- La structure fragmentaire

La structure fragmentaire est largement utilisée dans Le Sac du Palais d’Eté et Chine. Elle montre une technique de l’entrelacement avec des facettes pour constituer les aventures de plusieurs générations et conjuguer les expériences des individus avec l’Histoire du monde.

Par le découpage et le montage, on passe souvent sans transition d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre ou d’un temps à un autre. Dans le déroulement du récit et l’évocation du destin des personnages, on a de brèves séquences sans chronologie. Le récit est morcelé, fragmenté et éclaté. Une succession de touches fait naître des mouvements comme des découpages cinématographiques: de nombreux petits “flashes” ou “instantanés”. Les différents épisodes paraissent évoqués au hasard, et les petits paragraphes, souvent séparés par un blanc, jettent comme un éclat sur les personnages, sur l’espace et le temps. Les blancs correspondent à des ruptures dans la succession de la narration: des personnages passent brusquement du présent au passé, du passé au présent ou d’une période à une autre. Les blancs à la fin des chapitres peuvent être perçus soit comme des moments vécus en silence, soit comme un espace de silence, soit comme une résonance qui s’amplifie. En fait, avec instants saisis ou entremêlés, phrases courtes, suspens, point d’interrogation, arrêt brutal, non-dit, etc. le roman donne l’effet de “montages littéraires”, composés d’images, de clichés, de visions, de citations.

Pour résoudre “le problème de la communicabilité de cesinteractions, c’est-à-dire, celui de l’écriture” (SJR 99), l’auteur fait une aventure de la création romanesque en donnant un livre à facettes, où se manifeste la combinaison entre continuité et discontinuité, connexion et déconnexion. Ainsi, les personnages, les événements, les interactions, les séquences se lient et se dénouent. Voyons de plus près Le Sac du Palais d’Eté.

La marche de Simon dans la ville de Pékin mérite d’être citée. Dès la première page, on voit Simon qui “marche, les mains dans les poches, et sa chemise lui colle au dos.” (SPE 13) Sept cents pages après, on retrouve la même image: “Simon marche encore dans la ville. Son talon blessé et sa chemise, toujours, qui lui colle encore les omoplates.” (SPE 713) La marche de ce héros est comme un fil conducteur qui traverse tout le roman, bien entendu ce fil maintes fois interrompu n’est relié qu’à la fin.

Prenons un autre exemple, à la page 694, Guillaume, double de Simon, est en train de feuilleter un vieil album de photos sur la Chine. Cinq pages après, “Guillaume feuillette encore l’album vert” (SPE 699). Ces anciennes photos, qui attirent l’attention de ce héros, et dans lesquelles il se plonge profondément, lui donnent l’inspiration d’écrire un livre.

La connexion et la déconnexion de personnages et de séquences se présentent également à la page 135, où on trouve: “Guillaume se lève, regarde une carte de la Chine.” Quelques lignes après, commence un autre séquence, dont la première phrase est écrite ainsi: “Devant la carte au mur et le chemin de son retour, Simon.” La connexion de ces deux personnages permet de souligner leur dualité, leur ressemblance et leur destin commun. Il est aussi intéressant de rappeler les trois séquences suivantes qui se succèdent, dont chacune commence par une phrase très courte avec un verbe infinitif:

  • “Vivre donc.” (SPE 572)
  • “Ou survivre.” (SPE 573)
  • “Sinon, mourir.” (ibid.)

Ces trois séquences révèlent le destin commun des personnages: l’essentiel pour eux, c’est donc de survivre.

La structure fragmentaire permet une transplantation rapide d’un lieu à l’autre: on est tantôt en Allemagne, tantôt en Amérique, tantôt à Pékin en passant par Oran ou Londres. Rappelons-nous cette écriture en fragmentation marquée par le mouvement:

Le philosophe Karl Lerner et son ami Wilhelm ont organisé en Allemagne des marches silencieuses pour protester contre la guerre au Vietnam ou contre la liberté qu’on leur refusait de désirer la paix (cf. SPE 778). A Oran, René Blondel, diplomate français, faisait ses bagages, dans lesquels il avait mis la photos de Jean-Claude tué à sa place (ibid.). En Amérique, le poète Claude Shinder parlait avec Lerner avant le départ de celui-ci (ibid.). Devant la Porte de Brandebourg Wilhelm a été tué (ibid.). Dans les rues de Londres, le musicien Anton marchait sous la pluie et contre le vent (ibid. 779). L’ancien diplomate George White, évadé de Londres, a envoyé une lettre de Turquie (ibid.). A Marseille, la princesse mongole pleurait sur le corps de Didiers pendu à la fenêtre (Ibid.). L’ancien pasteur Grudge qui avait perdu un bras dans une rixe à Singapour est venu à Pékin (ibid. 780) … Voilà seulement deux pages, mais que de personnages, d’événements et de lieux sont évoqués! Ces petites touches remuent en effet un monde en foisonnement.

Les séquences courtes, parfois sans verbe, donnent également l’impression de mouvement, de saut ou de cinématographie. Suivons ces séquences:

  • “Hong Kong, ou l’image dans la glace.” (SPE 730)
  • “Des images.” (SPE 747)
  • “A Pékin l’été durant, mais c’en était déjà la fin.” (SPE 780)

A la fin du roman, les séquences deviennent de plus en plus courtes et rapides de sorte qu’un monde chaotique se présente.

L’auteur utilise encore la discontinuité dans l’identification du dernier livre lu par Segalen. A la page 90, on trouve Segalen mort dans la forêt de Huelgoat avec un livre à la main, celui-ci n’est identifié qu’à la dernière page du roman: “Le livre que Victor Segalen lisait le 21 mai 1919, seul au milieu de la forêt de Huelgoat, était un volume de Shakespeare.” (SPE 786) L’identification de ce livre renvoie en fin de compte à celle du livre écrit par le héros Guillaume, à qui l’auteur a confié cette tâche.

Ces discontinuités de récit, ces ruptures de ton, ces violents contrastes sont écrits dans la mesure où ils montrent une sensibilitédes personnages et de l’auteur, ainsi que leur vision du monde. Cette structure fragmentaire est d’ailleurs affirmée par l’auteur lui-même:

‘“Cette succession d’épisodes ajoutés les uns aux autres qui font de la réalité cinématographique un phénomène discontinu. […] je sais que la mise en place de ces fragments au sein d’un tout, le montage donc, constitue pour moi l’unique mode d’appréhension du monde.” (SJR 105)’