2.2. Espace: ailleurs et exil

“L’Amérique ou ailleurs, c’était “ailleurs”. C’était un pas hors de soi, une redécouverte.” (EGMS 31) Dès son premier roman, P.-J. Remy exprime le désir de sortir de soi, d’aller “ailleurs” et d’embrasser le monde. Ce désir le poursuit en effet dans toute l’oeuvre.

Les personnages n’étant pas assez situés dans le réseau, ils bougent beaucoup et flottent un peu. Tous les héros, pris dans des “projets”, des “tentatives” ou des “passages” éprouvent le désir de “aller

plus loin”, “ailleurs, autrement” (ADR 16 et 449) et de vivre en exil. Ils ne sont ni immobiles ni stables: ils voyagent ou errent.

“Ailleurs” et “exil” imposent un déplacement spatio-temporel et une vie errante. Quel est le but de ce genre de vie pour les personnages? On dirait que c’est probablement la recherche du bonheur, de la femme idéale, de l’énergie, de l’inspiration, enfin la connaissance du monde et de soi. A la question “pourquoi aller en Amérique?” le héros Guillaume a clairement répondu: “Parce qu’elle est ailleurs, qu’elle est radicalement ailleurs. Exil.” (EGMS 144) Et le but de l’exil est de “[se] retrouver” (ibid. 146). Donc, ailleurs et l’exil sont destinés à représenter tout ce qui est nouveau: aventures, découverte, inspiration, même défi ou échec.

Chez P.-J. Remy, l’exil des personnages est toujours volontaire, nécessaire. Par exemple, le personnage Harry Hassnek vit seul depuis sept ans dans une villa où il est entouré des livres en russe qu’il ne comprend pas (Ch 132 et 134). Bien qu’il soit dans son propre pays, il vit dans un espace à l’abandon et pratique également le plus total exil qui se puisse imaginer. Qu’est-ce qui pousse les personnages à choisir l’exil? Les raisons peuvent être classées en deux catégories: échapper à l’ennui ou à l’angoisse et découvrir ailleurs. Par exemple, dans Le Sac du Palais d’Eté, avant de venir à Pékin, Guillaume a subi un échec en amour; l’écrivain Chessman qui détestait l’Angleterre tentait d’écrire une oeuvre à Pékin. Dans Chine, Guillaume a choisi l’exil en espérant qu’il pourrait alimenter ses rêves comme son imagination (cf. Ch 14). Pour les autres personnages,

‘“l’exil est l’irrésistible tentation ou la mortelle nécessité” (Ch 10). Et “parce qu’il fallait briser net. Refuser toutes les tentations et tous les retours possibles. Aller droit au coeur de l’irrémédiable.” (SPE 336)’

L’exil est notamment le sujet principal du Sac du Palais d’Eté et de Chine où l’auteur décrit de nombreux personnages exilés et plusieurs pays de refuge. La Chine a été choisie pour constituer comme un centre d’exil. Pourquoi P.-J. Remy a-t-il désigné la Chine comme décor? Il y a apporté lui-même une réponse lors de son entretien avec Alain Clerval:

‘“Si j’ai choisi la Chine, c’est parce que j’ai vécu en Chine et parce que la Chine figure bien le lieu d’un exil absolu, ou plutôt Pékin, parce que Pékin est une cité qui correspond à des données géométriques presque symboliques, dont le tracé est magique […] La tentation de l’Orient est, avant tout, tentation d’exil, appel de l’aventure, vertige de la rupture” 177 .’

Il existe cependant entre les personnages exilés et les pays d’exil une incompatibilité fondamentale. Nous partageons le sentiment d’angoisse du peintre Berlin, exilé aux Etats-Unis pour échapper aux Nazis: “Il ressentait son exil comme une blessure profonde et saignante …” (SPE 544). Pour les exilés en Chine, c’est l’incompréhension et le refus qui blessent leurs sentiments et causent leurs souffrances.

Dans Le Sac du Palais d’Eté, l’ancien Palais d’Eté, édifié à Pékin par des Jésuites et détruit par des troupes franco-anglaises en 1860, marque une opposition totale et l’ironie de l’Histoire, dont la portée significative sert d’exemple pour les relations entre l’Occident et la Chine. Tout au long du récit, cette opposition se remarque. Le saccage est la violence et la rupture de relation. La Chine exerce pour l’Occident une fascination due à sa civilisation célèbre et à sa longue histoire. Les Occidentaux attachés passionnément à ce pays veulent tous le connaître. Or leur volonté et leurs efforts sombrent dans le désespoir et heurtent toujours la résistance passive chinoise. Segalen cherche les traces de l’histoire où il veut laisser lui-même une trace. Ses successeurs tentent également d’y laisser leurs signes. Les personnages qui n’arrivent pas à assumer l’exil ne rencontrent que l’échec.

Il y a en Chine deux sortes d’aventuriers: des explorateurs infatigables pour la connaître, comme Victor Segalen; des exilés occidentaux passifs. A l’époque de Segalen, beaucoup d’Occidentaux “ne vivent que pour se rencontrer le soir et se dire “ils n’ont rien fait de leur journée.” (SPE 39) Il en est de même pour des Occidentaux venus à Pékin un demi siècle après. Ceux-ci ne vivent qu’avec leurs bridges, cocktails, adultères … On se sent dépaysé, on subit une dégradation de la vie sentimentale, on prend conscience de l’impuissance à agir.

Simon, chassé de Chine, est condamné à errer dans les rues de Pékin en se plongeant dans des souvenirs fragmentaires qui révèlent la tentation chinoise, la vie et le destin des exilés de plusieurs générations. Pierre, un Auvergnat est venu à Paris errer dans les rues à la recherche de la femme idéale. Don Juan fuit inlassablement afin de pouvoir saisir un instant de bonheur.

Selon Segalen, le voyage oriente toujours sur “le retour”, et on fait un voyage au loin de ce qui n’est en fait qu’un voyage “au fond de soi” 178 . Dans La Vie d’un héros, Xavier est parti à la recherche du père disparu. Le voyage lui a fait découvrir le combat entre le monde masculin et le monde féminin. Sa réflexion sur les êtres est devenue une véritable quête de soi. Finalement, c’est lui-même qu’il a fini par retrouver. Cet esprit d’aller en avant vers ailleurs exprime la volonté du romancier de mener une recherche inlassable de l’être, ce qui correspond au point de vue de Segalen:

‘“Cette fuite se dirigeant vers le sommet n’est que l’un des parcours du labyrinthe. Mais ce parcours qu’il nous faut suivre de leurre en leurre, à la recherche de l’être, nous ne pouvons l’éviter d’aucune façon.” 179

Tous les personnages se fuient perpétuellement pour se retrouver finalement. Ils ne parviennent pas à se quitter, parce que leur passé les rejoint à tout coup et les rappelle à l’unité de leur vie. L’évasion hors de soi et la quête de soi se renvoient constamment l’une à l’autre. Le jeu continue dans l’alternance d’un mouvement de fuite et de retour à soi. A la réflexion sur l’espace et le temps correspond une réflexion sur l’être et sur soi. Les errances acheminent toujours vers la connaissance du destin humain:

‘“La Chine restera, notre exil, le seul qui nous permette, par elle et grâce à elle, au coeur même d’elle, de nous deviner un peu nous-mêmes.” (Ch 734)’

La Chine devient en fait une présence mémorable qui permet de retrouver le temps, comme Julien Gracq l’a affirmé, “le souvenir est présence absolue” 180 . La présence devient une obsession et “les vraies souffrances [font] partie d’un monde inaccessible” (T 66). L’exil empêche tous les exilés de communiquer cette présence. Donc, tous les projets échouent, et personne ne réussit à pénétrer dans cette Chine tant désirée. L’exil reste une représentation, et l’espace un lieu où se montre l’évidence du monde.

Il est clair que les personnages de P.-J. Remy cherchent le bonheur lors de leur voyage. Même si le bonheur est éphémère, ils veulent le saisir. Ce qui compte pour eux, c’est plutôt aller le chercher ailleurs:

‘“Je voyage pour le plaisir et n’attends rien de mes voyages […] que le bonheur de l’instant qui est toujours autre, simplement parce que je suis ailleurs.” (DEu 40)’

Gérard a affirmé que sa course a été “une fuite en avant” (DEu 395). Dès le début du roman, le lecteur est curieux de “savoir la vérité, la raison de cette fuite en avant” (DEu 14).

‘“Amer savoir, celui qu’on tire du voyage!
Le Monde, monotone et petit, Aujourd’hui,
Hier, Demain, toujours, nous fait voir notre image;
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui!” 181

De quoi ces exilés sont-ils au fond inconsolables? On dirait que c’est de leur recherche perpétuelle. C’est pourquoi ils ne cessent de faire des projets ou de fuir en avant malgré l’échec. Le romancier montre l’ambiguïté du destin de ses personnages et l’image des exilés destinés à échouer.

André Malraux qui a réellement vécu l’aventure en Chine a fait de l’aventurier un héros révolutionnaire et de l’aventure un conflit idéologique 182 . Cependant, P.-J. Remy qui a connu l’expérience de la vie exilée a fait de ses personnages des connaisseurs de leur propre destin, et de l’aventure un parcours vers l’échec. Dans son univers, le voyage est souvent placé sous le signe de la défaite. Par exemple, le narrateur-collectionneur a perdu sa femme après leur premier voyage à Ferrare, et il y a perdu sa toile préférée lors du deuxième voyage (NDF); Gérard s’est suicidé après avoir effectué des voyages en Europe (DEu); Guillaume n’a pas pu réaliser le projet chinois pendant son séjours à Pékin (Ch); le narrateur-député a gâché sa vie honorable lors d’un voyage dans sa région natale (QTE) …

Le personnage de Gérard a conclu: “Voyager à travers toutes les Europes, était depuis trente ans, mon unique façon de ne pas mourir tout à fait.” (DEu 550) Le voyage devient donc un moyen de survie et une façon de retrouver le passé puisqu’on marche “sur la trace de [ses] souvenirs” (DEu 554). A la question “pourquoi a-t-on besoin d’aller ailleurs?” le peintre Cyril répond: “Aller ailleurs … raconter l’horreur et dire aussi quand même, l’espoir qui peut se trouver derrière.” (DEu 168) Pour Guillaume,

‘“jadis, marcher à travers Pékin […] était, bien sûr, une manière de connaître la ville, la Chine tout entière, mais surtout de se connaître et de se rencontrer.” (Ch)’

L’exil est en fait la recherche de soi-même. Pour le Je-narrateur d’Un Voyage d’hiver, son voyage solitaire est également “une fuite” (VH 286), qui lui permet de réfléchir sur sa vie et de se rappeler “tous ces visages de femmes, croisées, rencontrées, perdues de vue, imaginées” (VH 286). Le héros se retrouve enfin et décide à aller à Venise rejoindre sa maîtresse. Le romancier met en relief le triomphe de Venise, ville de lumière et d’amour, qui appelle le héros pour une nouvelle vie.

Le voyage effectué est pour chaque héros “un itinéraire de [son] présent retrouvé” (T 403). A la recherche du temps passé correspond bien une recherche du présent qui finit par mieux se connaître. De ce fait, à la prise de conscience de l’espace répond une prise de conscience de soi. C’est pourquoi chaque héros nourrit “l’idée de repartir pour aller plus loin dans la direction qui serait ensuite la [s]ienne.” (ADR 34)

Dans Chine, le château Charny est présenté comme “un lieu où l’on se retrouvait, loin des bruits, de la fureur du monde, loin du reste: ailleurs” (Ch 128). C’est un havre de paix, un lieu de bonheur, qui nous renvoie à la maison de Combray de Proust en suscitant pour nous des souvenirs du temps passé. A la recherche de cet “ailleurs”, on retrouve tous les moments heureux: musique, amitié, soleil, lumière, jeunesse.

Dans Désir d’Europe, les voyages effectués par le peintre Cyril à travers toute une partie de l’Europe constituent pour lui une manière de quête (cf. DEu 423): quête de l’Europe et quête de soi. En refaisant ensuite le chemin sur les pas de Cyril, Gérard parcourt Prague, Budapest, Moscou, villes culturelles et historiques, malheureusement salies par le trafic de drogue et de tableaux, la pauvreté, la prostitution, la violence … (cf. DEu 576-581) L’Europe n’est plus ce qu’elle était, et ces deux héros ne restent pas non plus ce qu’ils étaient. Tous les deux sont conscients de leur amour impossible, de leur faiblesse et de leur impuissance.

L’espace que l’écrivain a choisi comme arrière-fond de ses romans montre son attention pour le destin de l’être à travers le temps. Pourtant, les héros ont souvent du mal à s’adapter à leur milieu. Ainsi se posent les questions sur l’existence et le destin de l’homme. L’espace chez P.-J. Remy se définit par la fuite, l’instabilité de ses mesures. La structure donjuanesque de l’espace ne montre-t-elle pas l’importance du renouvellement? L’écriture n’est-elle pas condamnée à la fuite en avant perpétuelle? Il s’agit donc d’ouvrir d’autres portes, par où on s’étend. C’est pourquoi que la “toile de fond” de l’exil sert à déployer les expériences vécues, et que l’enjeu du voyage consiste dans l’écriture. L’espace est surtout pour l’écrivain un lieu inspirateur et productif. Il est clair que l’exil a une valeur positive puisqu’il représente toujours un défi, une tentation, un certain nombre de possibilités.

Notes
177.

P.-J. Remy, propos recueillis par Alain Clerval dans “Entretien avec P.-J. Remy”, La Quinzaine Littéraire, 1er décembre 1971.

178.

Victor Segalen, Equipée, Gallimard, 1983, p.122.

179.

Victor Segalen, Equipée, Gallimard, 1983, p.12.

180.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant, José Corti, 1982, p.262.

181.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, “Poche”, n° 677, 1972, p.176..

182.

cf. La Condition humaine d’André Malraux.