1.1. Le Temps du passé: souvenirs

Dans l’oeuvre, le présent est fugitif, il se transforme et renvoie constamment à une absence: le passé, auquel il est toujours lié sans pouvoir s’en libérer, donne sa forme au présent et reste donc immuable. Le présent est obsédé par le retour de souvenirs. Donc, dans le présent, on n’est jamais présent. C’est pourquoi “l’agonie, c’est le retour au présent, quand il n’y a pas de présent, mais simplement la menace stérile du vide, et de la solitude forcée.” (SPE 739)

La recherche d’un passé oublié devient pour les personnages une façon de compléter le vide et de sortir de la solitude, ainsi que de suivre un itinéraire du “présent retrouvé” (T 403). On peut citer le cas du narrateur de Toscanes. Celui-ci a cherché “parmi les souvenirs que le présent seul pouvait faire remonter jusqu’à [sa] mémoire.” (T 111) Les souvenirs qu’il a rappelés s’éveillent et reproduisent des sensations qui, venues de la mémoire, secouent violemment le héros. L’oeuvre ne s’engage dans le passé que pour se tourner vers le présent. Ce qui est déjà affirmé dans le monologue du narrateur d’Aria di Roma:

‘“Moi qui, pour créer, ne savais plus, alors, que me souvenir … Jadis, oui, je regardais: le présent était le temps privilégié de la création; […] Tout cela était devenu le passé […] Mais que ce regard sur le présent le plus absolu de l’image est bon, parfois.” (ADR 97)’

Le présent assure en effet l’avenir tout en ouvrant le passage entre le passé remémoré et l’avenir prophétisé, parce que le héros de Toscanes retrouve enfin la vocation de l’écrivain. On a ainsi une superposition du passé, du présent et du futur. On obtient dans le temps “une vue totale et un tableau continu” 171 .

Il en est de même pour le Je-narrateur d’Un Voyage d’hiver. Obsédé par les préoccupations du temps passé, le héros se rappelle toutes les femmes qu’il a connues dans sa vie. C’est finalement le passé qui lui fait prendre conscience du présent. Et celui-ci s’ouvre vers le futur puisque le narrateur va rejoindre sa maîtresse à Vienne pour commencer une nouvelle vie.

Le romancier porte constamment son regard vers le passé et le reporte obstinément sur le monde actuel. Le goût de la confrontation à travers le temps et l’espace devient le défi au présent. Par exemple, la Chine des gardes rouges défie celle de Segalen; le régime de Mao combat l’Empire millénaire (cf. SPE et Ch). Pourtant,

‘“la Chine était une et unique, un bloc, un tout en somme - où le passé, aussi renié, condamné, anéanti fût-il, commandait toujours le présent.” (Ch 76)’

Tous les exilés ont été attirés par cette Chine millénaire, et c’est le passé et les souvenirs qui restent vainqueurs.

Le rapport entre l’instant et l’éternité est maintes fois souligné dans l’oeuvre. Selon Thomas Mann, “c’est l’éphémère qui crée le temps” (SPMM 301). D’après P.-J. Remy, le moment privilégie est l’instant vital, qui possède la valeur de l’éternité ou qui est un mirage de l’éternité. Le poète de Retour d’Hélène loue la beauté de la femme idéale par cette certitude: “un instant: l’éternité” (RH 280). Pour le héros de Toscanes, un instant de musique peut lui donner un bonheur éternel. On remarque à la fois sa passion pour la musique et le rôle de celle-ci dans sa vie:

‘“Les quelques minutes qu’avait duré la courte pièce de Liszt avaient été un immense et long, fulgurant bonheur.” Et “pendant trois minutes et cinquante secondes […], j’avais entrevu l’éternité.” (T 37)’

Hélas, lorsque l’âge est venu, cet homme ne s’intéresse plus à la musique ni à la lecture. Il a donc perdu le bonheur. Le personnage Don Juan est un type particulier qui vit dans l’instant. En apparence, ce qui compte pour lui, c’est l’instant, le plaisir éphémère. Pourtant, il fuit toujours en avant pour chercher l’éternité. Au fond, c’est un homme qui n’est jamais satisfait de l’instant. Il n’y a que l’éternité qui peut avoir une durée continue et inépuisable et rester victorieuse du temps.

La sensation de temps est souvent associée à celle du paysage et du lieu. Dans La nuit de Ferrare, le narrateur se sent vieilli, son ex-femme Hélène est déjà morte, mais Ferrare ne change pas. Il y retrouve le même paysage, les mêmes constructions: palais, rues, remparts:

‘“Le temps [lui] semblait une fois encore suspendu. Rien ne passait. Tout durait, se répétait, revenait.” Et “l’impression que le soleil n’avait pas bougé depuis ce moment-là [le] frappa vivement. La lumière était la même, jusqu’au scintillement des feuilles dans la même brume légère, opalescente, irisée de poussière d’or.” (NDF 72 et 84)’

La suspension du temps et le rappel des souvenirs du passé ont pour but de souligner le lien entre le passé et le présent. La ville a connu les massacres dans le passé et risque de revivre cette violence.

Les ombres du passé se mêlent souvent à l’image de la femme. Par exemple, pour le narrateur de Qui trop embrasse, revoir son ancienne amie Mauricette, c’est “toute une jeunesse que [il allait] retrouver” (QTE 77) puisque “Mauricette représente une vie perdue” (QTE 51, 89 et 166), même s’il n’a plus d’amour pour cette femme. On remarque un autre cas analogue dans Désir d’Europe, où le héros Gérard qui à la fin n’aime plus Marion la lie pourtant au passé, à la jeunesse perdue. Si l’amour demeure pour ces héros, c’est la nostalgie d’un temps perdu: une nostalgie qu’ils ne peuvent s’empêcher d’éprouver comme une mémoire, comme une conscience ou comme un regret. Il s’agit en fait d’une conscience affective et sensible, d’un regret du temps qui a fui. Par un de ses héros, le romancier exprime ce genre de conscience et de regret:

‘“Cette nostalgie douloureuse que j’avais d’un temps où musique, peinture, beauté s’accordaient si bien avec amour et amitié n’était que le regret de l’âge où je savais écouter, voir, aimer.” (T 62)’

De ce fait, chez notre romancier les souvenirs sont plutôt sentimentaux, personnels, et le temps du passé rappelle un certain bonheur perdu. Cette infinité de sensations, d’impressions et d’images, on tente toujours de la saisir. Comment peut-on retrouver les sensations et le bonheur de jadis? Il n’y a peut-être qu’une possibilité: les faire revenir dans l’écriture à l’aide de la mémoire.

Notes
171.

Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, tome 1, p.655.