4.2. L’Oeuvre d’art et l’Ecriture

L’oeuvre d’art transmet un message visuel tandis que l’écriture envoie un message verbal. L’auteur s’y réfère souvent par le biais d’analogies, de métaphores, de symboles et d’allégories. Dans ses nombreux livres, P.-J. Remy montre qu’on peut devenir créateur par l’art ou par l’écriture. On se demande quel est le rapport entre l’oeuvre d’art et l’écriture. Selon notre écrivain, leur lien est corrélatif et réciproque. L’essentiel pour lui et ses personnages, c’est la transformation de la vision en écriture, de l’espace visible en espace textuel.

L’étude du rapport entre l’oeuvre d’art et l’écriture met en valeur la visibilité textuelle, aspect principal de l’esthétique de P.-J. Remy. En faisant appel à l’oeil du lecteur, l’écrivain explore les images et les perceptions visuelles. Chez lui, les images reçues se traduisent constamment dans les mots qui composent son écriture. Schneider a défini le rapport entre le visible et l’écriture en ces termes:

‘“Voir n’est pas que l’affaire des yeux, c’est souvent le soir qu’on écrit, lorsque lentement reflue le visible, que s’estompent les couleurs, que se grisent les couleurs. Alors, le blanc et noir de la page s’interpose entre l’oeil et la vision, on quitte l’exact pour le vrai, on entre dans la mémoire. L’écriture n’est jamais contemporaine de l’image et le souvenir est le seul instrument d’optique de l’écrivain.” 154

Ainsi, l’oeuvre d’art donne lieu à l’écriture. Sous la plume de l’écrivain, les images se transmuent en verbe, se métamorphosent en oeuvre textuelle. L’oeuvre d’art contribue au jeu dans lequel l’écrivain cherche une image, un sujet et une forme qui conviendront aux personnages en mal de création. Ses personnages-artistes veulent tous “raconter” (DEu 167) à travers leur oeuvre. On a constamment une transformation de l’image en parole, de la peinture en écriture. L’artiste cherche éperdument cette force transformatrice et rédemptrice, capable de revivifier les images et les signes.

Comment redonner la vie à l’oeuvre d’art? Comment réécrire à partir d’une image ou d’un signe? Les textes comme La Figure dans la pierre, Aria di Roma, Retour d’Hélène, La nuit de Ferrare et bien d’autres montrent tous le besoin et la nécessité de reproduire et de réécrire. Ils apportent une réponse au problème de l’artiste face à l’art. Selon P.-J. Remy, l’oeuvre d’art est à la fois une image produite et une image à reproduire. Pour lui, reproduire l’univers par le biais de l’art, ce serait explorer les images données.

Dans l’oeuvre, très fréquente est la reproduction des images picturale et plastique. L’écrivain tente toujours de saisir les images essentielles et d’explorer leur signification. En faisant jouer les mécanismes de l’imagination, il crée ou recrée sa propre oeuvre par l’intermédiaire des images, qui sont pour lui un moyen d’expression. L’oeuvre d’art joue nettement sur deux registres: le symbolique et l’imaginaire.

Parmi les ouvrages de notre écrivain, il y en a de nombreux qui sont nés des images picturales ou qui ont pris leur source dans des tableaux. Les images jouent effectivement un rôle important dans le texte. Par exemple, Pandora et Ava ont été inspirés de la toile “Eva Prima Pandora” de Jean Cousin, dit le Père et d’autres tableaux célèbres; Une Ville immortelle est composée de l’ensemble des toiles de Florence; Retour d’Hélène est sûrement dû à la toile “L’Enlèvement d’Hélène” de Guido Reni et aux autres tableaux exposés; De La Photographie considérée comme un assassinat a été influencé par des photos de la célèbre photographe anglaise Bettina Rheims; Des Châteaux en Allemagne a résulté des photos prises en Allemagne; La nuit de Ferrare est issu d’un tableau italien …

Il y en a beaucoup d’autres dont les couvertures reproduisent des tableaux. Bref rappel: la peinture du Palais d’Eté (Le Sac du Palais d’Eté et Chine) qui marque une Chine millénaire et qui fascine toujours les Occidentaux; la toile de Frédéric Bazille “Réunion de famille” (Le Rose et le Blanc) qui représente une vie idyllique conjuguée avec l’amour, l’amitié et la beauté auxquels les “Compagnons” aspiraient éperdument; la peinture de paysage idyllique de H. Brokman (Toscanes) qui est une représentation de la Toscane et qui réveille miraculeusement l’esprit du protagoniste; le tableau de Carlo Crivelli (Une Ville immortelle) qui expose une cité mythique et imaginée …

Tous ces livres manifestent combien P.-J. Remy a vivement ressenti l’impression et l’inspiration véhiculées par les images. En considérant l’art comme moyen de stimuler l’esprit et d’éveiller la conscience, il indique clairement la nécessité d’explorer l’intuition et l’imagination. En fait, c’est par la vibration de sa propre sensibilité et de son imagination qu’il donne aux images le pouvoir de reproduire. L’oeuvre d’art et l’écriture ont toujours une corrélation étroite. Non seulement l’oeuvre d’art inspire l’écrivain, mais elle devient aussi porteuse de signification. L’écriture étant née des images, elle tente de décrire des êtres humains sensibles à l’art. Nous remarquons l’incarnation des images dans le texte, où celles-ci peuvent devenir miraculeusement des scènes et des personnages. L’écrivain montre, d’une façon à la fois picturale et cinématographique, des paragraphes, des séquences et des récits dans lesquels la circulation des images est remarquable. Prenons des exemples:

L’héroïne Ava étant la figure centrale de toutes les autres femmes peintes, sa description se fait comme dans une galerie de peinture, le lecteur est donc invité à contempler cette série de tableaux (cf. A). Lors du développement des négatifs pris par la photographe Claire, le héros qui assiste dans la chambre noire à la sortie des photos contemple l’une après l’autre les images, comme s’il était dans une salle de cinéma (cf. PCCA). L’image de Pandora associée à la musique traverse tout le texte comme sur la scène (cf. P). “Mathilde aux bras levés” devient le fil conducteur du récit, tandis que les deux romans de Bassani: Le Jardin des Finzi Contini et Lunettes d’or sont présentés par des images de film où la scène de tennis jouée par la jeune fille s’oppose vivement à celle du massacre (cf. NDF). De tels exemples sont très nombreux.

Chez P.-J. Remy, l’art est ainsi mis en thème par l’idée d’une écriture nouvelle comme moteur potentiel pour déclencher le mécanisme de l’imagination. Les tableaux dans Ava touchent d’une façon évidente une problématique que supportent les références à l’art de l’écrivain pris avec des images.

La figure d’Ava qui représente la femme idéale devient une reproduction de nombreuses images picturales. L’écrivain a besoin de ces références pour créer une telle femme unique et multiple. Ce que visent les textes de P.-J. Remy, c’est de donner d’une façon artistique et plastique des figures féminines, parmi lesquelles on trouve des comédiennes, des chanteuses, des musiciennes, des photographes, etc. Nous suivons ainsi les récits par l’emprunt de figures à des tableaux. Dans l’entrecroisement des références, les toiles citées deviennent l’objet d’une nouvelle écriture. Un espace nouveau s’ouvre lorsque l’image s’insinue dans l’espace textuel. Une nouvelle valorisation est accordée à la visibilité dans l’écriture. Cependant, ce n’est pas pour valoriser davantage l’oeuvre d’art, mais plutôt pour accentuer la reproduction elle-même. L’oeuvre d’art fait réagir et naître l’écriture en suscitant l’imagination dans de nouvelles directions.

Si P.-J. Remy s’intéresse si intensément à l’art, c’est qu’il cherche une écriture. Il tente de capter toutes les images et tous les signes qui pourraient contribuer à un nouvel esprit, à une nouvelle idée, à un nouveau sujet, enfin à un nouveau livre. Selon lui, pour comprendre les textes tels qu’Ava, Retour d’Hélène, dans toute leur complexité, on doit les percevoir comme une série d’images qui sont à la fois transmises par les mots et qui sont elles-mêmes des mots. Le tableau et le récit fusionnent ainsi. La fusion entre image et poésie, entre art et littérature se trouve partout dans l’oeuvre, où l’écrivain insiste sans cesse sur l’image inspiratrice et sur l’idée reçue par l’artiste-écrivain.

L’auteur reprend des symboles mythiques tout en développant l’imaginaire. Avec la figure d’Hélène dont la beauté extraordinaire ne cesse d’enflammer les passions, il présente une femme idéale qui est la “poésie” (RH 86) et la “musique des mots” (ibid. 88). Etant image “plus belle encore que la fresque et les mots et la cire ont pu dire” (ibid. 89), Hélène est pour lui inexprimable, donc une figure qui restera toujours à imaginer, une oeuvre à créer. La figure d’Ava est bien rattachée au mythe de Pandore. On dirait qu’Ava n’a de sens que par rapport à ce symbole mythique. Si Pandore est, selon le mythe, la première femme, une créature merveilleuse que les dieux ont inventée, Ava en est une aussi pour l’écrivain. Donc, peindre Ava ou Pandore, c’est inventer “une écriture nouvelle” (A 263). Pourtant, la musique maudite de “Pandora” révèle l’autre face symbolique de Pandore: la femme maudite qui apporte au monde la malédiction et le Mal. Il en est de même pour Hélène qui est à l’origine de la guerre.

Par le biais de la peinture de Cyril, P.-J. Remy ménage des images qu’on dirait également placées sous le signe de la “dichotomie”, terme voulu et entretenu par l’auteur. Relisons par exemple ces lignes:

‘“[L’oeuvre de Cyril] est le reflet le plus précis qui se puisse imaginer de cette dichotomie. D’un côté, la douleur, le besoin de malheur qu’une femme […] porte en elle; de l’autre, l’espoir auquel notre Cyril veut envers et contre tout croire: celui qu’il veut, fût-ce désespérément qu’on lise dans les yeux des hommes qu’il nous montre pourtant crucifiés.” Et ‘Marion était la face obscure d’une médaille très rare dont Cyril, lui, était le côté lumineux” (DEu 232).’

On remarque avec évidence la trame de la peinture et de l’écriture. Ainsi, l’art entraîne l’homme et le monde dans le jeu des signes et des couleurs. De tels exemples sont fréquents dans l’oeuvre.

La peinture est “un objet de poésie plus riche souvent que la réalité” (RH 18), puisqu’elle permet l’imagination et la création nouvelle. Selon P.-J. Remy, “comme peindre une toile ou écrire un poème, montrer aux hommes la beauté est aussi une manière de créer la beauté” (ibid. 21). Ainsi, l’oeuvre d’art est chargée de donner une image à créer. L’auteur montre à la fois la valeur de l’oeuvre d’art et celle de l’oeuvre textuelle.

Chez P.-J. Remy, l’oeuvre d’art est rivale avec les mots. Par exemple, dans Retour d’Hélène, le tableau “la peste d’Azoth” de Nicolas Poussin souligne parfaitement la rhétorique picturale. Le poète écrit de nouveau la scène où l’on voit la mort régnant dans la ville, le pathétique de l’enfant au sein de sa mère morte, le désarroi devant l’idole brisée et l’indifférence d’un homme riche face à un vieillard malade (cf. RH 29-36). Transposés dans une scène funèbre, les mots portent en eux la présence de mort. Pourtant, ils échappent paradoxalement à la mort. C’est du sang et de la ruine que des mots déchirants renaissent. En fait, la peinture parle aussi bien que le poème. Elle est en mesure de rivaliser avec le langage de l’histoire et celui de la poésie.

L’auteur insiste constamment sur la communication et le lien entre le protagoniste et des images artistiques ou plastiques. De même que la photo de la jeune fille et les statues parlent pendant des années avec le personnage-écrivain (cf. CRNA et FDP), le tableau “Mathilde aux bras levés” est imprégné “de souvenirs et d’échos” qui sont, “de toute éternité” pour le héros, ces “transports de l’esprit et des sens” (NDF 223). Ces images étroitement liées à la vie du personnage deviennent le support de son esprit et de sa survie. Le caractère commun entre le langage visuel et le langage écrit serait pour P.-J. Remy dans l’imaginaire, dans leur capacité de conduire le récit.

La peinture implique l’exposition des images, dont la restitution littéraire peut produire une véritable mobilité textuelle. Le passage d’un art pictural à un texte littéraire consiste en une transformation de l’image en mots. P.-J. Remy met au point une écriture pictographique qui demande à être vue. L’écriture devient images comme celles des tableaux ou des scènes. Selon lui, l’univers peut être vu ou revu à l’intersection des images et des scènes. Ce qui est particulier chez lui, ce n’est pas seulement de montrer des images, mais de réaliser un lien entre l’image et l’imagination, c’est-à-dire, de créer une oeuvre liée aux images picturales ou plastiques.

L’imagination constitue l’une des constantes idées créatives de sa “petite comédie humaine”. L’art de notre écrivain consiste à percevoir, à découvrir et à inventer selon l’imagination. La conception d’une oeuvre nécessite naturellement l’imagination. Dans Le Chef d’oeuvre inconnu , Balzac nous a donné l’exemple d’un artiste qui concevait. En montrant le processus de création et le cheminement de l’artiste, P.-J. Remy insiste sur le travail de l’imagination. Il démontre que la conception artistique et la création littéraire émanent toutes les deux de l’imagination.

L’imagination est en quelque sorte la révélation du réel. Le monde imaginaire a les mêmes qualités et les mêmes défauts que le monde réel. Dès que la face négative est démasquée, on voit facilement son ombre et sa laideur. Ce qui s’exprime presque dans tous les livres de P.-J. Remy concernant l’art. Ainsi, l’écrivain réduit l’univers romanesque à une équivalence picturale, plastique ou musicale. Tous les styles se situent sur un plan d’égalité. Chez P.-J. Remy, l’interprétation de l’art vise donc à une vérité objective: montrer les deux faces de notre monde. L’art et la littérature sont en mesure de transformer le monde.

Si P.-J. Remy cherche de préférence l’expression de création dans l’art, c’est que l’acte créateur est inséparable de l’oeuvre devenue tableau ou texte. Ce qui attache l’écrivain à l’art, ce qui fait qu’il vit dans l’art, c’est que l’art lui apporte la preuve de création.

Notes
154.

M. Schneider, Baudelaire, les Années profondes, Seuil, 1994, p.150-151.