1.2. La Structure et la Forme romanesques

L’une des recherches de notre auteur porte sur la forme. Pourquoi poursuit-il cette recherche? Michel Butor a dit dans son Répertoire: “La recherche de formes nouvelles, révélant de nouveaux sujets, révèle des relations nouvelles.” 196 C’est probablement la raison pour laquelle que P.-J. Remy explore le renouvellement de la création et la diversité dans la représentation. Selon lui, l’écriture nécessitant divers modes de récit, le jeu sur la forme permet toutes les possibilités de la création littéraire.

‘“Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous la matière, sous l’expérience, sous les mots quelque chose de différent […]” 197 , ’

Proust l’a déjà évoqué en soulignant le lien entre l’art et la littérature; Segalen l’a déjà entrepris en s’inspirant de l’écriture et de la peinture chinoises, comme ce qu’il a confirmé: “Je cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets mais des formes, qui sont peu connues, variées et hautaines.” 198 Par la bouche de certains de ses héros, P.-J. Remy a donné une définition sur sa recherche:

‘“découvrir une autre forme d’écriture multiple: celle qui passe par l’accumulation de matériaux différents (hétéroclites?) pour édifier un monument parfaitement cohérent.” (AES 314) Et “je cherche les voies et les moyens d’une écriture qui soit critique et fiction tout à la fois, mais critique pervertie, détournée, sous les oripeaux de l’anecdote.” (RV 463) ’

Pendant un certain temps, P.-J. Remy s’est soucié de la construction du texte. Il a utilisé la technique de multiplicité et de diversité dans certains de ses livres, particulièrement dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine, afin d’étendre sa matrice de composition. En fait, cette technique s’appuie sur trois formes essentielles: les personnages, le temps et l’espace. Les personnages sont soumis à exposer leur point de vue; le temps est lié à l’expérience vécue; l’espace est mis en scène.

P.-J. Remy a avoué qu’il s’est inspiré de l’écriture de John Dos Passos et de celle de Jules Romains 199 . Le premier a été considéré par Sartre comme “le plus grand écrivain de notre époque”, et le deuxième qualifié de peintre fresquiste du siècle dernier. Effectivement, on trouve, dans la “trilogie” de John Dos Passos, la variété d’une peinture sociale, l’ingéniosité de la technique, la nouveauté des éclairages, et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, une énorme fresque du XXe siècle. Jean Pouillon a écrit dans Temps et roman:

‘“Pour Dos Passos, tout peut être donné à voir. L’existence se déroule sur un seul plan, elle se projette sur cet écran romanesque qui s’anime pour “l’oeil de la caméra.” 200

Et Bruno de Cessole qui a commenté la trajectoire éblouissante de Jules Romains a indiqué “L’unité profonde qui transparaît sous la multiplicité des formes et des visages de l’oeuvre.” 201 Dans la Mort de quelqu’un,

Jules Romains a utilisé une méthode consistant à accumuler une multitude d’observations concrètes. C’est cette unité dans la diversité qui fait la grandeur de Jules Romains et de John Dos Passos, et qui contribue également à l’oeuvre de P.-J. Remy.

“J’avoue que cette écriture multiple, qui joue le jeu de tout embrasser, est mon plaisir […]” (CEA 11), l’auteur a revendiqué lui-même cette écriture qui est en réalité la plus représentative pour son oeuvre, sans cesse développée et enrichie par sa propre méthode, à savoir une représentation à la fois artistique et littéraire, du fait qu’il ajoute dans l’oeuvre des thèmes concernant le théâtre, la musique, la photographie, la peinture, la poésie, etc.

Les personnages se déplacent ou se croisent et les intrigues se développent ou se mêlent autour de la Chine et au moyen d’un style rapide et fragmentaire. La juxtaposition des personnages et des intrigues dans le temps et dans l’espace vise à donner une vision à la fois discontinue et globale de leur vie et de leurs aventures. La Chine devient métaphoriquement un grand centre, où l’auteur tente de tout rassembler et d’explorer diverses structures combinées. Ainsi,

‘“il y a une jouissance véritable à inventer des personnages qui sont des mots, des images et à les arracher les uns aux autres, à imaginer les milliers de combinaisons possibles.” (SJR 108)’

Cette écriture qui se cherche et se forme renvoie les structures de la transfiguration aux figures de l’univers. Le récit brasse les figures et les lieux différents, confronte le présent, le passé et le futur. Le retour des personnages et le rappel des souvenirs imposent à l’écriture un rythme tantôt accéléré, tantôt ralenti à cause du retour en arrière.

P.-J. Remy montre la possibilité d’une expression visuelle des souvenirs, des expériences, de l’entrecroisement des aventures et de l’interaction entre les événements historiques et la destinée des personnages. Les courtes évocations du passé, la discontinuité du déroulement linéaire du récit et la désarticulation apparente des paragraphes montrent une association d’idées et d’aventures. Des fragments détachés du récit renvoient à l’évocation de sorte qu’ils se recoupent ou interfèrent les uns sur les autres. L’auteur fait annoncer la structure du roman à facettes par certains de ses personnages:

‘“des centaines de petites touches, souvent en apparence sans rapport entre elles et qui, toutes pourtant, correspondaient à un ordre souterrain qui n’apparaîtrait que plus tard, une fois le roman terminé.” (Ch 161) Et “voilà comment il faudrait dire la Chine: par bribes, par fragments, avec des mots, pas de phrases. Et puis, surtout ne pas juger, refuser de juger.” (Ch 280) Et encore “[…] plus vivant peut-être que la vie, mais comme elle sans plan ni forme, ni autre durée que celle prêtée par le hasard […]” (Ch 396).’

Léon Gabriel a dit à propos de cette manière d’écrire: “Naturellement il a vécu en Chine, mais son témoignage n’est que parce qu’il possède l’art du ‘montage’ romanesque.” 202 Par la technique du “montage”, P.-J. Remy décrit un passé et un présent elliptiques. Non seulement, il montre sa propre expérience et ses propres souvenirs, mais aussi il emprunte ceux des autres. Les vues particulières, les morceaux de souvenirs constituent un ensemble d’impressions et de visions, dont l’organisation permet d’identifier et de conserver des moments. Et la mémoire ne garde que des fragments du passé qui ont pris une forme et un sens. L’écriture possède le pouvoir de ressusciter le passé, de raconter le présent et d’inventer l’avenir. Nous remarquons évidemment l’effet du montage littéraire qui contribue au poids et à la densité de l’oeuvre. L’auteur poursuit une sorte d’expériences qui consistent à se projeter en mille facettes, en cent personnages, dans divers lieux et dans des aventures où se confrontent la métamorphose, le jeu du réel et de l’imaginaire.

Alain Robbe-Grillet a clairement indiqué:

‘“Depuis Proust, depuis Faulkner, les retours dans le passé, les ruptures de chronologie, semblent en effet à la base de l’organisation même du récit, de son architecture.” 203

P.-J. Remy utilise justement cette technique pour ses romans d’aventures. Selon lui, “le roman d’aventures est la seule possibilité de créer un imaginaire parallèle capable de recueillir les aspirations, les rêveries.” 204 L’écriture de l’aventure devient en fait l’aventure d’une écriture et un défi aux règles du genre littéraire: sortir de la structure traditionnelle et en reconstruire une nouvelle pour le roman total. L’aventure de l’écriture se montre dans l’infinie complexité des combinaisons possibles.

La discontinuité sur laquelle débouchent cette technique et cet usage des blancs donne l’effet de la durée. Lorsque le présent succède brusquement à un passé, il introduit dans le récit une rupture. La complexité se manifeste dans le fait de trouver l’organisation et l’enchaînement des séquences narratives, la multiplication des voix narratives ou la variation des points de vue au sein d’une même voix. Les séquences morcelées consistent en une série de mouvements fragmentés sur une ligne continue qui est celle de l’existence. Les blancs découpent des séquences dont l’unité est temporelle. Le récit interrompu est tout à coup repris. La construction chez notre romancier, c’est en fait la mise en oeuvre d’une architecture fondée sur la recherche d’une structure efficace et signifiante.

Il est clair que la discontinuité donne un effet cinématographique, qui fait apparaître la matérialité même de l’écriture: l’auteur explore des images en flashes avec un appareil à objectifs multiples. Il y a un lien entre l’art et la littérature, tout comme Malraux l’indique, “L’Art est ce par quoi les formes deviennent style” 205 , et comme ce que François Truffaut a tenté de faire: un film à l’intérieur duquel il y a un livre, c’est-à-dire, un immense carnet de notes (le texte) et d’esquisses (l’image). Et par la conjonction de l’art avec la littérature, P.-J. Remy intègre des images dans le roman. On pourrait dire qu’il articule un véritable “plan” au sens cinématographique autour d’une recherche artistique et littéraire. De là, on observe l’unité d’une large vision, d’une pensée sans faille et d’un souffle continu. En parlant du style de Lavenant, personnage de metteur en scène, l’auteur a affirmé cette technique mise en oeuvre pour “donner à voir”:

‘“La Chine qu’il veut montrer est faite d’instantanés, de courtes séquences qui, enchaînées, montées en somme comme on monte un film de cinéma …” (Ch 511). ’

A travers l’évocation discontinue des aventures et la restitution d’existences rendues dans leur écoulement, le lecteur est invité à reconstituer par fragments les aventures vécues par l’ensemble des personnages, comme il fait des pièces d’un puzzle.

P.-L. Rey a fait remarquer dans Le Roman:

‘“Bernanos, Malraux ou Julien Gracq renoncent au roman pour se consacrer à une réflexion sur la politique, sur l’art, sur la littérature.” 206

Or, P.-J. Remy n’abandonne pas le roman. Mais il le fait “autrement”, à sa manière dans la mesure où il montre quelque chose de nouveau, comme ce qu’il a affirmé par un de ses héros, “Tu ne comprends que l’habituel, tandis que mon esprit cherche la nouveauté.” (SPMM 121) Pour lui, l’expérience vécue n’a de sens et de valeur que si elle est convertie sur le champ en art et en littérature, et si elle peut donner lieu à une métamorphose. Il cherche un lien qui puisse unir le réel et l’imaginaire en rassemblant toutes les facettes de la vie.

Quel est le motif exact du grand puzzle? Ce serait sans doute un compromis entre l’auteur et le lecteur, une réflexion sur l’écriture, une représentation vivante. Sartre l’a évoqué dans la phrase suivante:

‘“Puisque la création ne peut trouver son achèvement que dans la lecture, puisque l’artiste doit confier à un autre le soin d’accomplir ce qu’il a commencé, puisque c’est à travers la conscience du lecteur seulement qu’il peut se saisir comme essentiel à son oeuvre, tout ouvrage littéraire est un appel.” 207

P.-J. Remy nous invite alors à finir le jeu proposé qu’est la reconstitution du puzzle. Nous devons rassembler l’oeuvre à partir de ces matériaux fournis, et trouver l’unité romanesque. Claudel a indiqué: “Le désordre est le délice de l’imagination.” 208 Par là, on peut expliquer pourquoi notre auteur expose ce “désordre” apparent, et projette ces mille facettes.

Philippe Hamon a remarqué que, chez Zola, la composition du roman ressemble à un “raboutage” de fiches préalables “dont il va falloir gommer et effacer au maximum les sutures.” 209 Il est vrai que P.-J. Remy construit aussi son oeuvre avec des fiches préalables. Ce qui est différent de chez Zola, c’est qu’il ne “gomme et efface” pas ces “sutures”. Il montre simplement son roman “collé” et “rassemblé”, qui garde des traces d’un roman “en fiches”.

La méthode par une structure fragmentaire exprime aussi une volonté de totalité, c’est-à-dire la composition totale. Dans Les Enfants du parc, Rêver la vie, Le Sac du Palais d’Eté et Chine, le romancier rassemble plusieurs générations et divers groupes. Les aventures de ces générations et de ces groupes ne sont pas une succession d’expériences qui se déroulent dans le temps, mais expériences filtrées à travers l’individu dont les souvenirs écartent les frontières d’une existence individuelle et se confrontent à d’autres destins. L’auteur utilise tous les rouages un peu dispersés afin de permettre à la mécanique textuelle un fonctionnement synchronisé. La conception de son oeuvre se présente comme un grand “tout” qui rassemble “le récit / roman / tableau / montage” (SJR 149), comme “un roman qui soit tous les romans” (ibid. 75), enfin

‘“un roman immense et fleuve, mais surtout multiple, divers, confus et rassemblé, ce foisonnement qui emporte tout sur son passage et charrie les Amériques et la Chine et Pékin et toi et moi et nous et tous. S’y trouveraient réunies toutes les formes et toutes les révolutions.” (SJR 75)’

On remarque cette ambition de tout faire voir et ce désir de donner une expression totale non seulement dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine où tout se mêle et s’embrasse, mais encore dans d’autres romans.

De nombreux personnages ont eux aussi “une idée en commun de l’écriture ensemble, une idée du roman total et multiple” (ibid. 121). Par exemple, le jeune écrivain Salleron veut écrire “le grand roman de son siècle, celui de l’énergie, de l’ambition des uns, de la misère des autres” (RB 292); le vieil écrivain Saint-Aymard tente de “décrire l’univers” (RB 295); l’écrivain Berger essaie de “faire figurer sur une seule page entière la totalité de ce qu’il [a] découvert jusqu’à présent” et de “dire avec des mots le plus de choses possibles, [de] brasser des centaines d’idées, mais surtout de personnages et de lieux” (FDP 103 et 169); l’écrivain Leverrin “porte en lui le rêve d’un roman total” (CI 36); le narrateur-écrivain de Salue pour moi le monde compte aussi “écrire un roman qui raconte tout: toi, moi, nous, tout, quoi!” (SPMM 233); un des porte-parole de l’auteur projette de construire son oeuvre idéale:

‘“une même oeuvre aux facettes d’autant plus diverses que chaque volume aurait en somme représenté une approche différente, mais parallèle d’une seule réalité” (AES 351).’

Cette idée de la totalité est également exprimée par le personnage du metteur en scène Bernis:

‘“Qui de nous n’a rêvé d’un spectacle total - je veux dire, d’une représentation de la vie qui en soit à la fois la somme et la figuration, où toutes nos angoisses, tous nos fantasmes, toutes nos images défilent au rythme d’une mise en scène qui utiliserait tous les arts et tous les moyens?” (A 68)’

Imprégnée de diversité, de discontinuité et de voix multiples, la technique de notre romancier consiste à donner plusieurs sens à l’aventure, à interroger le destin humain grâce à des mises en perspective variées. Il tente de constituer pour lui-même et ses personnages ce que Paul Ricoeur appelle une “identité narrative ” 210 . Chaque personnage prend la parole à tour de rôle dans ce qui ressemble à des monologues ou à des fragments de conversation, et le roman tout entier est constitué par l’alternance de ces voix.

L’unité de l’oeuvre est marquée par la diversité des éléments qui convergent sur la création. Celle-ci résulte d’une synthèse rattachée par l’écrivain au complexe culturel. On dirait que le monde est représenté et figuré à l’intérieur de l’oeuvre. Proust propose une vision métaphorique de l’univers, grâce à la fréquence des images, qui lui permet de retourner vers son passé. L’effort de P.-J. Remy est de saisir une réalité plus proche de la vie réelle, où une totalité métaphysique se manifeste à travers des points de vue, des images, des symboles … En fait, ce roman total est la vie de l’écrivain, sa vision, ses découvertes, son défi face au destin, comme ce qu’il a avoué par un de ses narrateurs:

‘“Ce que j’essaie, en mêlant les destins de ce Patrice […], de ce Michel qui me ressemblent tant, au mien et aux images rêvées de tant de femmes […], c’est de capter cette réalité qui est roman et qui est pari.” (EP 199)’

Les formes et les structures du roman total sont très variées. Elles répondent à la multiplicité et à la diversité que l’auteur explore. Citons quelques autres exemples pour voir de plus près:

Notes
196.

Michel Butor, Répertoire I, Minuit, 1960, p.11.

197.

Marcel Proust, Temps retrouvé, Pléiade, 1954, p. 896.

198.

Victor Segalen, Stèles, Peintures, Equipée, Club du Meilleur livre, 1955, p.593.

199.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 juillet 1993, p.428.

200.

Jean Pouillon, Temps et roman, Gallimard, “Tel”, 1993, p.303.

201.

Bruno de Cessole, “Jules Romains: une trajectoire éblouissante”, Figaro, le 12 février 1993, p.8.

202.

Léon Gabriel, “A propos du Sac du Palais d’Eté”, dans Provençal, 23 novembre 1971.

203.

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1963, p.130.

204.

Propos recueillis par Alain Clerval, dans “Entretien avec P.-J. Remy”, La Quinzaine littéraire, N° 130, 1er décembre 1971, p.7.

205.

Propos cité dans La Composition française, Nathan, 1988, p.126.

206.

Pierre-Louis Rey, Le Roman, Hachette, 1992, p.178.

207.

Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, Gallimard, 1948, “folio”, p.53.

208.

Paul Claudel “Avertissement au Soulier de Satin”, Théâtre II, p.663.

209.

Philippe Hamon, “Qu’est-ce qu’une description?” Poétique, N°12, 1972.

210.

Paul Ricoeur, “L’identité narrative”, Esprit, juillet-août 1988, p.295-304.