3.3. La Sphinge et la Méduse

Nous analysons maintenant les figures de la sphinge et de la méduse que l’auteur a citées maintes fois. Quels aspects se présentent- elles? Quel rôle jouent-elles dans l’oeuvre?

Dans Chine, lorsque le héros Guillaume visite l’ancien Palais d’Eté à la fin du roman, il voit dans un morceau de marbre ramassé

‘“une femme sortie du plus profond de ses rêves, de ses images, de ses souvenirs. Femme, elle est aussi biche, ou lionne mythique: c’est une sphinge. […] l’image même de toutes ces femmes, sphinges, muettes.” (Ch 760)’

L’auteur désigne ici la sphinge comme symbole de la femme et du temps retrouvé. La sphinge mythique qui fait référence à l’éternel retour marque l’exil des Occidentaux en Chine.

Apportée en Chine par des Jésuites européens pour la construction du Palais d’Eté, la sphinge a malheureusement été brisée ensuite par des barbares venus de l’Occident. Cet objet nous fait retourner à l’époque du saccage du Palais d’Eté. Par ce morceau de marbre, le romancier montre allégoriquement l’échec de la tentation chinoise et l’absurdité humaine, dont la sphinge est témoin. “Le caillou de marbre devenu sphinge mythique aux traits d’une Chine aimée” (ibid. 761) illustre parfaitement une Chine millénaire qui exerce toujours une passion fascinante sur les personnages de l’auteur.

La méduse joue aussi un rôle significatif dans l’oeuvre. Elle symbolise la féminité inquiétante, la laideur fascinante et le mal qui attire et répugne à la fois. La pièce antique que le protagoniste Simon a retrouvée dans son pays natal représente bien le visage de la “méduse aux yeux courroucés qui défiait Simon, à travers les siècles.” (Ch 720) Comme la sphinge, la méduse est également un objet du passé et une référence à l’éternel retour. C’est après l’avortement du projet de Chine que Simon est revenu dans sa contrée d’origine. La méduse est pour lui un perpétuel souvenir du passé et un défi ardent de l’Histoire. La féminité qu’incarne la méduse et la malédiction qu’elle porte rendent le personnage impuissant et vaincu.

Il en est de même pour le narrateur-peintre d’Aria di Roma. La bague que Norma lui a offerte est également gravée d’un visage de femme qui reflète la méduse furibonde (cf. ADR 175, 194). Cette bague n’a pas apporté au héros le bonheur, l’amour et la réussite, mais plutôt une série de malchances. Elle a lourdement assumé son rôle de malédiction. La figure de la méduse représente ainsi une force féminine de l’ombre qui prend sa revanche tout en défiant l’homme. Comme Simon, ce peintre est incapable de réaliser son projet. Ainsi, ces objets antiques symbolisent le destin de l’homme.

En dehors de la sphinge et de la méduse, P.-J. Remy évoque aussi la figure de la femme dans d’autres objets. Par exemple, devant un temple naturel, Xavier de La Vie d’un héros a trouvé à la fin du récit une pièce de bronze marquée d’un visage de femme (cf. VUH 708). Ici, notre romancier joue avec la métaphore. Le visage de femme est bien celui de la mère disparue, une mère enfin retrouvée. Tout au long du roman, cette mère est considérée comme la “Reine de la Nuit”. Cependant elle n’exerce pas de puissance maléfique. Au contraire, elle défend si bien la vérité et la lumière qu’on pourrait l’appeler la “Reine du Jour”. Ainsi, au lieu de trouver son père disparu, Xavier retrouve sa défunte mère et connaît son vrai visage. On dirait que tout le roman est un jeu de visages. Dès le début, le visage du père est gommé ou caché, et celui de la mère enterré. Le héros qui croyait plus ou moins connaître sa mère cherche seulement à dévoiler le vrai visage de son père. Pourtant, l’enquête sur son père lui permet de connaître sa mère.

Chez P.-J. Remy, nous remarquons encore la symbolisation de la création. L’épisode qui retient notre attention est la légende où le maître-ouvrier et la jeune fille chinoise se sacrifient tous les deux pour fondre la cloche (cf. Ch 333). Par le biais de cette légende, le romancier valorise la création de l’oeuvre. La naissance de celle-ci exige un effort et le sacrifice de la vie du créateur. Il y a donc un lien étroit entre le créateur et la création. Cela nous fait penser au passage de “la mer d’airain” du Voyage en Orient, où Nerval a chanté la sacrifice de Bononi qui s’est jeté dans la fonte pour la réussite de la statue 145 .

Dans ses livres, notre romancier condamne à plusieurs reprises la destruction des oeuvres d’art. A part la sphinge brisée et le masque de l’Inconnue cassé, nous trouvons d’autres exemples: “un morceau de tête de bouddha” que “les Japonais avaient fracassé pendant la guerre” (Ch 24); des bouddhas que les Gardes Rouges ont décapités; des statuettes du temple d’Angkor qu’on a arrachées pour en faire le trafic … Nous trouvons d’une part une condamnation de la barbarie et de l’absurdité de l’homme, d’autre part, une revendication pour la protection des objets d’art. Effectivement, ceux-ci jouent un rôle essentiel dans la vie de l’écrivain et dans son oeuvre.

1Par l’allégorie, notre romancier décrit également l’homme consumé de vengeance et de haine qui fait justice ou qui se trouve dans un état désespéré. Par exemple, Mulley a tué, avec une statue de bouddha, Sir Avon, assassin de la petite Emily. En fait, c’est grâce au bouddha, bienfaisant et charitable, qu’on a pu éliminer un aristocrate masqué. Mulley a trouvé le seul moyen possible de mettre fin à son obsession de la mort d’Emily. Il en est de même pour Paul, qui a tué son père avec la tête de grès rose qui représente une petite fille (Ch 722). Tout le destin de Paul est lié à son père, un père qui l’a abandonné et qui est cause de tous ses malheurs. Paul voulait lui régler son compte définitivement.

Sartre a écrit dans L’Imaginaire : “Les deux mondes, l’imaginaire et le réel, sont construits par les mêmes objets; seul le groupement et l’interprétation de ces objets varient.” 146 Ainsi, devant un objet d’art, nous pouvons passer du réel à l’irréel. La matière devient image. Nous entrons dans l’imaginaire.

Pour P.-J. Remy, les objets d’art tels que la sphinge, la méduse, les statues, etc., sont tous porteurs de sens et représentent des figures romanesques. Ils constituent toujours un lien étroit entre le passé et le présent, entre l’homme et la femme, entre le créateur et la création. L’alliance entre la femme et l’objet d’art impose donc la présence d’un monde à la fois réel et imaginaire, et exerce sans cesse la fascination de la création.

Notes
145.

Gérard De Nerval, Voyage en Orient, tome II, G.- Flammarion, 1980, p.280.

146.

Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire , Gallimard, 1940, p.34.