2.2. La Survie possible

Après l’expérience vécue qui amène souvent la déception ou l’échec, le personnage ne trouve le salut que dans l’écriture. Toute l’oeuvre montre que l’écriture est comme une des formes essentielles du salut. On se demande: “comment la littérature est possible pour ces personnages?” “comment l’écriture devient un moyen pour leur survie?” “comment on peut sortir de soi-même?”

Par le moyen d’une rédemption, celui qui réussit est sauvé, sinon il est damné 224 . Chez P.-J. Remy, les rapports de l’homme ne sont pas avec Dieu, mais dans le monde. Donc, il ne s’agit pas de rédemption dans le domaine religieux. Ses héros ne pratiquent pas de religion et n’évoquent pas non plus la foi religieuse, tout comme les athées. Tout au long de leur cheminement, les personnages ne cherchent pas un salut par Dieu. De ce fait, la religion proprement dite ne joue pas un rôle essentiel dans leur vie. L’auteur met peut-être en évidence, d’une part la déception que ses héros éprouvent face à Dieu; d’autre part, la liberté de l’homme, son indépendance et sa volonté de défier le destin, son aspiration à devenir maître de soi.

L’efficacité et la nécessité absolues de Dieu sont mises en doute. Par exemple, en tant que “Dieu”, Wotan a également commis des erreurs. Dans le monde gouverné par ce “Dieu”, règnent le désordre et la violence. Wotan n’est pas non plus éternel, parce qu’il connaît lui aussi le crépuscule, même la mort (cf. SPMM). D’ailleurs, les dieux ne sont pas toujours puissants, le crépuscule et la mort des dieux le prouvent clairement (cf. SPMM). On dirait que dans l’univers de P.-J. Remy, l’homme paraît doublement le Dieu-créateur.

Le “crépuscule des Dieux” a bien révélé l’impuissance des “Dieux” et les troubles causés par leurs conflits, ainsi que l’existence de la violence dans un monde sans amour et en désordre (cf. SPMM). Dans le cas d’Hélène, elle a lancé un appel à Dieu, mais sans recevoir de réponse, d’où la cause de la catastrophe et de la ruine, donc “ce sont les dieux que j’accuse d’avoir voulu le feu.” (RH 101 et 105) Lilian qui, croyante s’expose toute nue pour la photographie, révèle “une martyre chrétienne de cette Rome païenne” (ADR 144) et défie en fait cette Rome religieuse. Quant à Don Juan, il est le refus total de Dieu; ce qu’il cherche, c’est la réalisation de soi-même sans attendre un secours de Dieu. Tout son cheminement est considéré comme blasphématoire. Par le personnage-écrivain de Léonard Weill, notre romancier insiste sur la rédemption par l’écriture: écrire est le seul amour qui domine tous les autres et qui, face à Dieu, lui accorde sa part d’éternité (cf. NDF 220). En fin de compte, les personnages arrivent à survivre, grâce à l’écriture ou à la création, dans un monde qui n’a pas forcément besoin de Dieu pour exister.

D’après P.-J. Remy, c’est dans la création de l’oeuvre que se crée l’homme capable de défier son destin. L’oeuvre est une progression créatrice, une expérience ou une aventure qui donne naissance au créateur et le transforme. Le mouvement par lequel l’oeuvre s’engendre et s’organise ne s’arrête jamais. Donc, la création est continue, et c’est par l’oeuvre que le romancier et ses personnages transfigurent leur destin et le monde. Grâce aux lettres qu’il écrit à son ami Jean, Peter qui se sent sauvé considère Jean comme son “Rédempteur” (CI 341). Si la littérature permet la recherche menée par le personnage, c’est qu’elle est un des chemins détournés qui amènent aux étapes capables de conduire la poursuite de la vie. En écrivant, il se prouve son existence. C’est justement dans l’écriture qu’il reconnaît un reflet d’infini.

Les personnages avaient chacun un projet à réaliser. Par exemple, le peintre Binet rêvait de “brosser une fresque qui résumerait tout” (CEA 154); le diplomate Julien voulait “se créer son musée imaginaire à lui” (VI 13); le fonctionnaire Simon tentait de renouveler la tentation chinoise (Ch); Guillaume comptait écrire une thèse sur Segalen (SPE); Chessman avait pour but d’écrire un roman total (SPE); Carl pensait à réussir l’opéra “Pandora” (P); le vieux peintre avait envie de réaliser son chef-d’oeuvre à Rome (ADR); l’écrivain Karl envisageait de décrire le séjour romain (ADR); le groupe qui pratiquait les idées de Rousseau visait à créer une société idéale (RB); Pierre désirait écrire un “grand livre d’aventures” (RV 110) … Mais aucun d’entre eux n’a pu réaliser son projet: Jean-Claude s’est fait tuer en Algérie; Otrick s’est suicidé à Pékin; Chessman n’a pas avancé son roman; Guillaume a abandonné son étude à cause de la Révolution culturelle chinoise …

Effectivement, l’impuissance à écrire, la déception, l’échec ou le suicide contrastent avec la naissance ou la survie du roman. Dans L’Education sentimentale de Flaubert, Frédéric Moreau avait rêvé, depuis son adolescence, d’écrire un roman historique, dont il n’a tracé que le titre. Pourtant, son échec a été évoqué dans le roman qui a amené la réussite de Flaubert. Les Faux-Monnayeurs de Gide sont le roman réussi d’un autre roman qui a échoué. L’un des personnages de ce livre, Edouard, cherchait à faire un roman avec des idées: “tout faire entrer dans ce roman.” 225 Mais il finit par se suicider sans réaliser son roman. On remarque que chez Proust aussi, il manquait la naissance, pourtant “il n’y a de naissance dans son oeuvre que l’oeuvre elle-même.” 226 En fait, Proust a décrit la naissance de l’écrivain puisque c’est à la fin de son oeuvre que le narrateur s’est lancé dans l’écriture. P.-J. Remy lui aussi a mis en jeu l’échec de ses personnages, échec visant à confirmer une survie assurée dans le récit.Citons quelques exemple:

Chessman, qui avait conçu le projet d’écrire dans Le Sac du Palais d’Eté n’est pas arrivé à achever son travail dans Chine. Il a fini par l’abandonner (cf. Ch 616). Devenu un écrivain en mal d’écriture, il a été condamné à l’impuissance et à la stérilité. Son projet de “rassembler en un seul livre ce qui avait été leur vie à tous.” (Ch 273) a été réalisé par Guillaume, un des doubles de notre auteur qui a déjà annoncé dans le prologue de Chine, son intention d’écrire “un seul gros livre” (Ch 10). Le romancier fait coïncider le temps de la narration avec celui de la création. On suit donc le parcours de la naissance d’un écrivain. Le livre que le personnage voulait écrire, c’est précisément celui qu’on vient de lire. Ainsi, le texte a pour sujet sa propre rédaction.

Pour Chessman, écrire, c’est se lancer dans “le combat à mains nues contre l’impossible” (Ch 90). Mais son échec consiste à ne pas pouvoir trouver une bonne méthode, comme il l’a avoué lui-même: “moi qui veux montrer un monde, j’en suis encore à chercher la clef de la porte d’entrée.” (Ch 274) En soulignant le problème de l’écriture, P.-J. Remy cherche la forme et la méthode pour la création littéraire. Par exemple, Chessman qui n’a trouvé qu’un sujet de roman piétine dans la composition de son oeuvre:

‘“Depuis vingt ans je me tue à vouloir dire ce que j’ai vécu là-bas, les hommes et les femmes que j’y ai rencontrés tout simplement parce que c’est un bon sujet de roman.” (Ch 508)’

Voulant tout brasser lui aussi, notre romancier tente de créer sa méthode, d’écrire “autrement”, avec une écriture diversifiée, marquée par une multitude de personnages, d’aventures et de structures. C’est pourquoi son héros Chessman voulait trouver une écriture de “l’irrégularité” qui lui permettrait de “ne pas mourir tout à fait.” (Ch 320) Dans toutes les pages qu’il nous a adressées, l’auteur s’explique avec netteté: son propre besoin et celui de tous ses personnages, nous dit-il, c’est de montrer, de raconter et d’écrire.

Dans son univers, l’écriture peut être un remède, une rédemption ou un salut même pour les personnages secondaires. Par exemple, dans Chine, Yasmine, rejetée par ses parents, puis abandonnée par son mari, n’a trouvé la rédemption que par ses études et par son écriture, grâce auxquelles le couple Hessing l’a acceptée. André Verviers, qui a choisi l’exil dans le pays de Lautréamont, a réussi non seulement à faire publier les poèmes écrits par sa femme, mais aussi les siens, “La Chine […] que Verviers a couchée, ligne après ligne, sur le papier face à la mer, exilé: le poème est né.” (Ch 723) Ismène préparait sa thèse sur les Jésuites français dans la Chine du XVIIIe siècle (cf. Ch 700). Le petit fils de Verviers, qui a été un terroriste, voulait changer sa vie par l’écriture. Paul, blessé et malade, cherchait à écrire des poèmes pour lutter contre la solitude et la maladie.

Chez Proust, le narrateur a éprouvé un plaisir spécial lorsqu’il a aperçu les deux clochers de Martinville. Il en est de même pour le “narrateur-peintre” de P.-J. Remy lorsqu’il a revu le paysage de Conca (cf. ADR 350). L’impression ressentie est semblable à des signes qui sont le langage. La naissance de l’art se trouve dans l’oeuvre d’art. L’inspiration n’est pas un langage tout fait, elle est le futur du langage. Ce qui est essentiel pour notre écrivain, c’est justement cette naissance du désir d’écrire. Le désir donne un sens à la vie, qui justifie la nécessité de faire l’oeuvre. Tout au long de l’oeuvre de P.-J. Remy, le désir d’écrire n’arrête pas de naître.

La vérité de l’écriture montre que le but sera toujours hors d’atteinte, ce qui nécessite une répétition obstinée, une entreprise infinie: l’acte d’écrire. Ecrire permet d’échapper à l’angoisse ou de la surmonter. Ainsi, pour P.-J. Remy, sa seule aventure possible ou son unique ressource demeure dans le plaisir d’écrire et dans la découverte de l’écriture. Selon lui,

‘“Il y a une jouissance véritable à inventer des personnages qui sont des mots, des images, et à les accrocher les uns aux autres. A imaginer les mille combinaisons possibles. A y introduire le hasard, la rupture de ton, le drame ou le pathos. Bref, à redécouvrir la création romanesque.” (SJR 108) ’

L’écriture est donc présentée comme un combat contre l’angoisse, la monotonie et les ennuis de la vie, comme une conquête remportée sur soi-même. Pourquoi ce combat, si ce n’est parce que le romancier a choisi l’écriture contre la vie? Pourquoi cette conquête si ce n’est parce que ses expériences se sont passées dans l’observation du réel et dans l’imagination de l’irréel? Ainsi, l’oeuvre est à la recherche d’un sens à donner à la vie, sens produit par l’écriture.

La solitude est impossible à combler si ce n’est par les mots. Le romancier prend conscience d’être à lui-même sa propre source de création et son propre épuisement. Il tente de formuler la densité des inquiétudes et des angoisses qui pèsent sur ses contemporains, et de toucher la réalité d’un monde menacé par les problèmes sociaux.

L’homme se heurte toujours à la fatalité, c’est-à-dire à l’échec. Par exemple, dans Le Rose et le Blanc, chaque événement a redoublé la fatalité et précipite l’échec: catastrophe naturelle, conflit de terrain, maladie, trahison. Dans Désir d’Europe, le héros Gérard a mis fin à ses jours après le mariage de Marion dont il était amoureux et le suicide de son ami Cyril, considéré comme son double. La plupart des personnages ont échoué. Pourtant, ils ne s’arrêtent pas. Ils reconnaissent avec lucidité la dialectique de l’échec et tentent de recommencer quelque chose après l’échec d’un projet initial. L’important pour eux, c’est réagir et continuer à créer. De ce fait, beaucoup d’entre eux arrivent finalement à écrire un livre qui raconte leurs propres aventures ou expériences.

Il y a encore un élément particulièrement intéressant dans la manière dont l’auteur nous a dépeint deux héros: Pierre de Rêver la vie et le narrateur-peintre d’Aria di Roma. A travers un portrait de femme instinctive, spontanée, qui rendait le héros amoureux d’elle, puis l’a abandonné, impitoyable, l’auteur a raconté l’échec en amour de ses deux personnages, l’un refusé par la comédienne Mona, et l’autre par Laurence. Les deux héros ont été ravagés par le désespoir, piégés par la beauté féminine et leur propre vanité masculine. Pourtant ils sont allés en avant sans relâche et voulaient toujours laisser des traces écrites, où l’on retrouverait le temps du passé et la vie mémorisée. L’épaisseur du vécu romanesque l’emporte évidemment sur le vécu tout court. La chute ou l’échec devient en quelque sorte “une rédemption” (NDF 12) ou “la rédemption par l’écriture!” (RV 252). Après l’échec, c’est toujours l’écriture. On dirait que celle-ci a besoin d’être traversée par l’échec.

Le livre que l’écrivain Karl voulait écrire est terminé par le sculpteur d’eau Milan avec la voix du vieux peintre (ADR). Le roman que Chessman envisageait de finir est rédigé par Guillaume (SPE et Ch). Le grand ouvrage d’aventures que Jacques Rivière a esquissé et que Pierre tentait d’écrire est mené à bien par le narrateur, fils de Pierre (RV). Le roman que L’écrivain Saint-Aymard avait envie d’écrire est publié par François (RB) … Nous remarquons l’importance de la continuité chez P.-J. Remy. Etant donné que les personnages sont des doubles, des semblables ou des successeurs, ils se chargent de suivre le même chemin, de réaliser la même tentation et de créer la même oeuvre. D’où la nécessité de survivre et d’écrire.

Certains personnages qui sont arrivés à écrire sont sauvés, et d’autres qui n’ont pas pu se sauver choisissent plutôt le départ définitif en abandonnant leurs écrits. Ecrire, c’est pour se vaincre soi-même, pour raconter l’échec qu’on a subi, le temps et les expériences vécus, enfin pour laisser des mots et des traces, puisque l’écriture reste après le départ de l’homme. C’est pourquoi les personnages de notre auteur éprouvent “ce besoin sans limite, cette soif inaltérable d’écrire et d’écrire encore” (AES 12), et ils se battent inlassablement pour que leurs écrits puissent rester.

Selon P.-J. Remy, le roman est une expérience vécue par les personnages situés dans le temps et dans l’espace. Les jeux d’écho donnent au récit une tonalité nostalgique et traduisent la sensation de la fuite du temps. L’homme traverse le monde en quête de ce qui lui manque: le père, la passion, la femme idéale, l’écriture.

Presque tous les livres sont marqués par le signe du temps perdu. Le romancier qui évoque un monde où les entreprises des personnages sont souvent condamnées se trouve en effet pris dans cette contradiction: le désespoir (l’impuissance, la mort inévitable) et l’espoir (la survie par l’écriture). Comme lui, ses personnages sont angoissés par l’obsession de la vieillesse; comme lui, ils écrivent pour survivre. Malgré des traits pessimistes, la plupart des personnages arrivent à sortir de l’angoisse, de l’impuissance à écrire ou de l’échec avec leurs livres déjà écrits. Leur survie permet de continuer le cheminement. Par exemple, l’avocat François a trahi le groupe qui voulait construire une société idéale. Cependant, c’est lui qui a rédigé l’histoire de ce groupe après son échec. On dirait que l’écriture l’a sauvé puisqu’elle lui est devenue un émergement de la conscience, un éveil de l’esprit. L’essentiel est donc dans l’oeuvre qui est née à l’issue de l’échec ou de la défaite. Ainsi, la vie est un destin, et la littérature un anti-destin.

D’après P.-J. Remy, l’homme n’est pas capable de maîtriser son destin, ce qui est affirmé par un de ses héros: “ni Marion, ni Cyril, ni moi-même, n’étions maîtres de nos destins” (DEu 202). C’est pourquoi l’homme mène un combat de “lui-même contre lui-même” (ibid. 420). Il en est de même dans l’écriture, où le romancier et ses personnages luttent toujours contre les mots:

‘“Longtemps je me suis battu contre les mots […]. Je posséderais tous les livres du monde, que les mots encore m’échapperaient!” (MSPSS 387) ’

En fait, c’est un combat continu dès qu’on est en vie. Au défi lancé par Rastignac: “A nous de jouer!” notre romancier répond: “A vous de jouer!” (RV 530) Tout le monde est donc chargé de jouer, de créer, d’écrire. Ce qui explique la mise en évidence de ce thème et l’appel lancé pour faire continuer la littérature.

Cette expérience essentielle nécessite le recommencement éternel: l’écriture repart constamment à zéro, insatisfaite. C’est pourquoi le romancier et ses héros entreprennent de recommencer un livre ou un projet. Ce qui est important pour eux, ce n’est pas la perfection, mais plutôt le maintien du désir, de la soif et de la passion d’écrire. On écrit l’amour à travers le manque d’amour, l’homme à travers la femme, la jeunesse à travers la vieillesse, les sentiments à travers les lieux … La vie se lie toujours à l’autre, à l’art, à l’espace et au temps, ainsi qu’à l’écriture. Le flux créateur débouche comme le rêve, le souvenir, la nostalgie, dont l’auteur nourrit ses personnages.

Le monde est en fait traversé par les mots: tout se formule et s’énonce. L’homme est sauvé par l’écriture: tout se raconte et tout se rappelle. Ce qu’on cherche éperdument, c’est retrouver la vie vécue et le temps passé. La littérature est au fond l’expression d’une expérience, et l’écriture une survie possible.

Notes
224.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 2 Juillet 1993, p.432.

225.

) André Gide, Les Faux-Monnayeurs, “folio”, p.184.

226.

Ramon Fernandez, Proust ou la génération du roman moderne, Grasset, 1974, p.234.