2.2. La Peinture chinoise

A. La Peinture sur verre: portraits de femmes

Dans plusieurs romans, notamment dans Chine, les portraits de femmes peints et fixés sur verre sont maintes fois mentionnés. L’art de ce genre de peinture a été introduit en Chine au XVIIIe siècle par les Jésuites. Pourquoi le romancier y met-il l’accent? Que veut-il nous révéler? Que signifie le portrait miroitant?

La peinture sur verre représentant à la fois le portrait peint et l’image reflétée par le verre, nous sommes invités à entrer dans un jeu des images, par lequel le romancier souligne sans doute la figure double de la femme, sa fascination, sa transfiguration et sa transposition. Nous y trouvons comme les personnages un mélange de la sensation, des sentiments et de la mémoire.

Dans Toscanes, “le visage d’un portrait de prostituée attire” (T 148) l’attention du héros. Ce portrait est bien celui sur verre. De même que très significatif est le voyage effectué par ce héros en Toscane, le portrait de femme est chargé de lui rappeler le passé et de lui réveiller l’esprit puisque tout l’accent du récit est mis sur l’énergie récupérée et le temps retrouvé.

“Ces peintures sur verre vont par paire” (Ch 83), et c’est “deux fois la même femme” (QTE 205). Le jeu du double est une fois de plus mis en évidence. Chez P.-J. Remy, l’homme est constamment double, il en est de même pour la femme. Dans Chine, l’épisode de la fameuse paire de femmes peintes est significatif: l’une est cassée, morte 129 , l’autre est retrouvée vingt ans après 130 . Le fixé sur verre cassé pourrait préluder à l’échec du premier séjour 131 et la crise de rapport entre Guillaume et Marianne; le fixé retrouvé représente probablement le commencement du nouveau séjour à Pékin. Il y a ainsi un lien établi entre la femme et l’homme, entre la peinture et le personnage, entre l’espace et le temps.

Dans Chine, la peinture sur verre a effectivement pour fonction de faire revivre le passé. Pour Guillaume, “c’est le coup de foudre” de découvrir

‘“l’une de ces peintures sur verre exposées dans la vitrine: une jeune femme en bleu, le sourire lointain, ironique, sensuel, enjôleur …” (Ch 83). ’

A la vue de cette peinture, les souvenirs de son tout premier séjour à Pékin émergent chez ce héros. Nous trouvons facilement le même cas chez Jacques Benoist:

‘“au mur, la petite chinoise fixée sous verre de Liu Li Chang a bien le sourire de toutes celles qu’il a croisées à travers l’Asie” (Ch 182). ’

Le portrait de femme sur verre rappelle en fait aux personnages le souvenir d’une vie exilée. Ce qui révèle évidement que tout le roman, fondé sur le thème de l’exil, montre la tentation chinoise constamment renouée avec le passé.

Chez le personnage Simon,

‘“tout un mur était occupé de ces étranges figures aux gestes figés dans une position admirablement artificielle qui les rendait plus irréelles encore, plus loin de la petite fille qui avait servi de modèle au peintre naïf” (Ch 83). ’

En réalité, nous ne connaissons pas la description détaillée de ces femmes peintes. Par une série d’adjectifs “étrange”, “artificielle” et “irréelle”, l’écrivain nous évoque le portrait marqué d’une image figée et fausse. On peut trouver également la focalisation sur l’image déformée. La femme qui n’est plus ce qu’elle était a perdu son identité. Elle est devenue en quelque sorte un objet décoratif ou un personnage qui jouait une comédie sous un déguisement, ce qui a vivement suscité l’imagination et la rêverie du protagoniste qui contemplait ce genre de portraits. En effet, on se trouve devant une peinture où se confondent le réel et l’irréel. Selon P.-J. Remy, la vie étant mouvante et changeante, nous n’avons pas seulement un visage, mais plusieurs. D’où le jeu de portraits proposé par le romancier.

D’après Henri Michaux, la peinture “possède la faculté de réduire l’être signifié” 132 . Effectivement, la femme de P.-J. Remy est sans cesse représentée et réduite à une image picturale. Le verre peut renvoyer une vision transparente. Au-delà de la jouissance esthétique, au-delà de la vision pour l’oeil, la peinture sur verre transpose la femme.

“Meilin a bien cette beauté triste que [Guillaume] a aimée sur les peintures sur verre” (Ch 217). Meilin qui est une des figures de la vie estudiantine chinoise se lie donc avec la femme peinte. L’analogie de leur beauté mélancolique renvoie à la situation politique. Meilin est ainsi réduite à la fin du roman à l’image de la Statue de la Jeunesse, symbole de la Liberté. La femme peinte et Meilin voient ici leur transposition significative: l’une n’a pas de liberté 133 , l’autre lutte pour l’avoir.

La beauté triste sur verre révèle également l’amour impossible entre Meilin et Guillaume et l’échec de ce dernier en Chine. Car Meilin

devient finalement “la peinture” (Ch 760). Elle ne représente qu’une image chinoise qui restera toujours dans la mémoire du héros. Par le biais de la femme chinoise, le romancier met en relief le double rejet subi par le héros: sans posséder Meilin, il ne peut pénétrer dans la Chine.

La peinture sur verre nous révèle ainsi le jeu des images destinées à lier le passé au présent et à montrer l’art de la transposition de la femme.

Notes
129.

cf. Marianne en a cassé une que Guillaume avait achetée vingt ans plus tôt lors de son premier séjour en Chine.

130.

cf. Guillaume l’a retrouvée lors de son deuxième séjour à Pékin.

131.

raconté dans Le Sac du Palais d’Eté.

132.

Henri Michaux, Un Barbare en Asie, Gallimard, p.158.

133.

La femme peinte sur verre représente la prostituée de bordel.