Dans l’univers de notre auteur, on est invité à se transporter de l’Europe en Asie en passant par l’Amérique. De ville en ville, de livre en livre, nous suivons une technique romanesque en mouvement. L’esprit qui s’ouvre vers le monde donne à la création un espace à la fois réel et fictif, justifié par une liste de noms propres et des descriptions montrant certains détails de l’architecture de la ville.
Selon Alain Robbe-Grillet, “toutes les villes sont imaginaires” 175 . P.-J. Remy qui se sert abondamment des villes crée, à travers l’espace imaginaire, “le génie du lieu” (VI 18). Les villes dans lesquelles se trouvent ses personnages dépendent à la fois d’une expérience personnelle et de l’histoire collective.
Sous la plume de notre romancier, toutes les villes culturelles et historiques telles que Pékin, Londres, Florence, Rome possèdent deux visages. Les péripéties de quête et de recherche ou de rencontres et d’aventures nous entraînent souvent dans une impasse où se révèlent
les deux faces de la ville et où se montre l’échec de la tentative de pénétration ou d’intégration.
D’après Gaëtan Picon, “ce qui manifeste le jeu des significations, c’est toujours une architecture, une superstructure d’images, une surface entièrement objective.” 176 Chez P.-J. Remy, la ville se présente toujours comme toile de fond ou comme support à idées ou à aventures. L’architecture de la ville fait souvent référence à un échiquier, par exemple:
‘“Moscou était pour [Gérard] une ville complètement irréelle. Ou plus exactement, une cité abstraite: une construction de l’esprit, comme un échiquier” (DEu 9). ’Considérée comme univers de signes et représentation figurée, la ville de Pékin ressemble également à
‘“quelque gigantesque échiquier dont chaque case en aurait reproduit l’image tout entière.” Et “le cloître dehors, lumineux, fragile, éclatant, éternel […] ces villes dans la ville et la cité, unique, au coeur de la cité: immuable.” (Ch 12 et 575)’Le romancier présente dans beaucoup de cas des espaces contrastés ou opposés dans l’intention de souligner en même temps la fascination forte et l’accès difficile. Le paradoxe absolu entraîne en effet le refus total. La verticalité et l’horizontalité géométriques répondent à celles d’un espace littéraire. L’échiquier et l’emboîtement de l’espace signifient bien le combat, le défi, l’accès difficile.
Toutes les villes citées dans l’oeuvre possèdent deux faces et sont difficiles d’accès. Il y en a une multiforme de fascinations et de désolations qui nécessite la lecture sous la lecture. Le double fond du texte est toujours révélé par le héros lui-même. Nous allons voir des exemples:
Dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine, l’auteur évoque Pékin comme figure symbolique d’une Chine à la fois millénaire et contemporaine qui exerce toujours son charme et son hostilité. La ville est divisée en deux parties: ville impériale et ville barbare; quartier habité par des Etrangers et quartier des Pékinois. Les personnages occidentaux admirent des vestiges prestigieux, culturels et historiques (palais, musées, objets d’art) et assistent à des scènes horribles (lors de la Révolution culturelle et des événements de Tian An Men). La fameuse Cité interdite, dont l’espace géométrique, les palais, les sculptures exercent une fascination infinie, représente aux yeux de Victor Segalen un chef-d’oeuvre d’ordre, d’harmonie et d’équilibre, un symbole mystérieux de l’être et du pouvoir. Par le biais de son double René Leys, le poète tentait de percer les mystères en espérant pénétrer à la fois dans la Cité et dans la Chine tout entière. Le haut mur entourant la Cité interdite où tous les Occidentaux ont envie de pénétrer symbolise pourtant la fermeture et la résistance.
Pékin devient le centre de rencontres et d’aventures, où se déroule un parcours à la fois imaginaire et réel. Son architecture contribue largement à l’écriture dans laquelle le lieu est marqué par les souvenirs, et l’espace par la confrontation et la confusion de temps:
‘“Le Pékin d’autrefois, fourmillant de la vie d’aujourd’hui et le Pékin d’aujourd’hui - où hier est toujours présent dans le mouvement …” (Ch 620). ’L’écrivain Chessman qui n’a rien publié depuis longtemps voulait y chercher l’inspiration en affirmant que “c’était seulement à Pékin qu’il retrouverait un peu d’inspiration” (Ch 66). Quant à Simon et Guillaume, ils tentaient de renouveler la tentation chinoise.
Comment se présentent d’autres villes? La ville N dont le consul Julien a perçu le vrai visage possédait “mille chef-d’oeuvres” (VI 18) et mêlait l’art au crime, la beauté à la laideur. “La société de N qui était difficile d’accès et vivait refermée sur elle-même” (VI 60), c’est en fait une ville qui se constituait comme une forteresse, “aussi fermée que Pékin” (VI 65). Rome se présentait comme: ville religieuse et ville païenne; face lumineuse et face sombre. Londres a été divisée en deux: ville claire et ville obscure; vie mondaine et vie pauvre; images belles et images laides. Ferrare a été également décrite comme une ville imprégnée de lumière et de brume. Dans ces villes, il existait une sous-société malade de la drogue, de divers trafics, de la prostitution, de la violence … Ainsi, la face réelle qui se dévoilait ou se montrait permettait la prise de conscience du héros.
Dans Le Rose et le Blanc, par la description différente des deux lieux, le romancier valorise le domaine des Rouqueyres où le groupe secret voulait créer une société idéale et dévalorise Paris où le régime et la force policière tentaient de l’écraser:
‘“La nuit, aux Rouqueyres et dans le vallon des Beaumettes, était lumineuse. A Paris […], les odeurs d’eau pourrie qui montaient de la rue avaient fini par arriver jusqu’à Xavier.” (RB 44)’La femme, associée à un lieu, aide souvent l’homme à connaître l’espace. Par exemple, Yasmina fournit à Hessing des connaissances sur son pays; Simon connaît la ville de Pékin à l’aide de Clawdia:
‘“Simon venait souvent au début de son séjour errer un peu à l’aveuglette au milieu de rues inconnues dans un quartier populaire qu’il aimait, mais c’est Clawdia qui lui avait appris à le connaître” (Ch 535).’En fait, la femme est un point de médiation entre l’espace et l’homme. Et le destin de la médiatrice est également lié à l’espace. Par exemple, une fois rentrée en Occident, Clawdia trouvait la vieillesse (Ch). Après la mort de Cordelia, Londres est devenue pour le héros une ville “indifférente, sinon hostile” (CA 293). Le narrateur-peintre qui espérait que Rome et Laurence, “ensemble au-dessus des remugles du bosco, [lui] en donneraient la force” (ADR 425) a quitté la ville parce que sans Laurence, elle n’est plus importante pour lui. Après qu’Anne a refusé le mariage, Michel trouve que la ville qu’il aimait avec elle lui paraît “monstrueuse et déserte” (EP 562). Gérard qui considérait “l’Europe comme une femme” (DEu 139) ressentait qu’elle ne lui appartenait plus depuis longtemps (cf. DEu 560). De même que Marion n’est plus ce qu’elle était, l’Europe a changé. A ses yeux, cette Europe si morcelée, éclatée en multiple parties déchirées verrait la difficulté de son union.
‘“Irai-je jusqu’à dire que je racontais l’Europe que j’avais cru aimer et Marion qui l’avait tant représentée dans le seul but de m’en libérer?” (DEu 353) ’Mais ce héros ne pourra se débarrasser de cette femme ni de l’Europe puisque le passé auquel il retourne le retient très fortement, puisque Marion est incarnée dans l’Europe. Les femmes de la ville N et de Rome manifestent également cette incarnation féminine avec le lieu. La force féminine montre une figure marquante, devant laquelle l’homme reste impuissant.
Les phénomènes de retour jouent du déplacement et du contraste autant que de la reprise ou de l’approfondissement. Pour P.-J. Remy, la ville est également un lieu indestructible entre la mémoire et l’Histoire. Par exemple, Pékin est liée à la fascination millénaire, à la tentation de tous les exilés, ainsi qu’à l’Histoire: le sac du Palais d’Eté, la Révolution culturelle, les événements de Tian An Men. Bayreuth fait référence à la musique de Wagner et à la deuxième Guerre mondiale. Ferrare est attachée au paysage naturel et au massacre fasciste. Londres est tissue de lumière et d’ombre. Florence et Rome sont considérées comme ville de beauté et de crime … Les héros retournent dans ces villes dans l’intention de réaliser leur projet ou de tenter leurs aventures. Le contraste de l’espace empêche leur réussite et les entraîne plutôt vers le passé et la réalité.
L’écriture se substitue à la mémoire, au vécu, puisqu’elle est définie comme le lieu où la trace du passé s’inscrit profondément. Cependant, le texte revient constamment à la réalité où s’expose la face réelle de la ville et où les exilés connaissent leur échec.
Le double visage du lieu et l’illustration du paradoxe peuvent se lire comme une métaphore de l’écriture. Dans Aria di Roma, la visite du héros à des sites historiques illustre cette métaphore: la cave où l’on voit le visage déformé de la Méduse du Caravage (cf. ADR 111); la basilique souterraine qui est marquée par le passé et l’ombre de Rome (cf. ADR 167); la cité Palestrina où le héros du Docteur Faustus a conclu son pacte avec le diable (cf. ADR 230) …
La descente aux enfers transmue en images l’idée de profondeur, de passé et de mort. Elle est opposée à la surface, au présent, à un art de la vie réelle. Il y a donc “deux Romes, celui de luxe et celui souterrain”, ainsi que “l’immense lumière de la Villa” et “les ténèbres romaines” (ADR 112 et 129). Le jardin de la Villa montre également deux mondes qui s’affrontent: “celui de l’ombre et celui de la lumière” (ADR 60).
A Ferrare, “chaque lieu, chaque façade nous [ont] remplis d’un incroyable sentiment de beauté en même temps que de sérénité.” (NDF 80) La beauté et la sérénité de Ferrare qui ont été gâchés par le massacre du passé risquent de subir de nouveau la violence. Le paradoxe entre l’équilibre et l’instabilité est signalé:
‘“Toute la ville est ainsi située quelque part, en un point d’équilibre instable, mouvant, entre le plus banal et l’irréel, la réalité que transfigure le rêve.” (NDF 113)’Le temple que Simon, Otrick et Clawdia visitent à Pékin représente également la beauté naturelle et la sérénité du lieu. Mais il rappelle à Simon le passé tragique où des militaires japonais ont massacré des gens innocents (cf. Ch 461 et 469).
Le monastère est normalement un lieu de pèlerinage, de sérénité et de paix, un espace dépourvu de violence et de meurtre. Pourtant, Antoine, ancien chef-d’orchestre se réfugie dans un site sacré où il organise des attentats. L’homme voulant absolument sauvegarder la puissance et la vanité masculines, la sérénité du lieu est violée par l’acte barbare.
Sous la plume de notre romancier, le monastère peut devenir un lieu de création. Tout le récit de Don Juan est écrit dans un monastère, transformé en espace producteur d’énergie. L’âme et le corps, le viril et le stérile y jouent leur va-tout.
Le jeu du dedans et du dehors est très significatif et marque la difficulté de l’accès. Dans Aria di Roma, Rome encadrée par une fenêtre représente une oeuvre d’art, mais la fenêtre s’impose comme le signe de la limite transparente entre le dehors et le dedans. Ainsi, l’accès dans cette ville est difficile. Dans Le Sac du Palais d’Eté, le héros Simon marche tout au long du récit autour de la Cité interdite sans pouvoir y pénétrer tandis que Chine commence par l’entrée directe du héros Guillaume dans cette Cité. Il y a bien entendu un rapport entre ces deux livres. On dirait que par le dedans et le dehors de cette cité, le romancier souligne le parallélisme de leurs aventures chinoises. De même que, déjà dehors et jamais dedans, Simon piétine, comme tous les autres exilés, dans l’impasse d’un espace où s’affrontent la société chinoise et le groupe composé des diplomates et des intellectuels étrangers, de même Guillaume, pourtant entré dans la Cité, n’arrive pas non plus à connaître vraiment cette Chine, ni à y pénétrer. Il y a effectivement “l’affrontement de l’esprit de géométrie avec celui de création, qui développait ses pions pour dessiner des images magiques.” (DEu 9)
On dirait que P.-J. Remy n’a pas créé ville après ville et livre après livre ses personnages: il les a tous rencontrés ou croisés. Ce sont les lieux qui attirent ses voyageurs et ses aventuriers, et ce sont leurs rencontres et leurs aventures qui enrichissent l’oeuvre. Les personnages veulent-ils tous partir pour changer de vie ou d’esprit?
Alain Robbe-Grillet, “Istanbul, rêve de pierres”, dans Voyage de Jean-Paul Caracalla, Olivier Orban, 1981, p.161.
Gaëtan Picon, “Découvrons Victor Segalen”, Le Mercure de France, déc. 1955, p.682.