2.3. Espace: source de l’écriture

Les lieux que P.-J. Remy a évoqués dans son oeuvre sont à la fois autobiographiques et romanesques. On peut citer de nombreux ouvrages qui sont des fruits de ses voyages et qui ont un rapport particulier avec le lieu inspirateur. Parmi ses romans de voyage, nous trouvons beaucoup de pays et de villes: Et Gulliver mourut de sommeil et Un Cimetière rouge en Nouvelle-Angleterre (Amérique); Le Sac du Palais d’Eté et Chine (Pékin); Une Mort sale (Hong kong); Toscanes (Toscane); Une Ville immortelle (Florence); Aria di Roma (Rome); La nuit de Ferrare (Ferrare); Midi ou l’attentat et Algérie, bords de Seine (Oran); Des Châteaux en Allemagne, Salue pour moi le monde et La Vie d’un héros (Allemagne); De la Photographie considérée comme un assassinat, Cordelia ou l’Angleterre et La vie d’Arian Putney, poète (Londres); Désir d’Europe (Europe) …

Le romancier a déjà affirmé lui-même: “Le voyage nourrit en fait l’écriture” et “mes sujets de livres sont très souvent inspirés par un lieu.” 183 En fait, sa littérature n’est pas oeuvre d’évasion, mais de recherche: recherche d’écriture et recherche de survie. L’errance ou l’exil devient un point de repère indispensable à la vie romanesque. Proust nous a bien donné la signification du voyage:

‘“Le seul véritable voyage […], ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles.” 184

Il en va de même pour P.-J. Remy. Tous ses voyages inspirent indéfiniment l’oeuvre, et convergent vers un vrai bonheur, celui de la création littéraire qui comprend tous les points de vue sur le monde et sur l’existence humaine. Il présente une oeuvre imprégnée d’expériences vécues, de déplacements spatiaux et temporels dans le monde. Son voyage entre en fait dans l’espace de l’écriture non seulement dans la dimension de la fiction ou dans l’espace réinventé, mais aussi dans la dimension de la réalité, comme il l’a avoué:

‘“Les lieux pouvaient faire surgir en moi une multitude d’images qui s’organisaient naturellement en des récits plus ou moins proches, d’une réalité plus ou moins impossible […]” (NDF 89). ’

Dans Aria di Roma, les deux voyages effectués par le narrateur- peintre à Conca sont bien significatifs. Lors de son premier voyage, le héros avait été

‘“éveillé par le miroitement de la mer qui l’avait conduit à ces grandes toiles abstraites, reflets aussi des vaguelettes du lac de Côme comme du scintillement des toits et des coupoles de Rome […]” (ADR 350)’

tandis que le deuxième voyage lui a fait découvrir l’écriture:

‘“C’était l’immobilité de ce paysage, son équilibre totalement figé, qui retenait maintenant mon attention et éveillait les mots qui venaient sous ma plume.” (ibid.)’

Ces deux voyages marquent la différente contemplation du paysage et le changement de personnage. Dans le premier voyage, le héros a vu un endroit miroitant, dont la lumière pouvait se comparer à celle de Rome. Il s’est épris de beauté et de lumière. Dans le deuxième voyage, il a porté une vision différente sur le même paysage et le même lieu, en s’inspirant d’équilibre naturel. Donc, sa vision sur le monde s’est dirigée plutôt vers l’équilibre et la totalité, à savoir connaître deux faces du monde. De l’image aux mots, de l’espace à l’écriture, le texte est né.

Même si le voyage que le héros effectue le défait, il obtient finalement des écrits. Par exemple, le voyage du collectionneur de tableaux finit par la destruction de sa toile préférée (NDF); le retour dans sa région natale entraîne le déshonneur du député (QTE); le séjour de Guillaume à Pékin ne lui permet pas de réaliser son projet chinois (Ch) … Après une expérience vécue, ils arrivent à écrire et gardent toujours des fragments d’espoir dans le récit du voyage. Donc, c’est l’écriture qui l’emporte.

Ferrare est doublement symbolisée: ville de Giorgio Bassani, auteur du Le Jardin des Finzi Contini et des Lunettes d’or; cité du peintre Giorgio De Chirico qui a créé pendant la première Guerre sa peinture métaphysique. Nous avons deux Giorgio qui ont respectivement contribué à la peinture et à la littérature; deux guerres tragiques qui restent dans la mémoire humaine. Ferrare devient donc le lieu de mémoire et de création.

Le héros de Toscanes qui se sentait frappé d’impuissance est parti pour l’Italie. C’est en Toscane qu’il s’est remis à aimer, à sentir, à s’émouvoir et à écrire. L’amour, le bonheur et l’énergie sont nés de nouveau grâce à ce voyage. La naissance d’un nouveau livre est la preuve du retour de la force.

Le Je-peintre qui séjourne à Rome a rêvé d’inventer “une matière neuve, composée de mille parcelles d’espaces colorés qu’il s’agissait de rassembler.” (ADR 243) La toile vers laquelle converge une multitude de motifs, d’espaces et de couleurs deviendra finalement un livre. De la peinture à la littérature, la reprise du roman montre bien l’inspiration tirée de la peinture.

Le jeu de lieux opposés est remarquable dans Un Cimetière rouge en Nouvelle-Angleterre. La Nouvelle-Angleterre symbolise la terre des forêts: verdure, vitalité, source de vie, tandis que le cimetière représente le lieu des morts. Il y a une confrontation entre la vie et la mort. Les deux héros-écrivains finissent par écrire chacun un nouveau roman, dont la naissance porte un défi à la stérilité et à la mort.

Selon le romancier et ses personnages, “Florence est d’abord le lieu idéal à partir duquel ou peut concevoir l’univers” (T 430), la Toscane est “intemporelle” et “unique” grâce à ses “formes” et à ses “couleurs” (ADR 386), et “l’Italie est la mémoire absolue de toutes les beautés” (T 403). Hong Kong est considérée comme “une sacrée machine à faire remonter les souvenirs!” (Ch 484), où des bordels, des échanges commerciaux et des crimes se déploient dans le récit comme dans la réalité.

De ce fait, ces villes deviennent toutes la source indispensable de la création. C’est pourquoi le narrateur de Pandora a trouvé à Florence la clé du mystère et de la création; le héros de Toscanes a retrouvé à Arezzo l’énergie; le peintre a pris à Rome conscience de la beauté éternelle; Hong Kong est marquée par une confrontation de réalité et d’imaginaire … En fait, ces lieux sont liés aux expériences vécues des personnages et à la source inépuisable de l’écriture.

Le personnage-écrivain Chayral a dit: “cette Italie était pour moi source de toute vie” (VI 151), parce qu’elle lui est devenue symbole d’amour, de bonheur et d’imagination. Grâce à elle, il reçoit sans cesse l’inspiration pour écrire. Pour le vieil écrivain Berger, l’espace est aussi essentiel pour écrire. Il a avoué sa démarche à l’architecte Donne:

‘“Chaque fois, c’étaient les lieux, les lieux seuls qui déterminaient et orientaient mon oeuvre.” Et “J’attends que vous me créez un lieu - vous, créateur - où je puisse - moi, créateur - vivre et créer.” (FDP 48 et 58)’

Ainsi, l’univers de P.-J. Remy est riche en images, et son oeuvre offre une image à plusieurs dimensions. L’image est “un tout immédiatement perceptible” (SJR 104), et l’architecte est porteur d’une signification constructive du moins structurale. On remarque sa volonté de construction: bâtir un édifice, fonder son propre univers. Cet esprit de construction, on le retrouve chez ses personnages: Guillaume construit sa carrière (GMS, SPE, Ch); Xavier et son groupe créent une société nouvelle (RB); Berger fait restaurer sa demeure (FDP) … L’idée de l’architecture d’un édifice se lie en fait à celle de la construction d’un livre. L’édifice construit et l’oeuvre écrite sont mis sur le même plan. Les mots architecturaux peuvent servir à l’inspiration, même devenir ceux de la littérature:

‘“Dôme, coupole, colonne, fronton, chapiteau, chaque mot me semblait pouvoir revêtir un sens qui épuiserait tous les autres” (ADR 56). ’

C’est pourquoi lorsque le héros marche dans la rue à Ferrare, il a l’impression de s’avancer

‘“au coeur de cet univers romanesque et obsédant, sous un soleil printanier, à travers la double rangée des palais et des longs murs.” (NDF 167) ’

L’architecture et le lieu deviennent ainsi la source de l’écriture, d’autant plus que l’association de l’écrivain avec l’architecte est très significative dans l’oeuvre. Nous dirions qu’il y a le besoin, l’aspiration et l’inspiration réciproques. Selon P.-J. Remy, l’écrivain et l’architecte ont tous les deux pour l’objectif de créer. Le mécanisme de la création réside à la fois dans l’écriture et dans la construction, dont la réalisation nécessite l’aspiration et l’inspiration. Le romancier a affirmé:

‘“l’effort essentiel que je tenterai jamais sur l’écriture de la fiction sera au plan de la construction et non à celui d’un travail interne sur le langage.” (SJR 99)’

Donc, on comprend bien pourquoi il a créé des personnages- architectes et pourquoi la construction occupe une place importante dans son univers. De plus, l’auteur exprime également “l’idée de reconstruire ensemble” (Ch 751): idée évoquée dans l’épisode où Guillaume a rencontré à Yuanmingyuan 185 un étudiant chinois en architecture après l’échec de son projet chinois. Philippe Hamon a remarqué:

‘“Représenter des architectures, des monuments, c’est […] représenter des référents qui font certes partie du réel, mais qui sont aussi, déjà, de la ‘représentation’ concrétisée.” 186

Ainsi, le lieu est soit rapidement décrit, soit mis en perspective, ce sont deux aspects essentiels de notre romancier en matière de description. Nous trouvons facilement dans ses romans d’innombrables références aux monuments, aux palais, aux musées, aux rues, aux jardins … Les noms propres jouent par eux-mêmes un rôle essentiel pour inserrer l’espace réel dans l’espace romanesque.

Les coordonnées spatio-temporelles objectives soutiennent et articulent en fait le développement thématique. Prenons l’exemple de la ville de Pékin. C’est une ville géométrique englobant ou préservant une fascination et une symbolisation, “un espace mythique où tant d’hommes et de femmes étaient venus de si loin pour se retrouver” (Ch 32). Cette ville est marquée par deux lieux: la Cité interdite et la place Tian An Men. La première qui symbolise les colossales dimensions de la Chine a été considérée comme le centre de la ville, milieu du milieu. Elle est omniprésente au point que tout part d’elle et aboutit à elle. C’est par elle que l’auteur établit un lien entre la Chine millénaire et la Chine nouvelle. Et la place est aussi un “symbole de la Chine” (Ch 712) puisque l’événement estudiantin lui donne une dimension significative:

Chine nouvelle et Chine moderne. Les images confondues nées de cette cité et de cette place constituent finalement le livre. La matrice emprunte sa forme à celle de l’échiquier. L’image de l’échiquier est exposée et multipliée dès le début du roman. Par l’image du jeu d’échecs qui nécessite le combat ou la bataille, on présente la conception structurale du langage. Engagé dans un conflit entre la Chine et l’Occident, le texte devient à la fois le lieu et l’enjeu.

En tant qu’Auvergnat sentimental attaché à sa terre, P.-J. Remy parle maintes fois de son clan dans l’oeuvre. Il montre non seulement la reprise de possession de la réalité du vécu, mais aussi le rattachement à l’origine. Parmi ses personnages, le narrateur de Rêver la vie est né à Angoulême (cf. RV 23), où a commencé tout son récit et toute sa vie. Annette a grandi à Angoulême, de là elle est allée à Paris pour conquérir le monde (AEF). Lorsque Gérard marchait seul à travers les plateaux d’Auvergne, il avait l’impression de “liberté”, de “délivrance, que seule l’Auvergne peut [lui] apporter” (DEu 268). Après l’échec de la tentation chinoise, Simon est retourné dans sa région natale: l’Auvergne (cf. ch 652) … L’oeuvre témoigne clairement des sentiments mêlés qu’éprouve l’écrivain pour le lieu d’origine, terre-mère vers laquelle il revient toujours, terre-source qui nourrit toutes les imaginations.

Le romancier donne souvent un lieu précis déjà vu dans le passé par le personnage, qui confère une certaine existence dans la durée. Le lieu est toujours mis en relation avec le personnage. D’une manière générale, les descriptions chez P.-J. Remy se limitent à quelques grands traits essentiels. Lorsqu’il évoque le paysage naturel, il cherche à suggérer une impression dominante. Ce qui explique son goût pour le contraste et l’opposition: lumineux et sombre, clair et obscur, beau et laid. Par exemple, Rome où règnent la beauté, la lumière, l’éternité s’oppose à Rome sombre, imprégnée de crimes, de morts.

L’auteur s’attache d’une manière sensible à motiver le regard qui se pose sur le paysage, sur l’espace et sur les êtres en le liant aux souvenirs du personnage: regard de Simon face aux gardes rouges qui voulaient tout détruire (SPE), regard de Guillaume revenu à la Cité interdite (Ch), regard de Gérard redécouvrant l’Europe (DEu), regard du narrateur contemplant avec nostalgie le paysage de Toscane (T), regard du collectionneur effrayé par la destruction de sa toile (NDF) …

La description de lieu traduit en fait un certain type de regard, qui se vérifie dans le cas où le personnage observe un lieu de manière différente: lorsque le héros Julien arrive à la ville N, il y jette d’abord un oeil de touriste et la description du quartier est relativement longue. Il en est de même pour le héros Guillaume qui arrive à la Cité interdite, pour Rissner qui se retrouve à Londres, et pour le peintre qui revient à Rome … Mais, dès qu’on est rejeté par la ville, la description devient différente. Le style nominal, sec, concis trahit le sentiment du personnage. Le romancier établit donc un rapport étroit entre la description et le regard, entre la vision et le sentiment.

On dirait que tous les livres de P.-J. Remy sont nés à la fois du regard et du souvenir. C’est l’oeil du romancier et de ses personnages qui fait vivre cet univers romanesque; c’est le désir de recréer l’image qui les entraîne dans le jeu visuel ou mémorable. Un grand nombre de personnages se veulent “l’observateur”: l’écrivain Salleron qui a “un regard lucide sur les Compagnons” (RB 212), le comédien Peter qui se considère comme “le plus émerveillé des voyeurs” (CI 218), le narrateur-écrivain qui “joue les voyeurs” (RV 273), le poète qui réalise son oeuvre à l’issue de l’observation des tableaux (RH) …

Le paysage naturel de certains lieux joue un rôle important dans l’éveil de l’esprit de l’homme. Le paysage de Toscane mérite d’être cité puisque grâce à lui le héros retrouve l’harmonie perdue et éprouve le bonheur de l’éternité. Après l’arrivée en Toscane, ce héros qui avait de “grosses fatigues, toujours vertiges et nausées” a trouvé “l’effet d’un coup de vent neuf, tonifiant.” (ADR 378)

‘“Plus frais, plus vif que celui de Rome, le soleil de Toscane m’a joyeusement réveillé” et “cette Toscane […], je lui retrouvais les couleurs, les formes, aiguës ou douces […]” (ADR 378 et 386).’

Ainsi, la Toscane devient un lieu magique où la beauté naturelle qui se transforme en énergie ne sert qu’à éveiller l’âme humaine. Au-delà de la vision éblouie, la nature est la proie des flammes intérieures. Le héros qui ne s’intéressait plus à la musique, ni à la peinture, ni aux livres (cf. T 63) a miraculeusement retrouvé la force à Arezzo. C’est une harmonie qui s’engouffre dans l’âme. Ce qui s’étend devant lui ou ce qui le submerge, c’est un monde harmonieux. Florence représente également “une idée d’harmonie” et on peut y retrouver “la force de penser, d’agir” (T 155 et 164). Venise est toujours un lieu symbolisant l’amour et le bonheur. C’est là que le poète Rossi qui n’arrivait plus à écrire a eu l’impression de recommencer à vivre lors de son voyage printanier avec Ava (cf. A 155). Les brouillards de Londres, dans lesquels apparaissent et disparaissent des signes, des images et des pistes, donnent un effet mystérieux à la recherche du poète disparu (cf. VAPP). En fait, la description concernant la sensation, les brumes, la lumière vise à créer un effet à la fois symbolique, réel et imaginaire.

Le récit est constamment en mouvement, qui va d’événement en événement tandis que la description est assez stable, inscrite plutôt dans le temps, avec des évocations rapides. Par exemple, la ville de Pékin est toujours comme un échiquier, le paysage de Toscane ou de Ferrare est inchangé. C’est pour montrer le rapport entre le personnage et l’espace que le romancier visualise le lieu. La rencontre se fait avec le lieu d’où provient l’écriture, par l’intermédiaire des souvenirs, et le monde muet se produit dans l’esprit de l’homme. Le lieu n’est jamais seulement un espace, mais une figure du passé, qui pousse à la réflexion. L’espace est toujours triomphant et éternel, contrairement à l’homme.

Pour P.-J. Remy, “tout voyage est écriture” 187 , tout lieu est source littéraire. Les références géographiques et historiques sont accessoires. L’analyse du temps et de l’espace montre que son univers est profondément marqué par l’esprit nostalgique de l’homme. Il jette constamment un regard qui embrasse tout le passé en construisant par là des lieux favoris de l’écriture. Ainsi, le voyage aboutit toujours au retour ou à l’écriture, d’où l’idée de l’infini: “Les personnages se rencontraient, se quittaient, partaient et finissaient toujours par revenir” (SPE 782).

Notes
183.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 11 janvier 1996, p.449.

184.

Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, tome III, 1954, p.258.

185.

Yuanmingyuan est le site de l’ancien Palais d’Eté qui a été détruit par des militaires occidentaux.

186.

Philippe Hamon, Expositions, José Corti, 1989, p.46.

187.

Préface de P.-J. Remy dans Voyage de Jean-paul Caracalla, Olivier Orban, 1981, .12