1.1. Les Références littéraires

P.-J. Remy garde une prédilection pour les écrivains lus dans sa jeunesse. Les noms de ces auteurs revenant souvent sous sa plume se lient à son plaisir de lire et d’écrire. Les références littéraires qu’il a utilisées dans l’oeuvre sont très variées. Parmi les auteurs cités, nous trouvons Stendhal, Balzac, Musset, Lautréamont, James, Claudel, Segalen, Conrad, Aragon, Thomas Mann, Bassani … La liste pourrait encore s’allonger. Ce qui nous frappe, c’est la diversité de ces romanciers et poètes, originaires de pays différents. Nous avons l’impression de lire une littérature universelle. Que signifie cette diversité? Quel rôle jouent ces références?

Si Voyage en Orient est truffé de références littéraires, c’est que Nerval voulait justifier ses connaissances livresques. Et pour P.-J. Remy qui est un grand lecteur, les références multiples lui permettent d’exprimer différents points de vue et divers rapports textuels. Par exemple, tous les livres concernant l’Italie nous rappellent Stendhal, et l’exil ou la tentation chinoise se lie naturellement à Segalen, à Malraux.

En général, les livres sont destinés à l’apprentissage de la vie et du monde. Certains héros ont avoué: “je n’ai jamais su apprendre la vie que dans les livres” (T 320) ou “les livres ont toujours tenu la première place dans tout ce qui fut mon adolescence” (AES 9). Il en est de même pour l’héroïne Annette qui a également commencé à connaître le monde par les livres (cf. AEF). Même un prisonnier a trouvé le salut par la lecture de Balzac (T 343). Suivons maintenant l’apprentissage du narrateur de L’Autre éducation sentimentale:

Selon ce héros, le lyrisme paysan et panthéiste de Giono a montré la “beauté” (AES 94); Claudel qui lui a donné “le goût d’une Foi absolue, la nostalgie d’une religion” qui le suivraient “tout au long de [sa] vie” (ibid. 116); les Caves ont évoqué la “caricature du roman” et “l’art du roman” (ibid. 121); Aragon lui a indiqué “la nécessité absolue de ‘faire roman de tout’, y compris des romans des autres” (ibid. 136); La Mouette de Tchekhov a été pour lui “la réflexion sur le théâtre, sur la littérature, sur l’art en général” (ibid. 154); chez Char, il a appris “la vertu de transparence” (ibid. 202); par Giraudoux, il a compris que “l’écriture, comme le dessin, comme l’architecture, est rigueur, labeur, soumission, à un modèle idéal” (ibid. 240); Aragon lui a fait comprendre que “tout est roman”, et Cocteau que “tout pourrait être poésie” (ibid. 245); Hemingway lui montrait une écriture “fluide et souple” (ibid. 273); Dos Passos lui enseignait “les règles du ‘montage’ tandis que Simenon lui révélait “la vertu de quantité, l’abondance” (ibid. 286); Balzac qui a “fait roman de tout dans le but de tout dire” (ibid. 314) lui a fait découvrir “une âme de voyeur” et également “la vertu de quantité, l’abondance, la multiplication des lieux, des intrigues, des personnages.” (ibid. 311 et 312); Michel Leiris lui montrait le “combat avec l’écriture” ( ibid. 324); Victor Segalen lui racontait “à la fois une langue et un exil” (ibid. 335); Saint-John Perse évoquait “la dimension d’un équilibre où la pensée se construit dans la matière” (ibid. 336) …

La lecture représente ainsi un pilier essentiel de la vie du romancier et de celle de ses personnages. Comme l’a affirmé Montaigne, “Lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre.” Se peignant en lecteur, P.-J. Remy parle en fait de sa vocation littéraire. Ses livres sont en une espèce de symbiose avec d’autres oeuvres. Selon Philippe Sollers, “tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois relecture, l’accentuation, la condensation et la profondeur” 190 .

Lorsqu’on entre dans l’univers de P.-J. Remy, on a l’impression de se trouver tantôt dans un monde réel mentionné par Aragon, où la réalité se conjugue avec l’imaginaire; tantôt dans “le salon de Mme Verdurin” (VI 110), où la comtesse Beker rassemble toute la haute société de la ville N; mais, alors que chez Molière ou Mozart, le personnage de Don Juan disparaît en plein orage, sous la foudre, P.-J. Remy donne une autre version: un grand orage au début du roman, un contraste entre le corps blanc d’Anna et la nuit noire, et un drame final qui se passe dans une nuit blanche, visant à représenter non pas l’enfer, mais plutôt la cristallisation de la passion …

Stendhal et Balzac ont joué un rôle essentiel dans la mise en forme du roman d’Annette ou l’éducation des filles. Balzac, Jules Romains et Dos Passos ont laissé l’empreinte la plus profonde sur la multiplicité pour Le Sac du Palais d’Eté et Chine.

Nous allons d’abord analyser certaines références à Stendhal et à Balzac. Dans Chine, il y a un épisode où a lieu l’entretien entre le président français et le héros Simon (Ch 57), qui parlent tous les deux de leur collection d’ouvrages sur Armance et Le Lys dans la vallée. D’une part, l’auteur annonce l’influence de ces deux grands romanciers sur lui: leur style et leur technique romanesque se traduisent parfois dans son oeuvre. D’autre part, ces deux romans se terminent par l’échec: Armance, un roman destiné à peindre les moeurs de son époque, exprime le déséquilibre intérieur du héros, son sentiment de la séparation et le drame d’une sincérité impossible; Le Lys dans la vallée, qui déploie à travers le souvenir une quête du bonheur, n’échappe pas non plus à “l’illusion perdue”. Donc ces deux romans pourraient prédire le destin de nos personnages: à la fin du roman, le projet élaboré sur la Chine aboutissant à l’échec, Simon sera obligé de quitter son poste.

En citant Stendhal et Balzac, P.-J. Remy souligne également l’intention de retrouver les souvenirs et la faculté de revivre le passé. Tout Le Lys dans la vallée est en fait un passé revécu. Le personnage Jacques Benoist qui se trouve, après l’échec du projet chinois, dans un état d’attente, “lit Balzac” (Ch 753). C’est Balzac qui l’aide à se plonger dans les souvenirs du passé.

L’exemple d’Annette ou l’éducation des filles montre clairement des traits communs avec Stendhal et Balzac: une structure balzacienne et un style à la Stendhal. Dès le début du roman, l’héroïne d’Annette fait une lecture sur Stendhal et Balzac (cf. AEF 18). Notre romancier semble avoir reculé volontairement devant l’écriture, dans une évocation d’un personnage féminin, des protestations passionnées et de la folie. Le caractère combatif de la narration dans l’oeuvre subit l’effet de son propre esprit combatif, à savoir l’identification de l’écrivain à l’héroïne.

La poésie de Musset évoque la folie, le plaisir, la passion, l’amour, la déception … Pour Musset, tout bonheur se termine en douleur, seuls restent les souvenirs. L’oeuvre littéraire consiste à ouvrir le coeur humain et à y pénétrer. Le poète réalise donc l’idéal romantique de l’amour dans les poèmes des Nuits, où toute son âme vibre d’un sentiment mêlé de tristesse et de joie.

Nous remarquons que la poésie de Musset transparaît dans Chine. Les deux amants (Irina, pianiste russe et Jean-Marie, diplomate français) se lient justement grâce à l’oeuvre de Musset puisque celle-ci devient le symbole de leur union dès leur première rencontre. L’auteur qui établit un rapport entre la poésie et la musique impose à Irina de prendre le recueil de Musset comme “son livre de chevet” (Ch 574). Tout comme Gaëtan Picon l’a indiqué:

‘“la poésie est si essentiellement musicale, qu’il n’y a pas de si belle pensée devant laquelle le poète ne recule si la mélodie ne s’y trouve pas.” 191

Lautréamont est plusieurs fois cité par notre romancier. Comme on le sait, ses Chants de Maldoror expriment l’empreinte d’une existence où règnent la terreur, la haine, le combat. Parmi nos personnages, certains sont des hommes d’action: Miguel Carros, “poète uruguayen, revenu en Uruguay et qui a tué depuis pour devenir un autre” (Ch 408) et qui dit: “Chacun de nous est prêt à tuer” (Ch 583); Jean-François Verviers qui fait partie du groupe des terroristes (Ch); Pierre qui tue une personne sans savoir pourquoi (AEF); Antoine qui organise toujours des attentats dans l’intention de maintenir le pouvoir masculin (VUH) …

Comme Lautréamont, P.-J. Remy met en relief la réalité du mal et de la violence, ainsi que la puissance de la littérature. En fait, c’est le pouvoir de l’écriture qui résiste à l’absurdité humaine. Kafka l’a bien indiqué, “Ecrire, c’est bondir hors du rang des meurtriers”. Et les personnages mentionnés se tournent finalement vers la lecture et l’écriture littéraires: “Le petit-fils d’André Verviers essaie à sa manière fruste de découvrir les rudes chemins de la poésie” (Ch 268), il trouve “la précieuse édition de 1894 des quatre premiers Chants de Maldoror” (Ch 339), et “en lit à haute voix une page bien violente” (Ch 345). En effet, Lautréamont fait la conquête d’une écriture, saisie dans son acte. Son oeuvre est rupture et ouverture, et son écriture nous renvoie à celle de Malraux dans L’Espoir, où un pittoresque écrit donne au roman sa couleur et sa vie tout en introduisant la violence.

Si P.-J. Remy cite La Fontaine sacrée de Henry James, c’est probablement pour souligner le thème du temps, pour caricaturer des personnages et pour faire une allusion politique au personnage de Baker. “On y voit des couples se modifier avec les ans: celui qui était fort devient plus faible et l’autre …” (Ch 575). En fait, le temps est responsable de cette modification. C’est à cause du temps que le couple Baker a changé de situation. C’est le temps qui les caricature comme des comédiens. Baker devenu finalement ambassadeur de Grande Bretagne à Pékin l’emporte allégoriquement. Il est clair que l’auteur insiste sur le masque de la vie et celui de l’écriture.

Victoire de Conrad peut donner une indication sur le couple fort, valorisé par notre auteur: Hessing et Henrietta. Dès leur première rencontre, ces deux personnages se lient par ce roman (cf. Ch 54). Il en est de même pour le couple de Verviers et Irina qui renforcent sans cesse leur amour par l’écriture, la peinture et la poésie chinoises.

Notre romancier a avoué qu’il a joué sur les noms en utilisant pour un de ses personnages féminins le nom de Clawdia: “Elle portait le nom d’une héroïne de Thomas Mann: la Clawdia Chauchat de La Montagne magique” (Ch 398). Nous allons analyser ce lien afin de comprendre le jeu des noms joué par l’auteur.

En effet, La Montagne magique est un roman-miroir, où se révèlent tous les grands thèmes: amour impossible, maladie, guerre, mort … Pour le héros de Thomas Mann, l’apprentissage de la vie finit par la mort sur un champ de bataille; le destin de l’homme est donc la condamnation à mort, même si l’on échappe à la maladie. En réalité, dans “cette fête de la mort” 192 , c’est la passivité qui l’emporte. Hans Castorp étant un héros passif, l’héroïne lui reste toujours inaccessible.

Quant à la Clawdia du Sac du Palais d’Eté et de Chine, hormis sa beauté qui peut susciter la passion et l’amour de certains, elle reste toujours passive et apathique. Elle devient “fantôme hagard, ivre, échevelé” (Ch 399) lorsque sa beauté a disparu avec le temps. La mort de son mari, sa séparation d’avec Simon et sa disparition finale marquent un destin négatif. Ce qui compte pour son mari et ses amants, c’est sa présence. Par exemple, Otrick qui sait que Clawdia a des amants ne dévoile pas la vérité, pourvu qu’elle ne le quitte pas; Simon désire sans cesse la présence de Clawdia (cf. Ch 28); Chessman réclame également qu’elle revienne chez lui. Donc, la présence féminine est pour P.-J. Remy une manière de faire survivre ses personnages. Que ce soit le mari ou les amants de Clawdia, ils n’échappent pas à l’échec: Otrick se suicide, Chessman n’arrive pas à écrire son roman, Simon ne réussit pas à pénétrer dans la Chine … On retrouve en quelque sorte le trait pessimiste de Thomas Mann.

Un des chapitres des Enfants du parc est également intitulé “La Montagne Magique” (EP 281). Dans ce chapitre, le héros Michel qui est dans une maison de repos à Chamonix a écrit: “A part Boris et Mlle. Simonne, tous ceux qui vivent ici sont des imbéciles, ou des salauds.” (EP 301) Ce monde fermé renvoie à la maison de repos décrite par Thomas Mann. La vision d’un adolescent et son jugement sur l’homme répondent à la fois à ceux des personnages de Mann et à ceux d’Annette ou l’éducation des filles.

P.-J. Remy a cité plusieurs fois Le Docteur Faustus de Thomas Mann. Son narrateur-peintre qui essaie de trouver une bonne méthode pour réaliser sa meilleure toile se rapproche du personnage d’Adrian Leverkühn, puisque celui-ci tente lui aussi de “vérifier, justement, tous les ‘trucs’ qui sont ceux du créateur” (ADR 71).

Ce que Claudel recherche à travers l’écriture chinoise tout comme à travers les paysages et la vie de la Chine, c’est la vérité de l’universel. Son Soulier de Satin se déploie sur une scène englobant le cosmos tout entier. On y trouve la coexistence de l’art et de la foi. Pour P.-J. Remy, l’oeuvre de Claudel citée maintes fois marque sa volonté d’établir un lien entre des textes et de souligner une source d’inspiration littéraire.

Les Stèles de Victor Segalen, dédiées en hommage à Paul Claudel, sont également à maintes reprises citées dans Chine. Il y a même des épisodes où Segalen a offert ses Stèles au père de M. Liu, et où celui-ci en a acheté un exemplaire à Paris en édition originale. Simon relit ce qu’il aime, “Segalen, puisqu’on en revient toujours à lui […]” (Ch 406). En fait, le retour à Segalen est un sujet essentiel de l’exil en Chine.

‘“Face à face avec la profondeur, l’homme,
Front penché, se recueille.
Que voit-il au fond du trou caverneux?
La nuit sous la terre, l’Empire de l’autre.” (Ch 271)’

Par le biais de ce poème intitulé “L’Abîme” qui porte un sens allégorique: l’abîme de la terre et l’abîme de soi-même, Segalen a insisté probablement sur la connaissance et la conquête de soi-même. Ce qui nous fait penser au fameux vers de Lao-tseu:

‘“Qui connaît autrui est sensé
Qui se connaît soi-même est sage.”’

Les stèles, “tables de pierre” nous révèlent transfert de l’Empire de Chine à l’Empire de soi-même est constant.” 193 Si en effet le résultat d’une recherche intérieure: “le Segalen a choisi la Chine, c’est parce que, riche en signes et en images, elle constitue l’objectif le plus lointain, le plus difficile à atteindre: l’exil absolu. Si l’on reparle de Segalen, c’est parce qu’ “aucun étranger n’a mieux dit la Chine” (Ch 271) que lui. La nostalgie et le conflit du Réel et de l’Imaginaire sont bien des thèmes de la poésie segalénienne. En réalité, c’est dans le Réel qu’il a pu reconnaître l’Imaginaire, le Divers et le Dedans en déchiffrant des inscriptions sur les stèles.

A travers la confrontation du réel et de l’imaginaire, Segalen a tenté de pénétrer l’Empire du Milieu, tout comme son héros René Leys, qui, fasciné toujours par le Dedans, a finalement réussi à entrer dans la Cité interdite. De même, comme ses précurseurs: Segalen et Claudel, P.-J. Remy ne sépare pas la littérature de l’expérience vécue. Pour lui, l’exil, en Chine ou hors de la Chine, est toujours une épreuve, une expérience de la vie.

Il est évident que le thème des Stèles, relatif à la forme esthétique, est à mettre en parallèle avec la préoccupation constante de notre romancier, qui cherche à créer de nouvelles formes. La Chine a été, pour lui comme pour Segalen, Claudel et tant d’autres, une source de création et un exil au fond de soi-même.

“Hymne au dragon couché” des Stèles cité par notre romancier porte un sens particulier:

‘“Le Dragon couché: le ciel vide, la terre lourde,
les nuées troubles; […]”
“Le Dragon bouge: le brouillard aussitôt
crève et le jour croît. […]”
“Le Dragon s’ébroue et perd son vol: à lui
l’horizon rouge, sa bannière; […]” (Ch 76)’

Le passage de l’immobilité à la mobilité vise probablement à mettre en relief une allégorie: énergie humaine, génie créateur, inspiration … Par le symbole du dragon qui représente la Chine, Segalen a pressenti au début du siècle dernier la force de la Chine, force que P.-J. Remy a confirmée. On peut dire que la citation de ce poème dans notre texte contient également un sens politique, puisque la Chine se mobilise en réalité pour l’obtention de plus de démocratie et de liberté, ce qui exige une ouverture totale, et qui manifeste la puissance de son énergie. P.-J. Remy insiste sur cette force irrésistible de la Chine et sur cet espoir qu’elle fait naître.

Le livre est une source de révélations, d’influences, d’inspiration pour les personnages. Par exemple, le personnage Thierry Destutt qui “a choisi de venir en Chine à cause de deux livres: les Stèles de Segalen et ce gros volume que Guillaume a publié, voilà vingt ans.” (Ch 178) Comme on le sait, c’est par Le Sac du Palais d’Eté que P.-J. Remy nous a fait mieux connaître Segalen, dont il a subi par ailleurs l’influence. Quant aux Stèles, elles ont été inspirées de poèmes chinois. Thierry, lui aussi, “écrivait des poèmes qui ressemblaient un peu […] à du Segalen” (Ch 141). P.-J. Remy crée ainsi une chaîne dans l’inspiration. Le Sac du Palais d’Eté et Chine sont des livres, inspirés et formés de tous les autres livres repris, fragmentés, déplacés et combinés puisque l’auteur, avec ses nombreux ouvrages, est un explorateur comme Segalen. “D’où l’idée d’une écriture commune, collective, le rêve du livre qu’on écrit ensemble; d’où l’idée du roman à plusieurs” (AES 314).

Le jeu d’intertextualité se révèle également dans La nuit de Ferrare, où le narrateur voyage avec “un livre de Bassani Le Jardin des Finzi-Contini” (NDF 9). Le récit de ce “Je” est identique à la lettre écrite par son ami Léonard Weill qui “mêle l’histoire et des noms d’emprunt, le vrai souvenir de ces violences et les images écrites par le romancier Bassani” (NDF 305). Le passé de Léonard devient celui du narrateur, et son récit se conjugue avec le sien (cf. NDF 307).

Ce “Je-narrateur” a prévu l’écriture d’un scénario sur l’histoire d’un collectionneur amoureux d’un tableau (cf. NDF 313), à savoir sa propre histoire. Il y a ainsi un effet produit par l’interférence des oeuvres du passé et du récit du présent. Les figures créées par Bassani se mêlent avec celles du narrateur pour incarner le passé dans le présent. “Tous les personnages des livres de Bassani sortent de l’ombre” (NDF 339) et viennent dans la mémoire et le récit du narrateur. Tout se mêle et se confond. Le récit nous semble capital pour une double raison: non seulement parce qu’il suggère à quel point le passé est essentiel pour P.-J. Remy et son héros, mais surtout quand il s’agit de l’imminence de la montée fasciste.

A l’intersection des images (peinture) et des mots (roman), nous avons une alliance des arts littéraires et plastiques. Le tableau se présente comme la représentation d’une histoire particulière. Paul Ricoeur a déjà dit:

‘“La littérature [la peinture] serait à jamais incompréhensible si elle ne venait à configurer ce qui, dans l’action humaine, fait déjà figure.” 194

Selon P.-J. Remy, l’écriture est un art, un travail formel puisqu’il considère la littérature comme art 195 . Dans La nuit de Ferrare, on voit bien le rapport entre l’art et la littérature. Par le tableau détruit, l’auteur a évoqué la tragédie humaine et le danger menaçant. La toile préférée a eu le même sort que les personnages de Bassani, revenus dans le récit en tant que personnages de cinéma. En fin de compte, P.-J. Remy a tenté d’exprimer la vie humaine à travers l’association de la peinture, du cinéma et de la littérature. On a donc un remarquable effet artistique et littéraire.

Il est clair qu’Histoire des Treize qui a ouvert La Comédie humaine a influencé P.-J. Remy dans la création de ses personnages. Balzac qui voulait montrer une puissance exceptionnelle émanant d’une association secrète, héroïque et dévouée rêvait d’une alliance des possibilités de chacun et de la concentration des forces des membres. Chez P.-J. Remy, l’individu s’attache également à un groupe, auquel son destin n’échappe pas.

A travers son idée de rattacher les uns aux autres les romans déjà écrits et de retrouver des personnages déjà créés, nous remarquons que notre romancier ne cesse de faire référence à ses propres livres avec les souvenirs des textes antérieurs mélangés aux fragments d’une mémoire autobiographique déformée et transfigurée. Il a désigné certains personnages comme auteurs de ses livres. Par exemple, Le Sac du Palais d’Eté a été écrit par Guillaume, qui a raconté en détail au vieil écrivain de Salue pour moi le monde ce “gros livre foisonnant, multiples, divers”

(SPMM 232); Annette ou l’éducation des filles a été réalisé par l’héroïne elle-même; Le Rose et le Blanc est écrit par François; Retour d’Hélène est l’oeuvre à la fois du jeune historien de l’art et de la poétesse Michèle d’Aria di Roma; ce dernier livre est composé par le sculpteur Milan; Désir d’Europe est rédigé par le héros et ses amis, la mystérieuse Antonia de Comédies italiennes y est mentionnée …

Effectivement, tout est lié, et tout est en jeu. Le romancier qui vit parmi ses héros crée un réseau pour unir tous les personnages et tous les ouvrages, ainsi que pour donner l’effet de l’intertextualité. Le jeu de l’écriture apparaît systématiquement avec ses références littéraires.

Il y a également des passages récurrents issus d’autres livres qui sont soit des ouvrages de notre auteur, soit ceux d’autres écrivains. Nous pouvons citer: le cimetière rouge, la clocharde anglaise, les échecs joués entre M. Liu et Chessman; le bordel de Hong Kong; la musique de Bach; le masque de l’Inconnue de la Seine … Ces images récurrentes témoignent d’un effet d’intertextualité et confèrent une profondeur particulière à l’oeuvre.

L’écriture appuyée sur sa mémoire qui s’ouvre vers la rencontre avec d’autres oeuvres ont deux conséquences: d’une part, elle brouille la limite de récit; d’autre part, elle établit entre tous les textes de l’auteur un système d’échos. L’intertextualité lui semble le meilleur moyen de circonscrire l’événement, le déplacement des mots. Un texte mentionné ou repris dans un nouveau contexte prend une valeur nouvelle. L’évocation d’autres textes de l’auteur amène un dialogue intérieur entre eux.

La lecture abondante des oeuvres littéraires joue ainsi un rôle essentiel dans la vie et la création de P.-J. Remy. On remarque facilement le degré de présence et les modes variés d’émergence des autres écritures littéraires, dont les fragments sont intégrés, dispersés, remaniés ou assimilés. Tous ses romans peuvent être considérés comme roman du roman, comme jeu de miroirs à l’infini, où le créateur et la création sont reflets d’autres reflets. “Est-il, en littérature, une autre manière de raconter?” (RB 324)

Notes
190.

Philippe Sollers, propos cité par Pierre Brunel dans Butor l’emploi du temps, PUF, 1995, p.103.

191.

Gaëtan Picon, Histoire des littératures III, Gallimard, 1958, p.903.

192.

Thomas Mann, La Montagne magique, Arthème Fayard, “Poche”, 1992, p.1016.

193.

Victor Segalen, “Lettre de Segalen à H. Manceront”, 23 septembre 1911.

194.

Paul Ricoeur, Temps et Récit, Seuil, 1983, p.100.

195.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 11 janvier 1996, p.447.