4.1. L’Artiste et l’Oeuvre d’art

Chez P.-J. Remy, l’artiste appartient à deux mondes: celui du dedans et celui du dehors. Pour mieux l’expliquer, nous allons citer l’exemple d’un atelier de peinture dans Aria di Roma. Il s’agit de l’atelier du narrateur-peintre. La porte de cet atelier est particulière, car elle comporte au milieu un orifice carré, qui permet au peintre d’observer l’intérieur et l’extérieur. Ce que l’écrivain met en jeu est évident. L’atelier étant un lieu de création, l’artiste se peint lui-même: il est dedans; il peint les autres: il est dehors. De ce fait, il est à la fois le peintre et le personnage peint. A travers sa propre figure et celles des autres, ce narrateur-peintre nous raconte à sa manière son cheminement et celui des autres, ainsi que la création de leurs oeuvres artistiques et littéraires.

Dans certains cas, par une réaction illusoire, l’artiste ne veut créer qu’à partir de lui-même et de son propre univers. Comme l’a clamé l’un des personnages de Flaubert, “mon royaume est de la dimension de l’univers, et mon désir n’a pas de borne” 150 . Le narrateur-peintre d’Aria di Roma a déclaré lui aussi: “La peinture était mon seul univers” (ADR 17) et “il me suffirait d’accumuler les mots tout nus d’une langue à moi” (ADR 116).

D’une part, l’artiste qui se lie avec l’art est dans son oeuvre, considérée comme sa vie, l’homme et l’oeuvre sont donc unis. D’autre part, l’artiste devient “narcissique” puisqu’il ne sort pas de son univers. Le cas du héros d’Aria di Roma attire particulièrement notre attention. Rome étant le centre catholique, ce vieux peintre qui voulait embrasser le monde et réaliser son chef-d’oeuvre se considère comme bâtisseur, rival de Dieu:

‘“Je me sentais devenu le bâtisseur démiurge qui, à la force des poignets, élève sur l’aire de construction des blocs, carrés ou parallélépipèdes réguliers pour bâtir là un monument vide et, surtout, sans mémoire.” (ADR 404)’

Est-il aveuglé par la lumière de Rome? Ou par l’ambition audacieuse de créer sa meilleure oeuvre à Rome? Veut-il lancer un défi à Dieu en jouant avec le feu? Une impression de vide nous submerge lorsque ce héros est pris au piège. Le narcissisme le conduit dans une impasse, car sa création tourne mal. Il se trouve finalement épuisé et vaincu. Mais, c’est à travers l’échec qu’il se voit mieux lui-même, impuissant et anéanti, dans le miroir de l’art, face à une Rome éternelle.

On retrouve ici une des problématiques de l’artiste, qui est la vision, vision sur soi-même et sur le monde. On dirait que chez P.-J. Remy il existe encore la vision à créer. Tous ses personnages sont soumis à la hantise des images. Par exemple, le peintre Binet a été tourmenté par l’image de la jeune fille qu’il devait peindre sur la fresque; le jeune peintre Cyril a été hanté par la figure de sa soeur Marion; le collectionneur de tableaux de La nuit de Ferrare a lié sa vie à la toile qu’il préférait … Notre écrivain, lui-même imprégné d’images, ne peut pas non plus y échapper. Par le biais de ses personnages, il a probablement le dessein de nous livrer la cristallisation sur l’image picturale de tous ses désirs et de tous ses rêves. De ce fait, l’image est transcrite non seulement dans la conscience et la vision de l’homme mais aussi dans sa vie.

L’auteur explore un champ sur lequel s’affrontent des instances (l’artiste / le créateur) autour d’un enjeu (l’univers / l’oeuvre d’art). L’univers que l’artiste crée est un monde imaginaire, un monde d’images et de signes, un monde de déception et de rédemption. Face au destin fatal du créateur, P.-J. Remy lance un défi au monde, dont il tente de donner une représentation sous forme de la création romanesque. Par le personnage-peintre Cyril, l’auteur s’exprime en ces termes:

‘“Le pouvoir de peindre est la seule chose au monde que j’aie le sentiment de posséder […]. Seule ma peinture me permet d’aller voir ailleurs: de l’autre côté.” (DEu 164, 166)’

Comment représenter ce côté-là? Pourquoi doit-on le voir? Il s’agit probablement du côté sombre et du monde souterrain où on est surpris par des trafics d’objets d’art, de drogue et d’armes, des crimes, des meurtres. Chez P.-J. Remy, l’artiste doit embrasser le monde et connaître à la fois son côté clair et son côté noir. Peindre devient donc pour l’artiste “une sorte de nécessité” (ibid. 167).

L’art étant en mesure de donner à l’homme la “possibilité infinie du destin” 151 , l’écrivain souligne constamment que l’art représente pour ses personnages une possibilité de salut et de survie. Autrefois, seule la religion garantissait le salut. Pourtant, l’art permet aussi aux personnages de P.-J. Remy une “rédemption”, un “anti-destin” 152 . Pour eux, l’art est le “seul amour qui emportait tous les autres et qui, face à Dieu, [leur] accordait [leur] part d’éternité” (NDF 220). L’écrivain nous présente ainsi un univers où Dieu ne joue pas un rôle essentiel et où l’homme passionné d’art suit une autre voie vers la rédemption.

De ce fait, c’est en créant que l’artiste peut posséder son propre destin et devenir lui-même. Il cherche dans l’art et dans la création un lien entre le passé et le présent, une relation entre les autres êtres et les autres cultures. L’exemple du peintre Cyril montre bel et bien que, la recherche suspendue, on ne peut plus survivre, et que le suicide ou la mort se produit inévitablement (cf. DEu). C’est pourquoi dans l’oeuvre il y a des morts volontaires.

P.-J. Remy nous invite souvent à assister à la création d’une oeuvre et à la révélation de l’esprit de l’artiste. Dans Des Châteaux en Allemagne, par le biais du long cheminement du peintre et de sa prise de conscience, l’auteur fait comprendre que les femmes ne sont pas toutes belles et que le monde n’est pas composé seulement de beaux éléments. Le peintre crée donc une réalité dans laquelle il pourra se perdre ou se sauver, puisque l’art est à la fois la déception et la rédemption. En fait, ce peintre et sa fresque ne sont qu’une image qui reflète la création artistique.

Dans l’oeuvre, il y a une mise en scène bien remarquable de la rivalité entre l’artiste et son inspiratrice. Nous pouvons citer les exemples suivants: la revanche de Laurence contre le narrateur-peintre (ADR), la fuite maintes fois réclamée d’Ava (A), le triomphe de Pandora sur le compositeur Carl (P), la réussite de Marion face à l’échec de son frère peintre …

Nous nous demandons pourquoi il y a cette rivalité. Quelle est sa signification? L’écrivain tente probablement de mettre l’accent sur la recherche perpétuelle d’inspiration. Selon lui, l’artiste ne doit pas être pris au piège en tombant amoureux d’une seule figure ou d’une seule image. Il lui faut absolument retrouver d’autres inspirations s’il veut continuer à créer.

Chez P.-J. Remy, nous remarquons également l’opposition entre l’artiste et l’oeuvre et la confrontation entre l’art et la mort. Par leur structure, certains textes laissent transparaître la confrontation entre la passion de l’artiste et la mort de l’oeuvre. Prenons des exemples:

Dans De la Photographie considérée comme un assassinat, l’écrivain évoque une photographe qui est passionnée de photos sombres et de l’image à la fois belle et horrible du modèle. Dans Pandora, nous avons la passion musicale du compositeur Carl et la musique maudite qui a causé plusieurs morts. Dans Aria di Roma, les artistes ayant la passion picturale et plastique se heurtent à l’échec ou à la mort. Dans Des Châteaux en Allemagne, le beau visage de la jeune fille devient finalement celui de la mort. La nuit de Ferrare se termine par la destruction de la toile …

Ainsi, l’écriture se mesure sans cesse au scandale provoqué par la figure féminine et l’image artistique. La problématique s’impose dans l’écriture au contact de l’artiste. Le peintre qui peint toujours ce qui est beau est normalement entraîné vers la belle figure féminine et la belle image attirante. La passion de l’artiste devient en quelque sorte un délire ou un abîme dans lequel sa pensée se perd. Le peintre Binet, par exemple, est tellement tourmenté par sa passion qu’il s’en trouve dans un état délirant. Cependant, c’est dans cet état anormal qu’il comprend la nécessité de peindre à la fois la beauté et la laideur. En revanche, la fresque terminée, il brise son pinceau pensant ainsi atteindre à la perfection et à l’absolu. Une telle pensée l’empêchera à jamais de devenir un peintre célèbre. Il est évident que P.-J. Remy, sensible au problème de l’écriture, se réfère à l’art afin de montrer la nécessité de la création continue, dont les processus qu’il met en oeuvre dans ses écrits consistent à créer un monde transfiguré.

La confrontation entre l’artiste et l’oeuvre est au fond un combat. Un des peintres a affirmé: “Je me battais, lentement, contre ma toile, les couleurs et moi-même.” (ADR 422) L’artiste se bat pour trouver son chemin et pour mieux se connaître soi-même à travers la création. Chez P.-J. Remy, c’est souvent après l’échec que l’artiste peut être complètement éveillé. Rappelons-nous le cas du narrateur-peintre d’Aria di Roma. Ce personnage qui cherchait une voiequi puisse être la sienne (cf. ADR 388) n’est pas arrivé à réaliser l’oeuvre envisagée. L’échec l’a fait réfléchir sur la vanité masculine et la valeur artistique. Le cas du héros de La nuit de Ferrare est également significatif. Ce personnage ne pensait auparavant qu’à sa toile préférée et à lui-même. La destruction de la toile l’a ramené à la réalité, face au danger potentiel qui ne concerne pas seulement lui-même, mais l’humanité tout entière.

P.-J. Remy découvre en réalité dans l’art la possibilité d’une expression intérieure puisque l’art peut communiquer et parler, “les mots peuvent devenir images, et qu’une image immobile, simplement contemplée, peut raconter une vie entière - ou un instant de beauté” (T 76). Dans son univers, la peinture, la sculpture ou la musique sont capables de s’exprimer. L’oeuvre d’art s’offre aux regards, et en même temps inspire le contemplateur. Malgré le regard muet et la contemplation silencieuse, la distance entre l’oeuvre et le contemplateur est diminuée.

Sartre a indiqué: “La contemplation esthétique est un rêve provoqué et le passage au réel est un authentique réveil.” 153 P.-J. Remy partage ce point de vue par l’exemple de la toile de “Mathilde aux bras levés” dans La nuit de Ferrare. Cette toile imaginée par l’auteur attire chaque jour la contemplation du narrateur. Elle le fait rêver et le conduit finalement à la réalité. La toile à laquelle le héros s’attache profondément est symboliquement “assassinée”, détruite et disparue, tandis que l’écriture se charge de montrer la jeunesse perdue, le passé oublié et le danger potentiel. L’écriture explore une déchirante et douloureuse réalité, en évoquant la violence et l’horreur.

On comprendmaintenantpourquoi P.-J. Remy a cité dans ses livres tant d’oeuvres d’art, et pourquoi il ne cesse d’observer les images picturales et de les méditer. Ce qui est important pour lui, c’est d’essayer de saisir quelque chose sur les images contemplées, dont la réaction et la résonance se prolongent dans son imagination. Dans son univers, que ce soit une photo ou une toile, elle peut “parler” avec le personnage. Ainsi, l’oeuvre d’art qui est en mesure d’exercer un langage comme l’écrit, joue le rôle d’un conducteur pour la trame du récit. Il transgresse la frontière entre l’image et l’écriture puisque tous les peintres de l’auteur notent et écrivent. Dans Aria di Roma et Retour d’Hélène, le personnage-peintre n’a cessé d’écrire pour laisser des traces.Balzac n’est-il pas le grand peintre de sa société? Proust ne l’est-il pas de la vie mondaine du début du XXe siècle? P.-J. Remy a également l’intention de mêler les arts pour “montrer” et “parler”. Il éprouve sans relâche le besoin de peindre-écrire en même temps. Selon lui, le sommet de l’art, c’est sa liaison avec la littérature.

Notes
150.

Flaubert, La Tentation III, p.563.

151.

André Malraux, L’Espoir , Gallimard, Folio, 1937, p.590.

152.

André Malraux, Les Voix du silence, Gallimard, 1951, p.637.

153.

Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire , Gallimard, 1940, p.245.