2.1. La Vie dans le roman

P.-J. Remy a dit à maintes reprises: “La vie est un roman” 215 ; “Je vis ma vie dans les livres, à travers les miens et en effleurant ceux des autres” 216 . Le livre est en effet pour lui le lieu du “tout est possible”, dans lequel se racontent le cheminement d’un homme et le parcours de la création de son oeuvre: “Je construisais, livre après livre, un personnage qui deviendrait moi” (AES 79).

En fait, la vie et l’oeuvre se chevauchent. L’auteur n’a-t-il pas présenté dans Rêver la vie une scène de la naissance du narrateur? N’a-t-il pas montré la source d’une oeuvre, le procédé de l’élaboration d’un texte ou le moment du surgissement d’un imaginaire? Donc, tout doit converger ou aboutir à une oeuvre, comme Segalen l’a affirmé:

‘“Je me donnerai tous les jours à Pékin, la tâche ou le devoir de composer, puisque tout, tout le reste ne vaut que pour en arriver là.” 217

Tous les personnages de P.-J. Remy ont envie d’écrire: “En somme, nous tous, nous sommes en train d’écrire un roman.” (Ch 161)

Cette affirmation traduit clairement l’une des caractéristiques de son oeuvre. Qu’ils soient écrivain, peintre, comédien, sculpteur, diplomate … tout le monde écrit. L’oeuvre de notre auteur constitue un centre de convergence, où l’on trouve la cohésion de l’écriture.

Le Sac du Palais d’Eté montre qu’à part Segalen qui a écrit le roman René Leys, bien des personnages envisagent d’écrire: par exemple, le journaliste Jean-Claude, l’écrivain anglais Chessman, l’attaché culturel Guillaume, l’ambassadeur Otrick ... L’auteur évoque encore dans d’autres romans des personnages qui veulent écrire: François (RB), Annette (AEF), Milan (ADR), Marion, Gérard (DEu) ... Ecrire est pour eux une nécessité primordiale.

Lorsque un personnage est en crise, c’est toujours quelque chose qui bloque son travail ou sa création. Par exemple, le comédien Peter est malade de la gorge (CI); le peintre est impuissant pour affronter une toile blanche (ADR) ou une fresque vaste (CEA); les écrivains tels que Jean (CI), Chessman (SPE, Ch), Berger (FDP) sont soit en mal d’inspiration, soit impuissants, soit malades; les diplomates comme Julien (VI), Guillaume (SPE, Ch), Gérard (DEu), incapables de changer la situation, voient leur projet échouer.

Dans l’univers de notre auteur, ses héros vivent toujours dans des livres. Guillaume a affirmé: “toute sa vie, [il] a vécu derrière une barrière de livres; sa Grande Muraille à lui” (Ch 230); d’autres ont avoué:

‘“Je me suis muré derrière mes livres” (MSSPS 374); “Les livres, encore les livres, toujours les livres!” 218 ; “Ma vie, ce sont les livres” (CRNA 22); “Ma vraie vie était bel et bien celle que je me fabriquais dans les livres” (AES 9).’

A la fameuse formule de Kafka: “Je ne suis rien d’autre que littérature” 219 , un des héros de P.-J. Remy a répondu: “Je ne suis bon qu’à écrire” (RV 149 et EP 50).D’ailleurs,il n’y a que dans l’écriture qu’on peut éprouver le plaisir d’être soi-même: “Quand j’écris, je crois que c’est le moment où je suis totalement moi-même” 220 . L’écriture devient donc une nécessité ou “une sorte de paradis perdu” (Ch 320) dans l’existence de l’homme. Ecrire sur les autres, c’est raconter leurs aventures et leurs expériences de la vie. Ecrire sur soi, c’est se revoir vivre, exister et instaurer en soi-même une fissure qui se trouve entre le réel et l’imaginaire, parce que le temps passé et l’expérience vécue sont considérés comme une représentation et un jeu. Par le biais d’une oeuvre, on exprime son point de vue sur la vie et sur le monde, comme l’a remarqué un de ses personnages:

‘“Cette plongée au coeur de la littérature, de la pensée d’hier et d’aujourd’hui […], c’est de votre point de vue à vous que vous nous avez appris […] à regarder le monde […] sur une oeuvre unique, riche, noire et flamboyante à la fois” (ADR 322).’

P.-J. Remy développe une écriture qui est pour lui une manière d’inventer sa propre image. La présence de l’auteur dans son oeuvre permet d’avoir une représentation des images et témoigne d’une nécessité de se connaître. Ainsi, l’écriture fait l’auteur, et sa vie se trouve dans le roman. L’écrivain joue un rôle qui le dépasse. Le jeu est alors déterminé par la textualité.

Gaëtan Picon a dit: “On n’écrit pas pour être admiré ni pour être lu. On écrit pour écrire et pour avoir écrit.” 221 Henri Michaux a avoué: “J’écris pour me parcourir, peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie.” 222 D’après P.-J. Remy, on écrit pour raconter, pour parler, pour se connaître. C’est un besoin essentiel, c’est la vie ou la mort. Le héros de Rêver la vie le justifie:

‘“Il faut parler, parler, parler pour que je vienne au monde! Je suis né au milieu des mots. Je vis de mots, je me gorge de mots.” (RV 61) ’

Simon affirme: “Je parle comme si j’avais besoin qu’on m’écoute, alors que maintenant je n’ai besoin que de parler.” (SPE 95) Quant au vieil écrivain Berger, il a absolument “besoin d’entendre d’autres voix …” (FDP 112, 125 et 169) pour l’inspiration de son livre. Marion trouve aussi que raconter ou écrire, c’est “le besoin”, “l’exigence” (DEu 383). Le narrateur du Dernier été conclut :”Alors, j’ai voulu parler” (DE 252). Donc, “il faudrait pouvoir le dire, le dire et qu’il en reste une trace …” (FDP 140). D’où la volonté de raconter ou de créer, l’importance des paroles visant à engendrer l’écrivain et ses personnages. C’est pourquoi on a toujours besoin de parler pour écrire, même devant un inconnu: après avoir parlé un soir devant une fille inconnue, le héros Michel arrive à écrire son livre (EP 491).

Le langage étant un pouvoir, les personnages rivalisent non seulement l’un avec l’autre, mais aussi avec le romancier puisqu’eux aussi ont des choses à raconter et à montrer. Le sujet même du livre que l’auteur entreprend est souvent écrit ou repris par le personnage. Par exemple, Guillaume, Annette, Pierre, Gérard, Milan, etc. sont tous auteurs des livres présentés par notre romancier. Ce sont ces personnages qui écrivent à sa place: Annette mélange le présent au passé et son livre devient un tableau des “moeurs de ce temps” (AEF 333); le livre de Pierre est “toujours miroir morcelé en mille et une facettes inégales” (RV 262); Gérard veut laisser des traces (DEu); Milan raconte l’échec des créateurs en séjour à Rome (ADR) … Ces livres évoquent à la fois un parcours aboutissant à la naissance de l’écrivain et une présentation de l’oeuvre, c’est-à-dire reproduire des aventures, des recherches, des cheminements de la vie. De ce fait, l’expérience d’une vie et le procédé d’une oeuvre se traduisent dans divers états des écrits: par exemple, Annette ou l’éducation des filles, La Figure dans la pierre, Le Rose et le Blanc, Désir d’Europe, Aria di Roma, etc. parlent tous du cheminement des personnages et de la création de l’oeuvre.

Les personnages qui veulent écrire partagent les mêmes points de vue que notre romancier sur le futur livre. Dans Le Sac du Palais d’Eté, Jean-Claude donne une définition de son roman:

‘“Une chose folle, un écrit poétique qui partirait dans toutes les directions, tous les pays et dans lequel à la fin tout le monde se retrouve”; ’

Otrick a envie d’écrire “un récit, qui ne soit qu’images, que juxtaposition d’images, pas d’idées, jamais d’idées …” (SPE 324); Chessman veut entreprendre “une sorte de roman, gigantesque, aux centaines de personnages, qui se passait à la fois dans tous les temps et dans tous les pays”( SPE 611); et Guillaume envisage d’écrire un livre unique:

‘“Seul un livre énorme où l’on se perde … Un livre à facettes, à images multiples. Mais surtout, ne pas juger. Montrer une Chine que j’ai vue et celle que j’aurais voulu voir. Utiliser mon témoignage et celui de ceux qui sont venus avant moi; ceux des Chinois eux-mêmes, afin d’en tirer une vérité qui soit au-dessus de tous les témoignages …” (SPE 738)’

Ces idées et ces définitions valent autant pour Le Sac du Palais d’Eté que pour Chine, puisque ces deux livres ont la même construction et qu’ils sont écrits par Guillaume après ses deux séjours à Pékin. Il y a donc une reprise de l’écriture, une fusion entre le romancier et ses personnages. Ce qui renvoie naturellement au thème du double: les personnages étant des doubles du romancier, la vie de celui-ci réside alors dans le roman. Effectivement, l’écrivain qui s’exprime par ses personnages réduit la distance temporelle entre les personnages et lui-même, puisqu’ils sont sur le même plan et dans la même oeuvre.

Segalen est devenu un personnage qui a établi une amitié avec le père de M. Liu, et “Paul Claudel, consul de France à Fou Tcheou, aurait en somme pu être personnage du livre que Chessman avait rêvé” (Ch 420). L’auteur utilise ces personnes réelles pour témoigner de leur incarnation dans le roman et entraîner le lecteur dans un monde à la fois réel et imaginaire. Au fond, P.-J. Remy revient constamment à Segalen et à Claudel, étroitement liés à la Chine, qui est devenue une hantise pour l’écrivain et ses personnages. Par la présence et l’absence de la Chine, ils constituent un jeu d’écriture. Par exemple, dans Le Sac du Palais d’Eté, le héros qui raconte l’histoire de René Leys devient à la fois Segalen, le narrateur ou l’auteur:

‘“Moi: le narrateur: je suis en ce moment Victor Segalen, mais aussi celui qui tente de lier ou de dénouer ces destins.” (SPE 192) ’

Il est possible de voir une confusion entre le héros de notre auteur et celui de Segalen:

‘“René Leys m’[le narrateur ou Simon?] a quitté depuis la veille et dans les rues de Pékin” (SPE 262) 223 .’

Ici, on ne sait pas si le “me” est le narrateur du René Leys ou le héros Simon du Sac du Palais d’Eté. La confusion des personnages montre non seulement le thème de la dualité, mais aussi la vie dans le roman.

Par la parole imaginée de Segalen: “La Chine seule peut nous sauver de nous-mêmes. Je veux dire: nous autres pseudo-littérateurs, de la littérature.” (SPE 660) P.-J. Remy montre la signification de cette synthèse et de cette rédemption rendues possibles par la Chine. La Chine représente un grand livre à sujets multiples, où toutes les écritures sont possibles, comme l’auteur annonce symboliquement, à la fin du roman, cette fameuse revue - “ensemble” qui raconte “les destins et les Chines que Chessman, seul, n’a pu dire.” (Ch 761) D’où l’échec de Chessman, celui d’un point de vue individuel, et la réussite de la multitude des points de vue et celle de la totalité.

Par le jeu de ressemblances, de parallèles ou d’échos, chaque figure s’ouvre sur autrui et sur le monde qui l’entoure. Entre la vie et la mort, le positif et le négatif, le texte se trouve lui-même dans un effort constant pour s’arracher à l’une et provoquer l’autre. Ainsi, c’est l’écriture, ou “la mort”; c’est l’imaginaire, ou l’impossible. On a l’impression de l’impossibilité de vivre hors du texte infini. Avec un ensemble de techniques structurales, le romancier réussit à orienter toutes les intrigues vers un synthèse et à conférer à l’oeuvre une unité romanesque. Le roman devient l’axe central autour duquel tout peut être ordonné et exprimé. L’oeuvre insiste donc sur “une seule rédemption: l’écriture” (EP 356).

Si l’oeuvre de P.-J. Remy est parfois comme la confession, c’est qu’il s’identifie au héros et que la composition juxtapose des rencontres, des événements, des expériences. Le texte est ainsi développé dans le flux de sa propre création. Le livre se présente pour l’écrivain comme un miroir narcissique de son présent ou nostalgique de son passé. Le romancier a métamorphosé Jean-Pierre Angremy en Pierre-Jean Remy: en un personnage d’essence littéraire. La mise en jeu de son propre personnage à laquelle procède l’auteur diminue la distance entre la réalité et l’image que la fiction en renvoie. “Toute ma vie, j’ai cherché le sujet d’un livre et je n’ai pu parler que de moi” (Ch 183), l’écrivain devient ainsi la matière de sa propre oeuvre. Ce qui se joue, c’est une expérience fondamentale qui se formule comme “écrire pour survivre”.

Notes
215.

P.-J. Remy, Bastille: rêver un opéra, Plon, 1989, p.90.

216.

P.-J. Remy, Les Nouvelles aventures du chevalier de la Barre, Gallimard, 1978, p.39.

217.

Victor Segalen, Lettres de Chine, Plon, 1967, p.60.

218.

P.-J. Remy, Les Nouvelles aventures du chevalier de la Barre, Gallimard, 1978, p.39.

219.

Kafka, Journal, Grasset, 1965, p.288.

220.

P.-J. Remy, propos recueillis par Jeanne Folly dans Libération, le 2 décembre 1983, p.29.

221.

Gaëtan Picon, La Vérité et les mythes, Mercure de France, 1979, p.41.

222.

Henri Michaux, Passages, 1950, p.142.

223.

Normalement le récit de René Leys est en italique, mais cette phrase ne l’est pas.