune et blanche, tièdement ronde, aux yeux sombres […] elles [semblent] bien les deux reflets d’une même beauté, Giorgione et Botticelli, Titien ou Tiepolo face à Pisanello, au plus grand Dürer.” ( CI 249 )’

Ces deux filles n’ont pas le même type, elles représentent différents styles, formes et couleurs. La beauté féminine n’est pas unique, mais multiple. Elle est aussi différentes chez les femmes que dans les tableaux divers.

Dans l’univers romanesque de P.-J. Remy, la peinture est destinée à représenter toutes les figures féminines. Nous pourrions dire que chez lui, il n’y a pas de différence sociale entre les femmes puisqu’il les a toutes mises sur le même plan. Qu’elles soient Vierge, Sainte, nymphe, actrice, romancière, clocharde, voire prostituée, nous retrouvons toujours leur image dans des tableaux. Ce qui compte pour notre auteur, c’est leur figure féminine et l’inspiration qu’elles font naître.

Ainsi, nous avons l’image d’une clocharde comme celle d’une figure de tableau. L’écrivain met en évidence la “ressemblance miraculeuse entre la jeune femme du tableau d’Augustus John et la clocharde” (VAPP 58) et le rapprochement de celle-ci avec “une reproduction du tableau qui figurait sur la jaquette d’un livre.” (ibid. 94) Sous sa plume, cette clocharde devient tantôt la déesse romaine Minerve, tantôt la belle et pure Ariane, et même la Vierge:

‘“Elle avait l’aisance souveraine d’une Minerve qui aurait emprunté la grâce et la fragilité d’Ariane. Son allure aussi était celle d’une déesse, d’une sorte de Vierge guerrière de l’esprit” (ibid. 98)’

Nous remarquons ici une évolution évidente de cette clocharde: d’une pauvre femme, abandonnée par la société, à une vierge qui occupe une place respectable; d’une vieille femme à une jeune beauté; d’une femme ordinaire à une figure artistique. Chez P.-J. Remy, la déesse ou la Vierge peut devenir une femme ordinaire, tout comme les autres femmes qui sont en mesure d’éveiller l’inspiration d’un homme et de lui donner un sentiment de plénitude, de joie, de sérénité. Il est clair que, par le biais de cette clocharde, le romancier met en valeur toutes les figures féminines.

Pour montrer à la fois la tendresse de l’amour sincère et la souffrance de l’amour impossible, notre écrivain associe le portrait de Marie-Thérèse à celui de Mme Berthelot peinte par Armand Pont (RV 60). Ce personnage de Marie-Thérèse a un mari qui cherche toujours sa bien-aimée, et un amant qui est son beau-frère, ainsi qu’un bébé qui va naître. De ce fait, la peinture reflète tous les sentiments qui habitent cette femme.

Cet exemple pourrait paraître paradoxal: le tableau mentionné n’est pas décrit en détail. En revanche, un enchaînement d’épisodes qui préparent et disposent soigneusement Marie-Thérèse à la contemplation est un indice qui fait d’elle une figure possible de peinture.

Il en est de même pour le portrait d’Hélène. L’auteur n’a pas décrit son aspect physique en détail. Nous retenons seulement une Hélène qui s’en va, qui a l’air de chercher la liberté (cf. RH). Le poète nous invite probablement à contempler les images et à imaginer la scène.

Lucie, peinte par Tiepolo, représente l’héroïne Ava avec “les yeux clos mais fatigués, les paupières battue, les lèvres entrouvertes” (A 14). Cette toile porte sur elle les marques de la beauté, de la sensualité et de la fatigue. Ces marques semblent renvoyer à des manifestations psychologiques, traits déposés sur le personnage dès le début du récit. Car Ava se sent fatiguée à la fin du roman. L’écrivain indique cette fatigue par le biais de la toile.

Selon Diderot, la peinture est tout comme “l’art d’aller à l’âme par l’entremise des yeux” 127 . Stendhal a également demandé “une âme à la peinture” 128 Quant à P.-J. Remy, il fait revivre l’âme de la peinture et donne vie aux images immobiles puisque celles-ci suscitent par le regard l’imagination et font naître le texte.

Ainsi chez P.-J. Remy, le tableau est personnifié et la femme peinte reprend vie. Elle devient “une amie, une confidente, un souvenir, un regard” (NDF 19). Dans La nuit de Ferrare, le héros ressent la tendresse du regard interrogatif de la femme peinte (NDF 15). La “contemplation” étant réciproque, elle constitue une forme de conversation intime entre le héros et la toile (NDF 17). C’est lui-même que le héros contemple en fait “au miroir des yeux et du corps de Mathilde aux bras levés” (ibid.). Le tableau présente un sujet de méditation sur le personnage lui-même et sur sa signification. Rester seul et silencieux devant la femme peinte permet à ce héros de méditer, de se trouver lui-même et d’être éveillé par les images à force de contemplation.

La vie de ce héros et sa relation avec l’épouse se révèlent également par la toile qui indique clairement leur non-communication et leur crise. Pour le héros, la toile est “plus chère” à son coeur que sa femme qui ne l’aime guère et qu’il n’aime plus (ibid. 41) C’est seulement devant la toile de Mathilde qu’il trouve un peu de repos quand la présence de sa femme, pourtant si loin de lui, lui pèse encore trop (ibid. 219). Par le biais de la femme peinte, l’écrivain souligne le jeu de présence et d’absence. La toile l’emporte largement sur l’épouse, dont la présence est niée aux yeux du héros. Bien que Mathilde soit peinte et immobile, sa présence règne partout et marque des valeurs. En réalité, ce tableau est doublement représenté. A travers Mathilde peinte à quinze ans, l’auteur nous invite à contempler l’image de cette jeune fille, multipliée par tant d’autres, à suivre le passé mémorisé et à connaître le danger de la violence.

Le tableau de Mathilde représente donc pour le héros-narrateur “le centre, le lieu géométrique” (ibid. 101) vers lequel convergent tous ses désirs et ses attentes. La peinture devient ainsi chez ce personnage la vie et la raison d’être, le souvenir du passé et le sujet principal du récit.

Pour P.-J. Remy, l’enjeu est que le tableau représente une rencontre avec des signes et que les images picturales constituent une force créatrice. L’écriture n’est qu’un moyen d’approche. L’art est le désir de production d’une oeuvre verbale, fondée sur le signifiant imaginé et les figures picturales. Ainsi, la corrélation entre la peinture et la femme nourrit sans cesse l’imagination de notre écrivain. Ce qui est déjà affirmé par un de ses personnages: “L’art, comme les femmes, fait partie du domaine de vos imaginations et je crois comprendre que les unes ne vont pas sans l’autre.” (CEA 136)

Notes
126.

François Nourissier, “Pierre-Jean Remy, voleur de légendes”, Le Figaro magazine, N°17055, 12 juin 1999, p.130.

127.

Diderot, “Salon de 1765”, Oeuvres complètes, Assèzat-Tourneux, t.X. p.376.

128.

Stendhal, Mélange d’art, Le Divan, 1932, p.45.