4.3. La Réflexion sur l’art

L’art est, selon Umberto Eco, “un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant” 155 Ce message ambigu se traduit clairement dans l’oeuvre de P.-J. Remy par la contradiction et l’ambivalence de l’art, notamment marquées en ces deux termes récurrents: “beauté” et “mort”.

Par exemple, nous avons la belle photo d’une baigneuse morte, la ville éternelle remplie de crimes, la jeune fille peinte dont le visage représente la mort, la Pandora fascinante qui cause plusieurs disparitions d’actrices, la célèbre peinture d’une Hélène gracieuse qui fait naître pourtant la tragédie … Toutes ces figures et ces images mêlant la beauté et la mort évoquent une thématique complexe, ambiguë et contradictoire que l’écrivain souligne volontairement. Pour formuler la pluralité des aspects de l’art, P.-J. Remy a recours à cette ambivalence sous couvert de louer la beauté éternelle.

Chez P.-J. Remy, la réflexion esthétique sur l’art se lie toujours à cette ambivalence. De ce fait, la création artistique et littéraire ne dépend pas forcément de la beauté apparente. Selon notre écrivain, la laideur est également en mesure de donner des inspirations et de produire quelque chose de beau. Rappelons-nous les deux exemples suivants: le premier concerne la création poétique éveillée par la jeune fille Sylvia très “laide” (ADR 353) et le deuxième raconte la belle musique jouée par la jeune musicienne ayant une “laideur horrible” (ADR 355). La laideur physique de ces deux filles renvoie paradoxalement à la beauté artistique et littéraire. La mise en jeu de la laideur extérieure et de la beauté intérieure s’accentue également dans l’intention de réveiller les perceptions de toutes les manières possibles.

Selon Sartre, “la beauté est une valeur qui ne saurait jamais s’appliquer qu’à l’imaginaire.” 156 Ainsi, la beauté ne se trouve que dans la création et grâce au travail de l’imaginaire.

C’est pourquoi P.-J. Remy cherche ce qui est en dehors de la beauté: “Lorsque je parle de beau et de beauté, je pense à quelque chose d’autre, qui est une sorte d’équilibre, une sorte de rigueur.” 157 L’art nécessite effectivement l’équilibre et la rigueur de l’expression des éléments opposés. L’artiste-écrivain tente de saisir la pluralité de signes pour exécuter une réalisation équilibrée et rigoureuse.

La “Beauté”, l’“Amour” sont désarticulés, et l’image qui les prend apparemment en charge flotte: l’image n’est plus le véhicule de la vérité, mais un jeu. Si la beauté est “gracieuse” et “fatale”, c’est qu’elle miroite à la façon d’un leurre. Si l’éternité est représentée par la belle Hélène ou une Rome lumineuse, elle n’est qu’un charme éphémère et impur. Que ce soit Hélène ou Rome, elle n’est qu’une figure de l’image, une transfiguration de sa présence, une allégorie inspirée à l’écrivain par sa passion des images. Ce qui est important pour P.-J. Rémy, c’est de travailler les images et de les transformer en écriture. Ainsi, nous avons constamment la fusion de la forme et de l’image dans ses récits.

Un passage de Salue pour moi le monde où le narrateur, amateur d’art, a refusé de “revenir dans la galerie aux trente-six beautés” (SPMM 30) retient particulièrement notre attention. L’écrivain met en jeu la confrontation entre la beauté et la mort. Le refus du héros d’y rentrer est la condamnation de la violence:

‘“cette salle du palais de Nymphenburg où l’on a placé les portraits des femmes les plus belles de la cour de Bavière et de la ville de Munich peints” (ibid.) ’

est un lieu où ces beaux portraits étaient réservés à Louis premier qui a participé cruellement aux émeutes. La beauté féminine s’oppose vivement à la mort. Cette opposition devient le fil conducteur de ce roman, et le refus de la violence est un appel à la paix. Ainsi, P.-J. Remy place dans son récit des scènes de la Tétralogie de Wagner, où l’amour s’oppose à la haine, et où la musique spectaculaire s’oppose à la violence. L’écrivain soutient l’épreuve visuelle de désordre social dû à l’absence d’amour et à l’oubli de Dieu. Les tragédies se produisent donc dans le sillage de la haine et de la disparition de Dieu.

Le peintre Cyril qui avait peint des paysages idylliques lorsqu’il était avec sa soeur Marion a dessiné, après le mariage de celle-ci, “des choses terribles, […] des figures monstrueuses, toujours à la recherche du détail le plus repoussant” (DEu 155). A travers ces figures déformées et horribles, ce peintre voulait montrer probablement des images sombres de l’Europe et sa propre déception. Par le biais de ce peintre, l’écrivain met en relief la beauté et la laideur selon les changements de décors. Les beaux paysages idylliques que le peintre a admirés avec sa soeur ne sont plus. Le temps est changé. Le désordre remplit non seulement sa vie, mais aussi l’espace européen.

Les chefs-d’oeuvre de la photographe Claire représentent “des corps de femmes nus mais désarticulés, comme si une mort terrible les avait foudroyées dans l’eau parfaitement claire” (PCCA 20). Nous trouvons à la fois l’opposition entre la beauté et l’horreur et l’association du beau-horreur. Car “ce qu’il y a de beauté dans cette horreur-là, [est] resté sur les photographies” (ibid. 94). Peut-on “démêler la photo du crime de celle de l’oeuvre d’art?” (ibid. 252) Cette question posée par l’écrivain est au fond une réflexion sur l’art.

Nous remarquons qu’un des traits marquants de l’oeuvre de P.-J. Remy, c’est l’art qui se conclut souvent sur un paradoxe. L’écrivain propose à sa manière de montrer comment l’art n’est pas toujours le signe d’une présence, mais plutôt celui de la fuite et de la destruction. Dans l’alchimie de la création, comment peut-il aussi y avoir un élément de destruction et de mort?

Bref rappel des exemples sur la peinture: nous avons une toile de la belle et gracieuse Hélène qui s’en va ou s’enfuit en laissant derrière elle une cité ruinée; des portraits de Marion dont le peintre Cyril est amoureux et qui entraînent le suicide de celui-ci; le fameux tableau de “Mathilde aux bras levés” qui a compromis la relation conjugale entre le narrateur et son épouse, et qui, saccagé finalement par une bande de voyous, détruit l’attachement et les illusions du héros; les villes d’art telles que Florence et Rome qui ont un charme destructif; la quête de la beauté qui prend fin à l’issue du déchirement d’un tableau et de la prise d’une photo de noyée (cf. PCCA) …

“Trop de beauté tue …” (NDF 250), chez P.-J. Remy, l’art tue en quelque sorte les illusions humaines. Il est évident que l’écrivain essaye de montrer les deux faces de l’art: fascinante et destructrice. P.-J. Remy exprime d’une façon très significative une réflexion sur l’art. Selon lui, toute la problématique de la création sur laquelle l’artiste-écrivain doit réfléchir se ramène à cette question: comment créer ou continuer à créer aujourd’hui lorsque le déjà-peint ou le déjà-écrit exerce sa pression sur le créateur?

Le roman d’Aria di Roma est bel et bien un livre qui parle de réflexion sur l’art en montrant les “illusions perdues”. L’auteur y décrit un groupe d’artistes venus connaître l’échec à Rome. Pourtant, ils ont tous obtenu auparavant de brillants succès artistiques. Sur l’invitation d’une fondation américaine, ils séjournent comme pensionnaires à Rome dans l’intention de réaliser chacun un chef-d’oeuvre. Pourquoi subissent-ils tous finalement un revers? Pourquoi échouent-ils tous dans leur ambition initiale? Est-il impossible de réussir aujourd’hui un chef-d’oeuvre? Six destins de personnages permettent de mesurer leur échec:

Le narrateur-peintre est la figure de l’artiste la plus significative du roman. Ce peintre âgé d’une soixantaine d’années est assez célèbre dans le milieu artistique. Les quatre toiles représentant les quatre saisons qu’il a peintes il y a vingt ans marquent le sommet de sa carrière. Ces toiles signifient parfaitement le temps qui passe. Le peintre doit-il refaire à Rome une autre toile du même style? Le peintre Yannis peint des démons, complètement opposés à la beauté. Il nous montre “notre monde à nous, dans son horreur, sa laideur, ses abandons”. (ADR 338) L’écrivain Karl ne veut pas voir le passé et refuse de se servir de la mémoire. Son roman “piétine” toujours (ADR 127). C’est un personnage à la fois “insatisfait” et “impuissant” (ADR 128, 287). Le maître de jardinage Yoshima qui a découvert à Rome “les ivresses de la lumière” (ADR 275) tente de connaître “l’éternité” (ADR 276). Au lieu de créer un jardin des morts, il a fait un jardin de lumière. Aveuglé par la lumière romaine, il a fini par se suicider. Le “sculpteur d’eau” Milan, dont la fiancée a été assassinée, est hanté par cette idée sombre. Il a besoin de “musiques violentes” comme “stimulant” (ADR 70). Lucide, il refuse de jouer le jeu. Pessimiste, il n’accepte “aucune couleur”, “aucune forme”. Un tel état d’esprit le conduit à ne jamais réaliser son chef-d’oeuvre. Le vieux peintre Bernard n’a rien fait pendant deux ans (cf. ADR 294), parce qu’il est physiquement et moralement impuissant. Obsédé par le calcul du saut de l’ange, il se donne finalement la mort en espérant trouver le paradis.

L’échec de ces personnages montre clairement qu’on doit percevoir les deux faces du monde par la représentation de l’art ou de la littérature. Il ne faut pas être comme Yoshima qui ne voit que la lumière, ni comme Yannis et Milan qui voient tout en noir, ni comme Karl qui rejette de voir le passé, ni comme Bernard qui veut vivre dans un monde irréel.

‘“Tous ceux qui, venus un jour à Rome par soif de beauté ou d’autre chose, cet aria de Roma à la fois unique et embaumé, porteur de parfums enivrants et de remugles immondes, puisque Rome est cloaque et beauté.” (ADR 435)’

Voilà la double face de Rome et la pluralité de l’art. La beauté fascinante coexiste toujours avec la laideur destructrice.

‘“L’art et la mort, la lumière et la nuit, le soleil et le feu s’y affrontaient. […] Ce combat sans merci entre deux univers, voire deux religions, mais aussi deux conceptions de l’art et de la création artistique.” (ADR 451)’

Cet affrontement et ce combat que P.-J. Remy raconte dans Aria di Roma touchent notre vision sur l’espace et le temps. Bien que “l’art de notre siècle [soit] aussi vivant que celui du temps de Poussin ou de Pietro da Cortona” (ADR 447), il y a une différence qui réside dans la notion de beau. L’art classique voit une création de la beauté, tandis que l’art moderne a la notion de beau par valeur, non la beauté. “L’art, même si c’est un art indifférent, gris, peut être une autre valeur” 158 . Notre écrivain tente probablement de présenter dans son oeuvre cette valeur particulière. Il n’exorcise pas l’image de la laideur ni celle de la mort. Au contraire, il les montre. En faisant apparaître ces images, il veut qu’on les connaisse pour ne pas être aveuglé par la beauté apparente. L’expérience de l’artiste consiste donc à percevoir à travers l’apparence.

Parmi les personnages-artistes, le peintre Binet qui vivait au XVIIIe siècle a déjà commencé à réfléchir sur l’esthétique de l’art. C’est pourquoi il a connu un changement fondamental: au lieu de ne peindre que la beauté, il a également peint la laideur et la mort. La photographe Claire a fait des photos où la laideur et la mort sont parfaitement exprimées. En fait, la mort est une image inversée de la beauté, elle n’est qu’un autre visage de la vérité. Ce que P.-J. Remy souligne, c’est que, vainqueur de la mort et triomphant dans le temps, l’art est éternel.

Le narrateur d’Aria di Roma est “lucide” (ADR 437). Il a remarqué que “l’art n’obéissait pas uniquement aux lois naturelles qui sont celles de la survie ou, plus simplement, de la reproduction” (ibid.). Selon P.-J. Remy, l’art n’est pas limité par le temps, car il possède une valeur transcendante, surnaturelle et éternelle. Le temps passe sans revenir, tandis que l’art reste en permettant de revivre les souvenirs ou les moments disparus. La peinture ou la photographie est en quelque sorte l’art le plus immédiatement révélateur d’un temps. Par exemple, Mathilde sur la toile (NDF) et Millie en photos (CRNA) restent toujours jeunes malgré le temps qui passe. De ce fait, l’art est pour l’homme un des moyens d’échapper à la contingence et d’atteindre à l’absolu.

Comment organiser une composition picturale ou une écriture de souvenir et d’images? Hanté par le passé, l’artiste-écrivain tente de le ressaisir par le biais de l’art qui, accroché à l’espace, permet une communication avec le passé. L’art est également assimilé à un reflet, où les personnages de P.-J. Remy retrouvent une partie de leur vie, lien privilégié du souvenir.

Le temps est à la fois remédiable et irrémédiable: dans le présent, c’est le temps du passé, temps de la mort. L’art reproduit ou montre ce qui n’est plus. Et l’image en triomphe à tout coup: elle finit toujours par prévaloir sur l’original. L’artiste-écrivain qui cherche éperdument l’image ou le temps du passé le retrouve dans l’oeuvre artistique ou littéraire. Il nous donne à sa manière l’effet d’une écriture qui articule le temps humain et l’éternité divine.

Chez P.-J. Remy, les femmes, qu’elles soient idéales, idoles ou égéries, sont toutes imparfaites: Ava était comme une fille publique; Pandora exerçait une malédiction; Hélène a entraîné la ruine et la catastrophe … Ces femmes sont toutes porteuses de la fatalité et de la destruction. Elles deviennent en quelque sorte fantôme d’une vision à la fois ténébreuse et éternelle. Il en est de même pour l’art qui les représente. L’art, que ce soit la musique, la peinture, la sculpture ou la littérature est également imparfait puisque aucune d’elles n’est en mesure d’exprimer totalement et idéalement une figure éternelle.

Dans l’oeuvre de P.-J. Remy, il existe une mise en question du conflit entre “l’art” et “l’écriture”. Nous trouvons souvent des affrontements de texte et d’image. Tantôt la peinture met l’écriture au défi, tantôt l’écriture triomphe et l’emporte.

Pour exprimer la douleur qui déforme le visage de la marquise d’Aiglemont 159 , Balzac a recours à la toile de la Mater dolorosa de Murillo. Selon lui,

‘“les peintures ont des couleurs pour ces portraits, mais les idées et les paroles sont impuissantes pour les traduire fidèlement” 160 .’

Ainsi, des mots vidés de leur puissance sont réduits à des images, à un simple moyen pour décrire. Pour présenter avec précision les traits d’Ava et pour donner un portrait symbolique de la femme idéale, P.-J. Remy a utilisé une dizaine de tableaux. La destruction de la toile de “Mathilde” sur laquelle l’auteur a concentré toute la passion du héros permet de mieux révéler le danger de la violence. Quant à Hélène,

‘“plus belle encore que la fresque et les mots et la cire ont pu dire légère elle oscille entre le ciel et la terre” (RH 89) ’

Selon notre écrivain-poète, une telle beauté, à la fois céleste et terrestre nécessite un art total pour la montrer ou la décrire. Nous sommes particulièrement attirés par l’image d’une Hélène qui s’en va vers en-haut, vers le ciel. Elle donne à la beauté féminine le sens de l’éternelle métamorphose. Ainsi, le tableau transmet un certain sens dont le motif représenté n’est plus que le porteur ou le prétexte.

La peinture donne en fait une image imparfaite de la façon dont l’artiste ressent le monde. La peinture étant “trompeuse” et les langues “imparfaites”, l’artiste-écrivain tente de rendre le “mascaret des deux parlers uniques” (RH). Dans Retour d’Hélène, P.-J. Remy nous présente un dialogue idéal dans lequel se mêlent et se révèlent à la fois la vision du poète et celle du peintre.

D’après P.-J. Remy, la peinture 161 et la musique 162 font appel à un art total vers qui convergeraient tous les effets et toutes les expressions en présentant une peinture littéraire, une synthèse wagnérienne des sons et du verbe. Cette idée de l’association des arts s’est également exprimée dans Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de ce siècle où le héros Pallas n’arrivait pas à écrire son livre et ses amis étaient impuissants à concevoir une sculpture ou une musique, leurs échecs se font écho.

L’écrivain enrichit la peinture par l’expression littéraire. Normalement, le roman n’est riche qu’en mots et expressions. Il est inférieur en formes, en couleurs et en lumières. Ce que P.-J. Remy explore à sa manière, c’est une forme littéraire comme on saisit les tableaux par des effets de transmission. Il tente de montrer que la littérature peut être transcrite en tableaux, en images. Il cherche inlassablement l’expression d’une totalité, à savoir l’art total. Il voit dans la littérature la “totalité” des autres arts, leurs points de convergence et d’intégration. “Un travail aux grands équilibres monolithiques que je tentais de définir dans le temps de la peinture et sur l’espace de la toile.” (ADR 404)

Cette idée de la totalité s’est déjà montrée chez certains grands écrivains. Flaubert pensait à ceux qui “reproduisent l’univers qui se reflète dans leurs oeuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur” 163 . Dans l’oeuvre de Proust, l’art musical et pictural s’est aussi joint à l’art littéraire.

Malgré le contraste, la confrontation et la rivalité entre l’oeuvre d’art et l’écriture, dans l’univers de P.-J. Remy nous trouvons des cas de la conversion de l’artiste en poète ou en écrivain. La peinture devient parfois le lieu d’un transfert.

Bref rappel des exemples: le narrateur-peintre d’Aria di Roma notait et écrivait sans cesse au lieu de peindre, et finalement, aucune oeuvre d’art n’a été réalisée, c’est le roman qui est né. Dans Retour d’Hélène, le vieux peintre s’efforçait d’écrire et d’inventer sa propre gloire. Avant il croyait que:

‘“en quelques taches de couleur unique, il pouvait dire cent fois ce que mille mots, aidés de grammaires savantes, arc-boutés sur le latin ou le grec, épaulés même par la rime, ne pourraient jamais que bégayer.” (RH 13)’

Or, à la fin de sa vie, c’était avec des mots qu’il illustrait sa peinture et rédigeait de nombreux livres. A travers la quête éperdue de l’art, le peintre a remarqué la pertinence picturale. Tout en louant la beauté éternelle et la pudeur féminine, son écrit marquait un sens plus profond: celui d’une concurrence des arts, que P.-J. Remy montre au bénéfice de l’écriture-poème, où se révèle clairement la valeur de l’écriture face à l’oeuvre d’art. Car ses peintres ont éprouvé “l’envie d’écrire, le besoin de lumière et l’urgence des mots qui seuls pouvaient la dire, [les] taraudaient” (ADR 376). En réalité, l’idée de retour à l’écriture s’inscrit dans celle de créer la forme totale:

‘“tout cela conduisait mon esprit, autant que mon imagination, à retrouver des mots qui me semblaient inouïs pour dire tant de couleurs, de formes fondues et imbriquées, l’une en l’autre, irrémédiablement.” (ADR 364)’

L’écrivain est devant sa feuille comme le peintre à l’atelier. Pourtant, ils écrivent ou ils peignent dans un rapport fondamental à ce qui est peint, à ce qui est écrit. L’association entre le peintre et l’écrivain ou entre l’art pictural et l’écriture littéraire n’est pas fortuite, mais nécessaire. Ce lien établit une fusion entre l’artiste-écrivain et le monde.

“Ecriture, peinture: que désignent ces mots? Faut-il les opposer, peut-on les joindre?” 164 On dirait que P.-J. Remy les rapproche et les oppose à la fois. Obsédé par l’idée de la totalité et par l’envie d’embrasser le monde, il les réclame à travers ses porte-parole:

Le vieil écrivain Berger dit: “Je veux faire déboucher toute cette culture naïvement, complaisamment accumulée, sur une vaste fresque qui dirait tout.” (FDP 216) Le peintre Binet exprime lui aussi

‘“son rêve de peindre l’univers entier en une seule toile, de tout dire, tout raconter, et la vie, et la mort, et les quatre parties du monde, et toutes ces femmes, en une seule composition et sur un seul mur ou un seul plafond […]” (CEA 297)’

Tous ces personnages veulent à travers leur oeuvre “essayer d’embrasser le monde” 165 . Ce que P.-J. Remy souligne, c’est la recherche d’un art total et parfait, toujours incarné par la femme idéale et composé de tous les arts, dont la littérature fait partie (ibid.). La femme éternelle n’existe chez lui que dans des images ou dans l’imagination. On comprend maintenant pourquoi tous ses personnages poursuivent inlassablement leur recherche de la femme idéale et pourquoi ses personnages-artistes ou écrivains tentent éperdument de créer.

Le narrateur-peintre s’émerveille de “retrouver comme terrain de jeu le seul espace d’une toile blanche” (ADR 431). Ici la toile blanche ou la page blanche nécessite une nouvelle peinture ou un nouvel écrit. Comment créer ou recréer sur un seul espace?

Le perfectionnement de l’art ou de l’image que le personnage- artiste cherche est en fait un aspect de la continuité de la création. Lorsque l’artiste-écrivain n’atteint pas ce but, il est normal qu’il ne s’arrête pas. Mais parmi les personnages de P.-J. Remy, si certains continuent leur cheminement sans se lasser 166 , d’autres l’abandonnent par déception ou manque de courage 167 ou par satisfaction de soi-même 168 .

Le peintre Binet a finalement brisé ses pinceaux en croyant avoir “atteint à la Beauté absolue, à la perfection totale” (CEA 312). Détruire les pinceaux, c’est renoncer de continuer à créer, c’est se détruire. Ainsi, le peintre ne deviendra jamais célèbre et il vivra plus tard dans la misère. Selon P.-J. Remy, la beauté se lie à la mort, et l’imperfection est le salut.

L’art peut tuer l’oeuvre puisque l’artiste veut atteindre l’absolu par l’excès de traits ou de couleurs. Dans Le Chef-d’oeuvre inconnu, où le peintre a détruit, dans sa soif d’absolu, son tableau gâché par l’excès de couleurs, Balzac avait l’intention de montrer qu’un excès de pensée pourrait faire avorter l’oeuvre d’art. Ainsi, la passion devient un délire ou un abîme dans lequel la pensée se perd. On dirait que P.-J. Remy partage avec Balzac le goût d’une perception de l’absolu et de la perfection.

De ce fait, le peintre Binet qui cherche la perfection tombera dans l’abîme; les artistes d’Aria di Roma qui veulent tous réaliser leur chef-d’oeuvre et atteindre l’art absolu ne connaîtront que l’échec; le héros Bertrand qui est très épris de beauté absolue trouvera avec étonnement la laideur parfaitement présentée …

Chez P.-J. Remy, une erreur peut également détruire l’oeuvre. Dans Le Rose et le Blanc, l’assassin Sirocco qui jouait un rôle de protecteur a dit: “tuer est un art et je suis un artiste!” (RB 401) C’est le comble de l’ironie d’entendre un assassin qui parle d’art. Inviter un assassin à protéger le beau domaine des “Compagnons”, c’est d’une part faire référence à Stendhal, d’autre part provoquer la défaite de cette société idéale. Ainsi une erreur anéantit cette société idéale.

De même que Balzac a peint l’artiste qui concevait, P.-J. Remy montre le processus de la création et le cheminement du créateur. Pour lui, l’absolu ou la perfection reste toujours à atteindre, d’où la nécessité de continuer à créer.

Sa réflexion sur les arts est également une recherche du mode de création. Pour lui, les sujets de création se trouvent partout. Ce qui est important pour le créateur, c’est de projeter l’imagination. Doit-on refaire le même genre ou le même style d’oeuvres ou réaliser la création à la manière de soi-même? Ou pousser au-delà de soi-même, au-delà de son art? P.-J. Remy montre que renoncer à être soi-même et se faire autre, cela signifie que l’artiste doit copier les images ou ne pas peindre, ni créer. C’est le cas d’un peintre d’Aria di Roma: l’artiste qui ne peint plus fait avec l’appareil de photos des copies. Et pousser au-delà de soi-même, c’est aussi l’échec. L’exemple du vieux peintre qui veut calculer le saut de l’Ange est bien significatif.

D’après P.-J. Remy, que ce soit un paysage, un lieu ou une personne, tout, lu et enregistré, donne la possibilité de créer et devient des pages, sur lesquelles se marque la transparence des idées. C’est dans des signes et des images que les mots s’inscrivent. Par l’image immobile et indestructible qu’on évoque, les mots sont clarté éternelle. La puissance virtuelle cherche toujours à se projeter.

‘“Deux ordres nouveaux coïncidaient en somme en moi […] Celui de ces images accumulées dans ma mémoire, d’une beauté, d’une clarté parfaites, absolues; et aussi le besoin de les organiser qui est celui du peintre, ou plus généralement de l’artiste […]” (ADR 386-387)’

En percevant le monde de l’art, P.-J. Remy met l’accent sur la nécessité d’une représentation par l’art et par l’écriture. Chez lui, les images picturales telles que tableaux et photos sont destinées à représenter le monde et à le rendre visible. Comment donner une telle représentation? Comment organiser une composition picturale ou une écriture de souvenirs et d’images? Hanté par le passé, l’artiste-écrivain tente de le ressaisir par le biais de l’art qui, accroché à l’espace, permet une communication avec le passé puisque l’art est également assimilé à un reflet, où les personnages retrouvent une partie de leur vie, lien privilégié du souvenir. Dans l’expérience de P.-J. Remy, telle qu’il nous la rapporte, le réel et l’art sont en symbiose. L’universel et le particulier, la vision et le phénomène, l’idée et la matière sont simultanément saisis dans l’art et dans l’écriture.

Selon P.-J. Remy, l’art sert à la création et dépasse la vie. Par l’art, on peut récréer la vie vécue. Par exemple, la peinture peut reproduire l’époque où Hélène vivait (RH); la toile de Mathilde trace la vie de cette jeune fille et celle du narrateur (NDF); l’image de Millie gardée sur la photo rappelle toute sa jeunesse (CRNA); Cyril qui a perdu Marion peint son portrait pour se plonger dans le passé (DEu). Chez P.-J. Remy, c’est souvent le retour qui compte. L’art est toujours récréé à partir du perdu. Comme la peinture, la littérature est aussi un art, aussi une pratique de la représentation. On écrit ce qui est vécu, on montre le monde par la médiation d’une représentation artistique et littéraire.

Chez Proust, les trois personnages: l’écrivain Bourger, le peintre Elstir et le musicien Vinteuil ont trouvé leur chemin par la création, par la pratique de la représentation. Dans l’univers de P.-J. Remy, la plupart des personnages sont sauvés par leur écriture, comme l’écrivain Berger (FDP), Annette (AEF), Marion (DEu), François (RB), Simon et Guillaume (Ch) … Dans Une Ville immortelle, le héros Julien a conçu un projet:

‘“se créer son musée imaginaire à lui, dans lequel les oeuvres qu’il préférait - la Salomé de Filippo Lippi à Prato, la Judith d’Artemisia Gentiles-chi ou le jeune homme en noir de Lorenzo Lotto, - auraient dialogué entre elles sur la vie, sur l’amour ou la mort.” (VI 13)’

Ici, nous remarquons une tentation évidente du déplacement du langage, tentation d’une association de l’image avec la parole, tentation d’une union des arts. Dans un musée de peintures, les tableaux sont devant nous et nous avons une vision directe des images. Mais, ce n’est pas le même cas pour un musée de livres. D’où la nécessité de créer ce musée imaginaire, rempli d’images et de paroles-mots.

1Dans l’expérience de notre écrivain, telle qu’il nous la rapporte, l’imagination et l’art sont en symbiose. L’universel et le particulier, la vision et le phénomène, l’idée et la matière sont simultanément saisis. Rome, encadrée par la fenêtre, vue par l’artiste ou l’écrivain, se métamorphose en oeuvre d’art. Hélène, observée par le poète, devient une figure écrite.

Chez Proust, Elstir peint des femmes qui sont ressemblantes, pourtant dans la réalité, les femmes ne le sont pas. Ce que représente l’artiste, c’est son univers à lui. Ainsi, P.-J. Remy montre sa perspective sur le monde en mêlant la réalité avec la fiction. Il évoque une écriture dans laquelle l’art remplit un rôle particulier, à savoir permettre à l’homme de se dépasser lui-même et de résister à toute épreuve. L’art est pour lui un moyen d’exprimer des idées et des points de vue, une envie de créer une unité totale. C’est pourquoi dans son univers l’art, musical, pictural ou plastique, rejoint la littérature. Ainsi, l’homme est condamné à poursuivre son idéal, à mener un combat perpétuel, puisque la plénitude reste toujours à atteindre.

Notes
155.

Umberto Eco, L’Oeuvre ouverte, Seuil, 1965, p.9.

156.

Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, Gallimard, 1940, p.245.

157.

cf. Entretien avec P.-J. Remy le 11 janvier 1996, p.446.

158.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 11janvier1996, p.447.

159.

Balzac, La Femme de trente ans.

160.

Balzac, Carnets, Gallimard, 1951, tome II, p.192.

161.

ex: les toiles concernant Hélène, Pandore …

162.

ex: la Tétralogie de Wagner.

163.

Flaubert à Louise Colet, 23, octobre, 1846.

164.

Mikel Duffrenne, Esthétique et philosophie, tome II, Klincksieck, 1976, p.223.

165.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 11 janvier 1996, p.446.

166.

ex: l’écrivain de La Figure dans la pierre, le peintre Yonnis d’Aria di Roma.

167.

ex: le peintre Cyril de Désir d’Europe, le compositeur Carl de Pandora.

168.

ex: le peintre de Des Châteaux en Allemagne.