2.3. Les Tableaux et les Fresques

Presque toute l’oeuvre de P.-J. Remy semble constituer dans les récits une représentation de son fonctionnement allégorique, visant à déchiffrer le sens que l’écriture-peinture accorde aux images. Le romancier nous montre les effets de formes et de sens, le jeu d’entrelacements et de rappels que donne l’emploi conjugué des images et du récit. Une circulation mobile et réciproque du sens s’établit ainsi de l’image au texte.

Les tableaux et les fresques cités dans l’oeuvre sont très nombreux. Nous ne pourrons en analyser que quelques-uns. Voici un des personnages-écrivains qui parle au nom de l’auteur pour expliquer l’incarnation de la peinture dans le texte:

‘“Je me sers de la peinture, d’un visage peint, comme d’autres écrivains se servent d’un souvenir, d’un regard aperçu […] pendant longtemps, Tiepolo et Giorgione, pour ne citer qu’eux, ont été au coeur de la vision rêvée que je me faisais du monde.” (FDP 181-182)’

L’enjeu est tel: l’écrivain a recours à la peinture dans l’intention de déployer une vision du monde. Pour lui, l’image picturale ne donne pas une vision fugitive, mais un témoignage qui relève d’un autre lieu et d’un autre temps, et qui reflète notre monde.

‘“Les fresques de Tiepolo sont déjà un théâtre: scène ouverte. Il ne reste plus qu’à parler […] des personnages en actions, des masques, des mannequins, ou des poupées dont je tirerai les fils, pour que la comédie commence.” (A 33)’

La peinture, considérée comme une scène de théâtre, permet toutes sortes de jeux d’images, avec lesquels l’écrivain qui est à la fois peintre et metteur en scène présente son monde théâtral multicolore. Comment peint-il? Comment joue-t-il? Nous trouverons la réponse en analysant des exemples.

La fresque peinte par le héros Binet mérite d’être citée. Ce peintre qui ne peignait que des femmes belles cherchait toujours la beauté absolue. Mais, c’est dans son délire qu’il a changé son point de vue esthétique et sa vision du monde. La révélation s’est faite par la fresque qu’il devait réaliser.

‘“Il y voyait à la fois le bien et le mal, la laideur et la beauté, la tristesse et la joie, lui qui n’avait jamais tenté de peindre que le bien, la beauté et la joie.” (CEA 288)’

L’auteur a décrit le délire de cet homme qui avait besoin d’une crise ou d’un choc pour s’éveiller et reprendre conscience. Le visage de la petite fille qui représentait ceux des autres femmes s’est finalement transformé en visage de “la mort” (CEA 314). Cette transformation de visage a retracé le cheminement de ce personnage et le changement de sa vision.

Une question s’impose donc: pour atteindre la beauté absolue et la perfection, doit-on passer par l’art de peindre la mort? Est-il nécessaire de saisir la vision sur l’autre face de la beauté? L’écriture de P.-J. Remy tente de donner des réponses en montrant à la fois sa connivence et sa confrontation avec l’art pictural.

Le tableau de Hodler “La Belle Valentine” présente une Valentine qui n’est pas belle du tout. Cependant, c’est précisément sa laideur qui fascine le héros-écrivain de Comédies italiennes:

‘“‘Valentine enceinte’, énorme Valentine au ventre difforme, au visage déformé par une absence de regard. L’oeil fixe: un oeil unique qui voit le monde d’au-delà la laideur des choses.” (CI 351) ’

Par la métaphore de ce tableau, l’écrivain souligne d’une façon évidente la complexité du monde, la profondeur d’une vision totale et la valeur du Beau et du Laid. Le monde n’étant pas composé que de belles choses, nous qui apprécions normalement la beauté devons porter notre vision sur tout ce qui est laid et essayer de voir le monde à travers la laideur.

Paradoxalement, cette Valentine peinte est très laide et le tableau est pourtant superbe. L’oeuvre est réussie grâce à l’art de montrer cette laideur. Ainsi, la laideur peut engendrer également la beauté. En tant que future mère, Valentine est porteuse de sens. Son ventre même, si difforme, incarne la conception et la création. La métaphore constitue sans doute le procédé par excellence susceptible de montrer le paradoxe que l’écrivain essaie de révéler par le tableau.

Il en est de même pour le peintre Cyril de Désir d’Europe. Auparavant, “amoureux d’un art baroque exacerbé,” il “ne peignait que des anges, résolument humains” (DEu 427). Plus tard, ses tableaux marquent la lucidité de son esprit en révélant un monde changé dont les images sont mélancoliques et sombres. A travers sa peinture, Cyril essaie de montrer la face sombre, horrible même de l’Angleterre (cf. DEu 167). Lors du vernissage de ses peintures (cf. 256), Cyril coupe en deux, par le milieu, chacune de ses toiles qui représentent la même figure de sa soeur Marion. La peinture qui se répète et déçoit révèle donc la quête impossible.

Chez P.-J. Remy, le paysage naturel renvoie constamment au tableau tant celui-ci le représente bien. Dans Comédies italiennes, le paysage montagneux de l’Etna devient reflets de féerie continuelle et de paradis terrestre, à la manière de ceux qui ont été composés dans “les tableaux de Poussin, de Le Lorrain” (CI 300).

La peinture de Piero della Francesca joue un rôle décisif pour le héros de Toscanes. Car “La Reine d’Arezzo et ses suivantes, le Christ qui se lève à Sansepolcro nous en ont montré le chemin.” (T 393) Ces tableaux associés au lieu, au paysage et au temps, représentent symboliquement la lumière, la splendeur, la sensualité et l’esprit éveillé. La Reine et le Christ sont comme sauveurs ou rédempteurs. Dans le texte, c’est précisément à partir d’Arezzo que le héros s’éveille. Il retrouve la force qu’il a perdue.

Par la peinture, P.-J. Remy souligne également le contraste entre la vie et la mort. Le tableau “Mort du fossoyeur” de Carlos Schwabe est porteur de sens. Dans Rêver la vie, ce tableau qui “devait présider à [la] naissance” du narrateur suscite un “immense besoin de vivre” (RV 30).

Dans Une Ville immortelle, bien significative est la grande toile qui se trouvait dans le palais Gregorio, représentant un sacrifice mythologique, “c’était entre l’histoire et le présent, l’art et le crime, un va-et-vient volubile.” (VI 253) On dirait que c’est cette toile qui a engendré tout le texte, ou que du moins elle le représente. On y voit le contraste entre le passé et le présent, le Bien et le Mal, la beauté lumineuse et le crime horrible. Tout le texte met en question la vanité de l’homme puisque l’art qui dépeint la ville et les femmes reste triomphant. L’écrivain met aussi l’accent sur la valorisation de l’art classique. Le temps passe, mais l’art reste et impose toujours sa splendeur. Le sacrifice mythologique peint reflète en quelque sorte l’Histoire humaine, avec ses divers combats cruels et violents, de laquelle l’homme vaniteux doit tirer des leçons. De ce fait, la peinture illustre parfaitement le récit. Un message d’avertissement passe à la fois par l’image picturale et par le texte. C’est l’image qui agence des références picturales et textuelles, et c’est encore elle qui se fait composer des figures et des signes. Tout le récit est marqué par sa puissance d’engendrement. L’écriture tire son sens au point où la peinture apparaît en révélant la violence.

Il en est de même pour le tableau intitulé “La Vénus triomphante” (VI 208) qui représente la beauté et la puissance des femmes. Dans la ville éternelle, tous les hommes sont effectivement vaincus et toutes les femmes, symbolisées par cette Vénus, deviennent victorieuses. Ainsi, “il suffit de bien regarder les tableaux les plus illustres qu’on peut y voir pour comprendre la ville tout entière” (VI 206).

Dans De la Photographie considérée comme un assassinat, l’épisode de la soirée chez le héros Rissner attire notre attention, puisque cette soirée se termine par la destruction des oeuvres d’art:

‘“Une Salomé triomphante et une Madeleine probablement pas vraiment repentie mais peintes toutes deux par un maniériste florentin aux alentours de 1560, avaient subi les mêmes mutilations.” (PCCA 221)’

Salomé représente la femme fatale et la passion vampirique, et Madeleine une pécheresse repentie. La scène destructrice révèle d’une part l’emprise et le satanisme des femmes dont l’héroïne Claire fait partie, d’autre part, l’ironie sur l’art classique et tout ce qui est beau et luxueux.

Dans Cordelia ou l’Angleterre, le tableau de Rex Whistler qui représente “le prince royal réveillant l’esprit de Brighton endormie” (CA 227) pourrait résumer tout le récit. Car il s’agit bien de réveiller l’esprit. Pourtant, dans notre texte, c’est la jeune fille Cordelia qui a éveillé l’esprit du héros. Par le biais du tableau, le romancier fait l’éloge de la féminité.

Dans La Figure dans la pierre, les faux tableaux que l’écrivain Berger stocke dans sa cave révèlent l’art d’une mise en scène créée par ce héros qui cherche le sujet d’un livre. Le va-et-vient qu’organise le texte de l’immobilité à la vie donne la profondeur des significations qui renvoie à la surface des jeux de l’écriture. Il est évident que l’auteur met l’accent sur l’enjeu qui réside dans ce recours aux images pour placer le sujet en position de métaphore.

P.-J. Remy montre également le défi que les toiles jettent à l’homme. Par exemple, lorsque le héros d’Une Ville immortelle est entré dans les galeries de peinture, il

‘“ne voyait plus personne, que les tableaux qui lui parlaient, leurs personnages qui lui tenaient une manière de discours que lui-même était le seul, il en était convaincu, à savoir comprendre.” (VI 273)’

Ici, la personne s’efface et perd le rôle de parler. Or, les tableaux personnifiés prennent la parole. S’ils parlent, c’est qu’ils ont pour fonction de susciter la réflexion. D’une part, l’auteur souligne le pouvoir reviviscent de l’art puisque les images peintes ne sont pas immobiles, mais vivantes; d’autre part, il met en évidence la supériorité de l’art sur l’homme, car celui-ci est vaniteux et éphémère alors que l’art est triomphant et éternel.

Ce passage montre bien que la peinture est en mesure de représenter les intentions et les sentiments de l’homme. A travers son langage iconologique, elle donne des significations pertinentes. Il est ainsi possible, grâce à la contemplation des images, de déchiffrer ce qu’exprime l’artiste-écrivain.