2.4. Le Jeu des couleurs

Le tableau n’étant que le reflet du monde réel ou imaginaire, les couleurs jouent chez P.-J. Remy un rôle à la fois de représentation et de révélation de ce monde.

Notre écrivain utilise la métaphore des couleurs pour souligner la rivalité entre l’homme et la femme. Par exemple, dans Aria di Roma, le narrateur-peintre a rêvé des couleurs telles que “les teintes si lumineuses des fresques de Piero, éblouissantes dans leur pâleur” (ADR 387). Il a superposé “les couleurs profondes, sombres et vives” de l’Uccello à “la pâleur immobile des grands visages hautains des jeunes femmes pressées derrière une reine agenouillée” (ADR 388) de Piero. En fait, la peinture de l’Uccello mentionnée dans le roman représente les trois Batailles de San Romano qui montrent remarquablement la violence, la virilité et la vanité masculines. Et la fresque de Piero raconte une scène de rencontre entre la reine de Saba et Salomon.

La métaphore et la superposition de ces tableaux dans le roman sont significatives. D’une part, la pâleur s’oppose aux teintes lumineuses et aux couleurs profondes, sombres et vives. Les couleurs lumineuses éblouissent ce héros qui croyait être capable de réaliser son chef-d’oeuvre dans une Rome lumineuse. Les teintes lumineuses ne sont pour lui que des couleurs à rêver. D’autre part, la pâleur signifie le temps passé, où le pouvoir masculin et sa puissance étaient prédominants. Cependant, on remarque la valorisation de la femme qui l’emporte sur l’homme. Sur la fresque que l’écrivain a présentée, bien que la reine dont le visage est gommé se montre apparemment obéissante, ses servantes sont très belles et hautaines. On y trouve facilement une rivalité entre la reine et Salomon, entre le monde féminin et le monde masculin. La soumission d’une reine à la puissance masculine n’est qu’apparente et provisoire. En réalité, l’auteur évoque dans ce roman la revanche des femmes et la défaite des hommes. Ceux-ci, aveuglés par les couleurs éblouissantes, deviennent tous impuissants à créer.

Le contraste entre “l’ombre et la lumière” (ADR 376) est également marquant dans Une Ville immortelle. Le héros se laisse éblouir par les apparences de cette ville d’art. Derrière la beauté, la lumière et la splendeur, on ne trouve que l’horreur et le crime.

Dans De la Photographie considérée comme un assassinat, le clair-obscur des photos prises par Claire renvoie parfaitement à celui de Londres, puisque la réalité est montrée et transfigurée. On ne voit pas que la beauté, le luxe et la clarté d’une ville bourgeoise, dans laquelle le héros Bertrand mène une vie paisible, mais aussi sa laideur, son ombre et son mal. Les images sont tellement sombres et horribles qu’elles attirent l’attention du héros en le faisant réfléchir sur la notion de beauté.

Ainsi, le clair-obscur de P.-J. Remy contient comme l’ombre d’une mémoire qui dispose les sensations selon la trame d’un récit ou d’une pensée. Par le jeu des couleurs, l’auteur met encore en relief le contraste entre la vie et la mort. Lisons une citation extraite de Comédies italiennes:

‘“Le paysage tout entier flamboyait de tous les rouges vifs, les ors, les jaunes ardents, d’une palette automnale. J’imagine Van Gogh agonisant dans sa campagne de Saint-Rémy, les couleurs qu’il projette avec une violence désespérée sur la toile” (CI 68).’

Ici, la vie ardente est représentée par les couleurs lumineuses et vives tandis que la mort est annoncée par un célèbre peintre mourant. Ce contraste est chargé de signification. Est-ce l’aspiration à la vie? ou le désespoir de la vie? Dans le texte, Antonia, jeune fille aimée des deux protagonistes, tombe malade et mourra plus tard. On retrouve l’espoir et l’énergie de la vie grâce aux souvenirs du paysage italien et du séjour passé avec Antonia. Donc, bien que la jeune fille soit morte, elle s’associe au paysage vif et revivifie l’existence des personnages.

Parmi de nombreux tableaux mentionnés dans l’oeuvre, le tableau de Patrick a particulièrement retenu notre attention en raison de ses couleurs violentes. Ce tableau a été évoqué à plusieurs reprises dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine. L’auteur l’a chargé d’un jeu de couleurs pour montrer le destin de trois personnages: Patrick, Guillaume et Simon. Ce fameux tableau que Patrick a offert à Guillaume dans Le Sac du Palais d’Eté continue son jeu dans Chine. Comment se présente ce tableau? Quelles couleurs a-t-il? Lisons d’abord sa description:

‘“le petit tableau carré aux couleurs éclatantes, blanc violent et rouge sang, le bleu de la chair qui meurt à midi en plein soleil […]” (Ch 40).’

En réalité, cette description, on ne la trouve pas vraiment “picturale”, d’autant plus le contenu peint est gommé. L’auteur donne seulement sa forme et ses couleurs. La rhétorique sur les couleurs est significative. Elle nous révèle en quelque sorte les thèmes concernant l’agression, la violence, la guerre, l’absurdité humaine … L’auteur nous décrit les couleurs ayant en commun des signes de mort. L’association du blanc violent et du rouge sang avec le bleu du corps humain marque également l’ironie de la violence dans laquelle la France s’est engagée, puisque les couleurs blanc, rouge et bleu représentent le drapeau français. Taché de sang, le drapeau est le témoignage de la violence.

“Le tableau est un drame dont le dénouement se devine à l’infini de la contemplation” 141 . Pour P.-J. Remy, la vision étendue consiste dans le jeu des couleurs, qui reflètent un monde réel et imaginaire et qui hantent sans cesse nos personnages. Par exemple, le tableau de Patrick nous renvoie à une toile de Gauguin

‘“accrochée au mur: couleurs, larges taches unies où se mêlent des violets sombres lumineux aux à-plats orangés, rouges, verts et gris.” (SPE 228)’

Considérée comme une “marque la plus réelle de l’irréel possédé” (SPE 228), la toile de Gauguin se caractérise par diverses couleurs et exprime une vie vécue et un temps passé. Ses couleurs ont souvent pour tâche de montrer la complexité de la vie et du monde, ainsi que le temps changeant.

Proust qui trouve que le tableau est comme un monde vu et recréé souligne notamment l’impression et la révélation données par le tableau:

‘“[…] des vérités appartenaient à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée …” 142

Nous dirions que P.-J. Remy aurait été probablement inspiré autant par l’expression des couleurs de Gauguin que par l’impression qui saisissait Proust. Avec les couleurs peintes et l’impression ressentie, nous devons imaginer et recréer la scène vécue.

‘“La tache rouge et noire, blanche, éclatante de ce tableau de Patrick […] la mort de Jean-Claude, éclatante, monstrueusement lumineuse sur le pavé d’Oran, la mer, le soleil” (Ch 52).’

Ici, le reflet de couleur fait écho à celui de la mort. La couleur “éclatante” et la mort “éclatante” servent à attirer l’attention sur la violence. Le tableau montre également le contraste entre la mort et la paix, entre le paysage naturel et la scène sanglante due à un attentat. Au lieu de s’étendre sur la belle plage, sous le beau soleil, Jean-Claude est assassiné dans la rue. La violence enterre sa paix et sa vie tranquille. Par le biais de ce tableau, notre auteur condamne d’une façon évidente la violence et l’absurdité humaines.

Chez P.-J. Remy, le contraste des couleurs peut également exprimer un manque d’harmonie et un échec du personnage. Par exemple, Simon “décroche lui-même la petite toile rouge et blanc, noir et blanc, qui représente déjà la mort, ailleurs” (Ch 639). L’échec de ce personnage est annoncé par l’enlèvement de cette toile. Son destin est ainsi révélé. Car Simon connaîtra la défaite dans le projet de Chine.

La figure du personnage-peintre peut être liée à ses propres tableaux. Patrick, “un peintre qui ne peint plus” (ibid.) devient un des chefs de terroristes et de trafiquants. Il “distribue aujourd’hui la mort et les armes” (ibid. 440). Le peintre qui a rejeté la paix se transforme en bourreau puisque ses “toiles noires et rouges disaient la mort sous le soleil d’Algérie, la guerre …” (ibid.) Les couleurs de toiles reflètent ainsi ses propres images et sa destinée sombre.

Le tableau de Patrick hante sans cesse des personnages et leur apporte la malchance et la malédiction. Par exemple, de même que Guillaume n’arrive pas à consommer son désir, Marianne juge son amour impossible avec lui. Leur désaccord est probablement causé par ce tableau maléfique. Car dans leur chambre, il y a sur le mur “la petite tache rouge et noire du tableau de Patrick, éclatée de lumière” (Ch 96). En réalité, c’est sous la bombe de ce peintre que l’ex-mari de Marianne a été tué. Sous l’ombre de ce tableau, comment Guillaume et Marianne peuvent-ils mener une vie heureuse? Impossible.

‘“Et Guillaume avait revu son ami mort, éclaté, déchiré, tache noire et rouge dans la lumière blanche d’Oran, semblable à ces tableaux que Patrick peignait alors et qui, dans son bureau, dans sa bibliothèque, lui rappelaient le temps des amitiés qu’on a à vingt ans et qui sont toutes si vite perdues” (Ch 90).’

La toile est en fait comme un des supports de la mémoire. La référence picturale entraîne le personnage dans ses souvenirs du passé. Elle suscite d’autres tableaux et d’autres images qui traduisent le monde réel, la vie vécue et le temps passé, tout comme Proust l’a écrit: “c’était maintenant des souvenirs, c’est-à-dire des tableaux” 143 .

Chez Proust, les tableaux d’Elstir représentent en quelque sorte l’art impressionniste: les couleurs et la lumière s’y organisent selon l’inspiration profonde de l’artiste. Dans L’Espoir, Malraux décrit des combats aériens et terrestres, qui produisent comme des tableaux les effets de la lumière et des couleurs. C’est justement par ces “tableaux” que Malraux se rattache à une tradition du pittoresque écrit, dans lequel il introduit une violence terrible afin de montrer le monde à la fois réel et imaginaire.

P.-J. Remy transpose également l’art dans son oeuvre, en montrant le jeu des couleurs afin de donner non seulement l’impression picturale, mais aussi la révélation de la réalité et de susciter la réflexion. Dans Aria di Roma, les traits non linéaires que trace le narrateur-peintre s’opposent aux débordements de la forme, seule les clairs et les obscurs limitent les motifs. En fait, c’est tout un art moderne qui est mis en jeu, et c’est tout un monde qui est transposé dans l’art.

Notes
141.

Paul Mathias, ‘‘Patience de l’art, patience de la pensée’’, Critique, mai 1991, p.363.

142.

Marcel Proust, A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade 1, 1954, p. 442.

143.

Marcel Proust, A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade I, 1954, p.875.