3.1. La Gravure et la Statue

Dans Le Rose et le Blanc, le personnage Lalique, une belle et jeune amie du groupe des “Compagnons”, a ‘la beauté d’une jeune femme dans sa loge au théâtre selon une gravure de Devéria’ (RB 46). Cette fille sans position sociale est identifiée ici à une aristocrate. Le romancier abolit donc la différence entre le pauvre et le noble pour souligner la cause poursuivie par Lalique et la société idéale dont elle rêve.

Dans Comédies italiennes, Antonia, jeune fille passionnément aimée des deux protagonistes, ressemble tantôt à la “Vierge à l’Enfant au dessus du portail” (CI 145) de l’église, tantôt à une “statue de chair” qui a “les épaules nues” (ibid. 239). L’auteur met le sacré et le profane, la sainteté et la sensualité sur le même registre. En fait, par son charme féminin, son amour sincère et innocent, Antonia séduit les deux héros. Mais que ce soit la statue de la Vierge ou celle d’une femme sensuelle, ce qui est évident, c’est qu’Antonia représente, pour l’auteur comme pour ses personnages, une figure féminine.

En identifiant la femme à l’oeuvre d’art, le romancier évoque toutes les qualités propres à la femme: la beauté, le charme, la pureté, l’innocence, la sensualité, etc. Ses personnages éprouvent donc de profondes émotions lorsqu’ils se trouvent devant des statues. Souvenons-nous des passages suivants:

Face à la “très belle figure khmère” (Ch 553), Simon ne sait plus parler:

‘“[Les mots] sont pauvres pour décrire cette beauté-là, visage à demi souriant, l’arrondi des épaules et les seins surtout, légèrement écartés, comme vivants” (Ch 553). ’

Oskar se sent également ému par un torse de grès de femme, “le regard de pierre le [suit]” et “le visage lui-même le [bouleverse]” (Ch 553). Ce torse est celui de “ces femmes qu’il avait, toute sa vie, fuies et désirées” (Ch 554).

Par la focalisation verbale, P.-J. Remy met en évidence la vie de l’objet d’art. Personnifié, celui-ci représente parfaitement une féminité que les protagonistes poursuivent, désirent et fuient à la fois. Cette contradiction face à la femme nous fait penser à la quête de la femme par Don Juan. Comme Nerval, de femme en femme, Don Juan cherche éperdument son idéal féminin et, d’étape en étape, il fuit toujours la femme. Ce qui est différent, c’est que: Don Juan cherche d’une manière sensuelle la femme idéale; Nerval la découvre chez la déesse Isis. Il est évident que les personnages de P.-J. Remy tels que Simon, Oskar la remarquent dans l’oeuvre d’art.

Dans Aria di Roma, presque tous les personnages féminins s’identifient aux statues. Par exemple, Norma ressemble à “une figure de bronze froid” (ADR 151) et à la statue de bronze de “la Vénus d’Ille” (ibid. 174). Diane est comme “la statue de nymphe” (ibid. 195). La froideur du bronze et la malédiction de la Vénus d’Ille soulignent la personnalité de Norma, qui représente le fameux groupe mystérieux, tandis que la statue de nymphe symbolise la beauté, la pureté, la sincérité et l’innocence de Diane.

En effet, dans la sculpture s’exerce inlassablement une recherche de figures féminines et de créations imaginaires. Devant un bloc de pierre sculpté aux formes indéchiffrables, Xavier a voulu “lire des figures de jeunes femmes, nymphes ou prêtresses; il disait: des poétesses”. (RB 15) Déchiffrer une forme de pierre nécessite la mise en oeuvre de l’imagination. L’homme a donc besoin d’imagination pour former la créature. Il n’y a que la femme qui puisse l’aider à le faire, puisqu’elle est porteuse de sens poétique. Ce bloc de pierre sculpté étant rongé par le temps, l’auteur essaie de retravailler dessus pour revivre le temps des “Compagnons” et recréer leurs figures. Ainsi, la sculpture, à la fois périssable et impérissable, semble appartenir chez P.-J. Remy au réel et à l’irréel. La pierre transformée en figures devient une forme artistique qui fait naître le texte. La pierre aide à donner vie à ce qui est tracé et gravé en elle.

Pour le héros Berger, “de femme en femme, [il] cherche une image de marbre ou le visage de plâtre de celle qui a été si profondément, si totalement [sa] femme.” (FDP 149) Ce vieil écrivain a connu beaucoup de succès à l’époque où il vivait avec sa femme Marie-Thérèse X. Après la disparition de celle-ci, il devient impuissant et malade. Il lui faut absolument trouver une femme aussi idéale pour retrouver la force d’écrire. Mais, pourquoi cet écrivain veut-il chercher constamment la figure idéale dans la pierre? Quelles sont les qualités de sa femme? D’après lui, Marie-Thérèse X est:

‘“une présence chaleureuse, une ombre charnelle et souriante qui glisse entre mes statues et moi […] et qui nous réchauffe, nous éveille peut-être à la vie.” (ibid. 150)’

Ici, P.-J. Remy insiste de nouveau sur le rôle de médiatrice joué par la femme. La pierre étant silencieuse, immobile et inanimée, la femme placée entre l’homme et l’objet a pour mission de faire revivre l’éveil de l’esprit humain et la vivacité de l’objet. La femme est capable de redonner la vie: une nouvelle écriture, création née du silence, de l’immobilité, enfin de l’imagination. Les statues, bien que stériles et nues, ont le pouvoir de faire renaître l’écriture fertile. De ce fait, la pierre ou la statue ne sont jamais chez P.-J. Remy des objets passifs. La matière est toujours pour lui un objet à travailler et à créer.

Notre romancier met d’une façon évidente l’image visuelle dans l’espace textuel et transpose l’objet plastique en écrit. Il dépasse donc les limites de la forme écrite et explore le potentiel expressif du langage. La statue, comme beaucoup d’autres objets, s’inscrit dans son texte, on peut la voir et en même temps elle permet de donner une nouvelle dimension à l’écriture.

Par le biais des objets d’art réalisés par d’autres créateurs, P.-J. Remy souligne encore le lien étroit entre sa propre création et celles des autres. Selon lui, le travail d’imagination se fait en passant par la création d’autrui. C’est ce qu’affirme l’écrivain Berger de La Figure dans la pierre, un des porte-parole de l’auteur:

‘“Longtemps, je n’ai pu écrire que dans cette nef, entre ces hommes et ces femmes de marbre, comme si ma création - toute création - ne pouvait naître que par et grâce à la complicité de la création des autres.” (FDP 213)’

En réalité, le créateur a toujours besoin d’inspiration pour créer sa propre oeuvre. L’écrivain Berger, réussira son roman en s’inspirant à la fois de la figure féminine dans la pierre et de la conception de l’architecte Donne.

Dans Rêver la vie, Mona est, pour le père du narrateur, la fille “la plus belle” et “la plus désirable”. Cependant, elle ne ressemble qu’à des femmes qui sont “à leur manière des objets d’art, des pièces de collection”, “mais plus encore, chef-d’oeuvre de l’art pour l’art” (RV 366). Mona est réduite à un objet puisqu’elle est égoïste, froide, insolente.

La problématique de l’amour est donc mise en évidence. Mona étant un objet d’art, elle n’offre pas son amour à son amant qui la poursuit partout. C’est plutôt l’incarnation de Mona dans l’objet d’art qui attire et fascine sans cesse cet amoureux. Ainsi, Mona n’existe que comme un décor artistique. Sa beauté est artificielle et imaginaire. C’est pourquoi le père amoureux n’obtient jamais le véritable amour.

Chez P.-J. Remy, la transformation de la femme en objet d’art est bien significative. Par exemple, le metteur en scène Lavenant de Chine dit à Meifang: “Il faudrait que tu te transformes en statue de la jeunesse!” (Ch 585) Cette statue a un double sens: l’oeuvre d’art et le symbole de la liberté. Bien entendu, la transformation d’une Chinoise en statue fait allusion aux événements de Tian An Men. Tout en insistant sur l’espoir de la jeunesse, le romancier accorde une fois de plus la figure féminine à l’objet d’art.

Ainsi, l’amour est constamment présent dans l’objet artistique et plastique qui représente la figure féminine, sauf les figures allégoriques ou maléfiques qui portent dans leur sein le sombre destin de l’homme. Parfois, l’auteur valorise davantage l’objet d’art que la femme dans l’intention de souligner l’opposition entre le vivant et la mort. Dans ce cas, l’objet d’art comparé à la femme l’emporte largement. Il peut se transformer en une femme vivante, et la femme en une mourante. Prenons le cas de Marianne de Chine:

Bien que Marianne soit encore “jeune femme”, elle perd déjà son charme: les yeux “secs”,

‘“la bouche marquée d’un pli presque aussi dur que Guillaume” (Ch 96), “les lèvres froides”, c’est “presque une morte (ibid. 53), tandis qu’un petit buste de grès rose, une danseuse sacrée […] dont le sourire était vide, lui aussi, mais rempli de tant de mots.” (ibid.) ’

Après la mort violente de son mari, Marianne n’est plus ce qu’elle était, plus du tout la jeune femme dont Guillaume était follement amoureux. Face à cette Marianne morte-vivante, l’amoureux n’éprouve plus de désir. Il préfère l’objet d’art qui pourrait lui parler et lui inspirer l’écriture. Cet exemple nous montre, d’une part, la destruction d’une jeune femme par la violence, d’autre part, l’incarnation du désir inspiré par l’objet dans l’écriture. La femme qui perd son charme et son énergie ne peut donc plus jouer un rôle important pour l’homme.

Le lecteur est souvent entraîné dans un monde à la fois réel et imaginaire. L’univers imaginaire de P.-J. Remy n’est probablement pas destiné à compenser le réel, il nous aide plutôt à mieux le comprendre et à dévoiler la vérité. Dans Une Ville immortelle, la fameuse statue “Diane de bronze” est “le symbole de la ville” (VI 40), ville de beauté, d’art et de lumière. Diane, ancienne divinité italique de la nature sauvage et des forêts, déesse chasseresse de la chasteté et de la lumière lunaire, incarne parfaitement une telle ville. On y trouve en même temps la beauté, la force et la sauvagerie. Tout un monde de l’ombre se dévoile peu à peu et la vérité se révèle enfin. La statue de Diane devient ainsi un objet entre le monde réel et le monde irréel. Elle marque bien la création artistique et imaginaire. Chez notre auteur, c’est par les formes muettes de l’expression que les cultures se parlent et se fécondent. Le masque de l’Inconnue de la Seine en est un autre exemple.