1.2. Le Temps mémorisé: récits

Presque tous les livres de P.-J. Remy peuvent être considérés comme romans du temps. Tous ses récits sont des fruits du temps retrouvé. Ils sont inséparables de la dimension temporelle, de la profondeur du temps et de la mémoire. En réalité, la mémoire assume différentes fonctions et se manifeste sous diverses formes. Elle apparaît tantôt comme trait pessimiste, tantôt comme moyen de salut. On y trouve le bonheur du souvenir, la présence du passé, l’angoisse du temps qui fuit. Donc, la mémoire, concentrée et incarnée, permet un effort pour donner un sens à l’existence de l’homme. Nous ne citerons ici que quelques romans dans l’intention d’analyser brièvement le rôle du temps dans le récit.

Le narrateur-peintre d’Aria di Roma a lié sa mémoire à son oeuvre: “Cette mémoire était devenue la seule matière en même temps que le sujet unique de mon oeuvre” (ADR 242). Tous les autres héros lient également la création avec la mémoire. La naissance de l’oeuvre et le procédé de l’écriture deviennent en fait le parcours de la recherche de la mémoire.

Le Sac du Palais d’Eté et Chine sont typiquement des récits de mémoire. Les deux héros, Simon et Guillaume, se laissent envahir par les souvenirs, dans lesquels se mêlent une multitude de personnages et d’aventures. La Chine est doublement évoquée: pays de l’imaginaire et de la réalité confondus. Elle représente en fait un kaléidoscope de la mémoire, “car la Chine, comme une fiction, comme l’amour, est une mémoire.” (CUI 288) C’est à la fois dans l’imagination et la réalité de l’espace et du temps que le romancier a choisi de situer ses livres et de faire revivre le passé.

Dans Rêver la vie, le romancier établit parfaitement un rapport entre la mémoire et l’écriture: la mémoire nourrit le récit; l’écriture revivifie le temps passé. Il y a deux plans de narration: un “Je” qui écrit au présent, un “Je” de la mémoire ou du rêve. Le récit de la mémoire influe sur lui au moment où il écrit. La mémoire devient le support de l’écriture, et le rêve une métaphore littéraire.

Le Je-narrateur revient à sa naissance. De la vieillesse à la naissance, ce retour sur lui-même prend une forme de mémoire. Le schéma organise ainsi deux récits: la vie du père, Pierre, et celle du narrateur. Nous avons à la fois la mémoire à raconter et l’oeuvre à créer puisque le narrateur juge qu’il doit écrire un livre dans lequel le temps passé trouvera une forme. Dans le rêve, on évoque une véritable recherche du temps perdu dans les souvenirs imaginaires. Le narrateur qui parle au présent renvoie tous les souvenirs de sa naissance jusqu’à nos jours. Le rêve permet au romancier et à son héros de revivre ces moments, imaginaires et réels confondus. “Il faut revenir aux origines” (ADR 361). Ce retour à la naissance donne l’occasion de voir non seulement tout le parcours d’un être, mais aussi le procédé d’un récit.

Ainsi, le rêve donne une réflexion sur le temps et sur la vie, et la mémoire qui recule crée le temps. Le parcours de la naissance à la mort marque le changement de temps et fixe le destin humain. Le narrateur vieillissant souligne que le temps lui manque. Comme on n’a pas assez de temps, on imagine le temps, on le recrée. Donc, le temps est immergé dans la conscience humaine. Seule la mémoire permet de reconstituer la vie d’un être. L’écriture fait revivre ce qui n’est plus et “le temps qui se meut devient langue nouvelle” (RH 127). L’écrivain met en relief la valeur littéraire qui consiste à faire apparaître le temps retrouvé dans la recherche même du temps perdu. Il suit la voie où le roman est passé de la figuration à la création. Les personnages deviennent “tous des témoins” du temps, et la “rhétorique” est la “mémoire” (ADR 298). A part le désir de l’auteur de manipuler le temps, à part sa tentative de faire triompher le temps menacé par l’oubli, on remarque au fond la négation du temps: le temps est destructeur, et la vie devient un parcours qui conduit à la mort. Ecrire est donc une sorte de conquête sur le temps.

Le narrateur de La nuit de Ferrare se plonge lui aussi dans un passé mémorisé où se révèlent à la fois sa propre vie et l’histoire de l’humanité. Tout au long du récit, la mémoire joue un jeu contre l’oubli. Il y a l’effet de la remise du passé au présent. On sent l’angoisse de la guerre, la peur de la violence. La prise de conscience du héros se fait dans la mémorisation.

Dans ce roman, le temps de la narration se manifeste avec le voyage (départ et arrivée), l’intervention des rencontres (des voyous, la fille du peintre), l’évocation des souvenirs (le peintre, Mathilde, Hélène, la voisine). Le temps de la fiction se présente ainsi: cosmique avec l’évocation des saisons et des périodes; psychologique avec les souvenirs, les actions, les sentiments du héros; historique avec les monuments, les remparts; rêveur avec la rencontre de la voisine et des personnages de Bassani …

L’évocation des saisons et des périodes concerne le premier voyage d’il y a vingt ans au printemps avec Hélène et le deuxième voyage d’un jour et une nuit en automne. La remontée aux sources de l’amour conjugal remet en question le rapport avec l’épouse. La séparation d’avec Hélène et la mort d’Hélène sont des signes sombres visant à se lier avec le massacre de 1943 et la destruction récente de la toile “Mathilde aux bras levés”. Le temps de l’histoire est donc mis en rapport avec le temps du voyage. Le temps est à la fois long et court: cinquante cinq ans par rapport à un jour et une nuit. Pourtant la toile connaît le même sort que les gens innocents d’il y a cinquante cinq ans. Le futur se défait finalement puisqu’il est détruit par le présent, lui-même menacé par le passé.

Il est vrai que le temps passe, mais les monuments, les remparts et le paysage restent inchangés. Tout rappelle le passé. L’ange représenté par la voisine imaginée s’oppose aux diables de l’enfer. Tout est confondu: les personnages de Bassani qui reviennent sur la scène ou dans la mémoire du narrateur se croisent avec des amis de ce dernier.

La perspective narrative et le découpage du temps en époques confèrent au roman sa signification particulière. L’aspect essentiel de l’échec du voyage du héros revenu à Ferrare se présente du fait que le personnage souhaite que cette chute “soit aussi une rédemption” (NDF 12). L’échec concerne celui du temps et celui du personnage; la rédemption signifie la prise de conscience morale.

Comme Flaubert l’a affirmé, “le passé nous retient” 172 . P.-J. Remy et ses personnages sont tous rattachés au passé et ne peuvent pas s’en libérer. Abandonner le passé, c’est l’échec certain. Par exemple, l’écrivain Karl Leskau qui voulait écrire sans se servir de sa mémoire n’est pas arrivé à faire son livre. Il a avoué:

‘“Moi qui, pour créer, ne savais plus alors que me souvenir…” “Moi, je n’existe qu’au passé.” Et “c’est précisément parce que je refuse de me servir de cette mémoire-là que le livre que j’ai commencé à mon arrivée piétine tant …” (ADR 97 et 127).’

De ce fait, il est impossible pour le romancier et ses personnages d’écrire sans la mémoire du passé, sinon, leur livre ne voit pas le jour.

Le temps réduit et ramassé fournit constamment des éléments pour leur récit. Par la prise de conscience des échecs subis, les héros veulent libérer le futur, mais ce n’est que le passé qu’ils libèrent. Ainsi, le temps du récit reste toujours celui d’un passé irrévocable auquel le narrateur donne l’apparence de la vie.

Le romancier retrace les figures singulière et plurielle, les charmes d’un temps disparu, les émois et les fascinations qu’exercent les multiples “Toscanes”. Le récit est caractérisé par la polyvalence temporelle. On a non seulement la juxtaposition des deux temps: le passé et le présent, mais aussi la triple confusion temporelle: passé, présent, futur. Le héros de Toscanes qui a retrouvé par le souvenir tout le passé ressent sa force qui permettra une vie future:

‘“Toute la beauté du monde que j’avais pu aimer jadis à travers le monde entier, musique et peinture, poésie, théâtre confondus, me revenait à la mémoire, à la tête et au coeur.” (T 357)’

Le récit est ainsi construit par les mécanismes de la mémoire, et le processus créateur lié à la nature du passé qui l’habite ou le fuit. Lorsque le passé est oublié, l’homme perd la force de création. Le retour en Toscane, c’est le temps retrouvé de la sensation, le réveil d’une mémoire disparue, la conjonction du présent et du passé qui se rejoignent et se superposent. C’est dans la mémoire que le héros trouve le sens de l’existence, sens que la littérature a pour tâche d’exprimer.

Les héros fuient de femme en femme, pourtant, ils les rappellent toutes à leur mémoire. Les femmes mémorisées éveillent donc la création et nourrissent les récits. Selon notre romancier, échapper à la femme, c’est recréer l’amour et le plaisir; échapper à la vie, c’est recréer la vie. La vérité de la vie est en fin de compte dans la vie vécue et représentée dans l’oeuvre.

La mémoire, comme le souvenir nous soustrait aux contingences extérieures du temps, parce que les éléments du réel qui apparaît dans le rêve deviennent plus réels qu’avant du fait de leur placement en dehors du temps. Roland Barthes a dit:

‘“Mais le temps est double, temps de l’écriture et temps de la mémoire, et cette duplicité appelle à son tour un sens suivant: le temps lui-même est une forme.” 173

C’est avec ce jeu de temps que notre auteur tente de créer une forme de récit, dont le style même reproduit le mécanisme de la mémoire visant à récupérer le temps passé et la vie vécue.

Le souvenir et la mémoire sont chargés d’indiquer que le romancier et ses personnages suivent tous un parcours marqué par le temps qui se fait et se défait. Selon P.-J. Remy, l’expérience vécue n’a de sens et de valeur que si elle revit sur le champ littéraire en donnant prise à une métamorphose sur le temps, constamment lié au voyage.

Notes
172.

Flaubert, Correspondance, 19 décembre 1850 à Louis Bouihet, Pléiade, tome 1, p.730.

173.

Roland Barthes, Préface d’Essais critiques, Seuil, “Points”, 1964, p.9.