B. L’Eternité: vide et plein

Pour P.-J. Remy, la peinture chinoise semble pouvoir traduire l’harmonie, la sérénité et l’éternité de l’espace et du temps. Dans Chine, certains passages sont chargés de lier le paysage et le pays à la peinture. Par exemple, le personnage Jacques a découvert avec émotion:

‘“Une peinture Song qui représente, sur un long rouleau horizontal, un paysage de montagnes et de vallées, avec des rivières, des cascades, des arbres, des nuages, des pivoines” (Ch 459).’

Nous remarquons que le beau paysage marqué par la focalisation rhétorique contribue à présenter l’éternité de la Chine. Ainsi, l’évocation de cette peinture chinoise est très significative. Les images naturelles représentent parfaitement une Chine agréable, en paix, en sérénité, enfin une Chine qui exerce son charme et sa fascination. La peinture est en mesure de parler d’un pays. Elle semble

‘“n’en pas finir de raconter l’histoire d’une vie, d’un pays tout entier qui, pendant vingt siècles, n’a pas bougé d’un pouce et dont rien, lorsque le peintre traçait ici, sur un rocher, les caractères qui disent l’éternité […] ne pouvait laisser croire que rien n’y bougerait jamais.” ( Ch 460 )’

Toutes les images de ce tableau convergent en fait vers le mot “l’éternité”. Et c’est ce mot, composé d’images pleines, qui prolonge parfaitement le tableau.

Or, ce beau paysage n’a-t-il vraiment pas changé? La Chine a-t-elle toujours gardé cette beauté immuable? Non. L’évocation de ce tableau a pour intention de mettre en lumière la communication entre la nature et l’homme, de cerner la vision des personnages et de souligner le contraste entre une Chine millénaire et une Chine présente qui est malheureusement partout saccagée par la violence. Le rêve et la tentation des Occidentaux sont brisés puisque la Chine n’est plus ce qu’elle était. Dans le roman, plusieurs scènes montrent le contraste entre la beauté naturelle et la catastrophe causée par la Révolution culturelle. Rappelons-nous:

Dès que Guillaume est arrivé avec des amis devant “le temple des Nuages azurés”, il s’émerveillait de “retrouver si précisément un paysage de peinture traditionnelle.” (Ch 64) Le paysage était tellement beau et serein qu’on se croyait devant un tableau. Le temple est normalement un symbole de paix, de bienfaisance et de croyance religieuse. Malheureusement, ce lieu serein et sacré a été violemment détruit un an après leur visite lors de la Révolution culturelle. De ce fait, la beauté naturelle et la sérénité extasiée se sont envolées avec le rêve des exilés occidentaux qui voulaient tous pénétrer dans la Chine. Pendant la période de violence, ont été abandonnées la paix, la bienfaisance et la croyance religieuse, et tout un pays, ses cultures et ses diverses civilisations sont tombés dans un état critique. Le lien entre le paysage et la peinture est vraiment porteur de sens.

Non seulement le temple, mais aussi les gens sont devenus victimes de la violence. M. Liu, par exemple, un haut fonctionnaire, a été chassé de Pékin et exilé dans la province du Sichuan. C’est la beauté naturelle et le paysage pictural qui ont sauvé cet homme brisé: il se trouvait heureusement “au milieu d’un paysage de peinture Song” (ibid. 147). Une fois de plus, le beau paysage contraste avec l’absurdité et la violence humaine. “J’ai été vraiment heureux, là-bas” (ibid. 148) a avoué M. Liu lui-même. Sans cette nature, sans ce paysage pictural, il n’aurait pas pu prononcer le mot “heureux”. Ainsi, chez P.-J. Remy, le paysage sert à consoler le personnage et à faire renaître ses aspirations et ses espoirs.

Dans l’oeuvre, la nostalgie de la Chine se traduit souvent par l’évocation de la peinture, systématiquement confondue avec la réalité. Par exemple, même si Hessing est au Yémen, il revoit la Chine en peinture:

‘“la montagne de Chahara ressemble à ces rochers bleus qui s’élèvent de l’eau et des nuages sur les peintures chinoises dans la région de Guilin.” (Ch 363)’

Cette analogie des paysages et cette ressemblance entre le paysage naturel et le paysage peint renvoient probablement à l’obsession de la Chine tant pour l’auteur que pour ses personnages. “Le paysage [chinois] se déroule comme un décor” 134 , Victor Segalen l’a écrit dans une lettre à sa femme. Effectivement, P.-J. Remy a utilisé ce décor pour raconter les aventures de ses personnages exilés. La Chine est devenue en quelque sorte un fond de tableau et un centre de convergence.

L’alliance existe donc entre le paysage réel et le paysage peint. Est-ce un jeu de vision? Une confrontation du réel et de l’irréel? Ou une invitation à l’imaginaire?

En fait, la peinture et la culture chinoises ne cessent de donner à des lettrés français l’inspiration de l’imaginaire et de la création. Claudel, inspiré par une légende chinoise, a composé Le Soulier de Satin, et il a affirmé dans L’Oeil écoute: “Toute la peinture chinoise ne fait autre chose que nous inviter à montrer.” 135 Montrer l’éternité de la beauté naturelle, montrer une Chine millénaire, montrer enfin la réalité à laquelle l’homme fait face.

Jean Tardieu qui a mené “une vie ponctuée d’images” 136 a également avoué qu’il était inspiré par un peintre chinois, “dans la réalité à la fois visible et spirituelle de la peinture chinoise.” (ibid.) En effet, cette réalité visible et spirituelle constitue un des caractères principaux de la peinture chinoise, qui peut s’exprimer par la notion du vide et du plein. Laotzi a dit: “la grande plénitude est comme vide; alors elle est intarissable.” Donc, le vide et le plein sont corrélatifs et éternels. La peinture chinoise reproduit non seulement l’aspect extérieur des choses, mais aussi elle en saisit les lignes intérieures. Le Vide, “ressort de toutes choses, intervient à l’intérieur même du plein.” 137

Cette idée du réel-irréel est justement le thème majeur du taoïsme. On se souvient du célèbre récit intitulé “Rêve du papillon”, où le taoïste Zhuangzi se confond avec le papillon. Il explique par là que l’homme s’inspire constamment de la nature et que tous les phénomènes ne sont que les reflets illusoires d’une conscience formée de cette manière. De ce fait, l’image visible et invisible est pour P.-J. Remy le point d’intersection entre le réel et l’imaginaire. Car le réel est à la fois vide et plein, absence et présence partout manifestées. François Cheng a encore dit dans Vide et Plein:

‘“métamorphoser la peinture en un art en quelque sorte plus complet, où se combinent qualité plastique de l’image et qualité musicale des vers, c’est-à-dire, plus en profondeur, dimension spatiale et dimension temporelle.” 138

Cette métamorphose est saisie par notre romancier pour montrer l’intégration d’un art pictural dans un art textuel. Cette idée de l’union des images et de l’écrit, nous la trouvons également chez Michel Butor:

‘“Il y a toujours du texte entremêlé dans la peinture: non seulement des mots peuvent être écrits sur le tableau, mais celui-ci nous apparaît toujours dans une certaine atmosphère de texte […]” 139 .’

Proust a indiqué lui aussi: “Le monde se transforme en tableau, les oeuvres en miroirs du monde” 140 . Chez P.-J. Remy, nous trouvons également cette corrélation entre la peinture et l’écriture, entre le réel et l’irréel. Dans son univers, le tableau et l’écriture se font toujours référence: “des mots-dessins” et “des lettres-figures … la Chine” (Ch 279). De ce fait, toute une Chine, intégrée dans la peinture et l’écriture, donne l’inspiration à l’auteur et à ses personnages.

L’écrivain cherche éperdument un temps et une image où la peinture et la beauté se conjuguent au présent. Tout en montrant le visible et l’invisible, la peinture chinoise traduit des métamorphoses, des images, la beauté essentielle du paysage dans sa forme, l’éternité de l’espace et du temps. Il est clair qu’on insiste sur l’idée de travailler à partir d’un vide que l’artiste-écrivain remplit, et à partir d’une toile ou une page blanche pour la colorer ou la noircir. Le vide ne cesse de procurer des plaisirs renouvelés à partir d’une plénitude que l’auteur a besoin de poser. On remarque une fois de plus que, c’est de l’absence que naît l’oeuvre: le paradoxe de l’écriture, qui s’installe au milieu du vide.

Notes
134.

Victor Segalen, Lettres de Chine, Plon, 1967, p.187.

135.

Paul Claudel, L’Oeil écoute, Oeuvres complètes, T. XVII, p.126.

136.

Jean Tardieu, Le Miroir ébloui, Gallimard, 1993, p.15.

137.

François Cheng, Vide et Plein, Seuil, “Point”, 1991, p.74.

138.

François Cheng, Vide et Plein, Seuil, “Point”, 1991, p.25.

139.

Michel Butor, Entretien avec M. Sicard, Le Magazine Littéraire, N°110,1976, p.24.

140.

Marcel Proust, Le Côté de Guermantes II, Pléiade, 1954, p.712.