Conclusion

“J’ai tenté d’écrire à l’infini, d’entrelacer des motifs, en somme de raconter le monde.”
- P.-J. Remy (T 42)

Ainsi, environ un millier de personnages, placés au milieu des récits d’aventures individuelles ou collectives, traversant l’espace et le temps, incarnent les idées et les sentiments de P.-J. Remy. Les destins de ces personnages sont semblables et se lient les uns aux autres.

Tous ces doubles ou récurrents viennent ou reviennent pour justifier les thèmes de la dualité, de la multiplicité ou de la totalité, qui sont exprimés par des vues synthétiques, favorisant une connaissance par rapprochements, oppositions et comparaisons simultanés. Le système de la création de ces personnages et le mode de leur apparition contribuent largement à dessiner l’univers particulier de notre romancier.

De livre en livre, les personnages se répètent et se regroupent autour de mouvements continus ou interrompus, ombre et lumière, fermeture et ouverture, désespoir et espoir … L’écriture retrouve dans l’oeuvre une pluralité de plans et de tons où l’on remarque la présence personnelle de l’auteur. Celui-ci formule le rapport qui existe entre lui-même et l’infinité de “doubles” qu’il porte en lui. Le paradoxe consiste à être soi-même tout en devenant un “Moi” différent.

Le thème du double est pour P.-J. Remy une occasion de s’exprimer ou de donner un prétexte. Prétexte à retrouver ses propres ombres et à revivifier les souvenirs d’un passé, qui révèlent une vie profondément imprégnée de musique, d’art et de littérature. Ce qui compte pour l’auteur, c’est de retracer le destin humain à travers des points de vue à la fois intérieurs et extérieurs. Le romancier se fait connaître par ses personnages et par leur création. C’est dans l’écriture qu’il se définit et c’est par elle qu’il reconstitue sa vie. L’oeuvre et le créateur sont ainsi réunis. le retour de personnages contribue à fonder cette union et la cohérence de l’ensemble romanesque.

La figure de la femme idéale est systématiquement incarnée dans la musique, l’art et la littérature. Selon notre romancier, ce n’est que dans l’oeuvre musicale, artistique ou littéraire qu’on peut la trouver ou la fixer. La recherche de la femme idéale devient pour l’homme une recherche de l’essence de la vie et de la création. On rêve de vivre toujours dans cette essence et de posséder l’éternité. En fait, la beauté, qu’il s’agisse de la femme, de la musique, de la peinture ou de la littérature, est une notion insaisissable, donc un piège. En profondeur, c’est une réflexion de l’écrivain sur la beauté. La quête de la femme et celle de la création aboutissent à la connaissance de soi-même. Il en va de même pour le désir d’embrasser le monde qui renvoie finalement à mieux connaître le sens de l’existence humaine.

L’alliance du mythe et du texte trouve son accomplissement dans l’univers romanesque fondé sur le mythe de la métamorphose. La réécriture du mythe a pour but non seulement de convertir le mythe en écriture, mais aussi d’explorer la quête de l’homme. Par le biais des figures mythiques telles que Don Juan, Pandore, Hélène, le romancier insiste sur la problématique de la recherche perpétuelle de l’être humain. Le mythe est pour lui une approche de l’absolu et de l’éternité.

Le monde qu’embrassent notre écrivain et ses personnages est paradoxalement marqué par la coexistence de l’imaginaire et de la réalité, qui révèle tous les problèmes auxquels l’homme doit faire face. Les préoccupations et les angoisses des personnages consistent dans leur combat contre l’impuissance à créer, la vieillesse et la mort. Il existe à la fois une vision pessimiste et une autre optimiste: le suicide ou la survie après l’échec. Presque tous les livres ont abouti à l’échec, et presque tous les héros ont connu une éducation sentimentale manquée. Le romancier donne une réflexion sur l’échec et sur la mort. Ce qui compte pour lui, c’est le renouvellement ou le pouvoir d’entreprendre quelque chose après l’échec. Le contexte historique vise à souligner la réalité, et l’ambivalence entre l’acceptation et la contestation montre qu’on doit vivre avec si l’on n’est pas en mesure d’établir une conciliation.

Si P.-J. Remy met constamment en relief le rapport entre la musique et l’écriture, entre la peinture et la littérature, c’est pour présenter la rencontre et l’échange des éléments imaginaires ouverts l’un sur l’autre. Par leur interférence, il arrive à révéler l’enjeu commun des oeuvres imaginaires. Sa passion pour la musique, l’art et la littérature est tellement profonde qu’elle fait partie de sa vie, comme il l’a avoué lui-même: “Je ne peux pas vivre sans musique, sans peinture, sans poésie, sans roman, ça fait partie de mon univers” 227 . Selon lui, le roman ne serait pas limité au cadre littéraire, il doit franchir les frontières. Il est évident que son oeuvre présente une tentative d’intégration de l’art dans la littérature. C’est pourquoi il a cité de nombreux musiciens, peintres, sculpteurs, architectes, comédiens et écrivains. C’est pourquoi ses personnages parcourent le monde et se plongent inlassablement dans des réalisations concernant la musique, la photographie, la peinture, la sculpture, la construction, le théâtre ou la littérature.

Chez notre romancier, la magie de la musique peut tout engendrer et tout représenter. Le rapport entre la musique et les personnages

témoigne du rôle privilégié de la musique dans l’expression des sentiments et dans l’écriture. L’image picturale est particulièrement l’expression d’une nécessité poétique. Elle n’est pas seulement image, mais se traduit en signes, un moyen d’appropriation à la fois du réel et de l’imaginaire. Elle est l’acte magique de transmutation du réel extérieur en réel intérieur, de l’imaginaire en oeuvre.

La sculpture exerce également un pouvoir sur son écriture et contribue par la convergence à construire son univers romanesque. Selon Proust, l’art est plus réel que la vie. Nous dirions que, d’après P.-J. Remy, l’art étant une nécessité pour l’existence de l’homme, il sert plutôt à incarner la vie humaine. Ce qui compte pour lui, c’est l’alliance de la musique, de l’art et de la littérature. Ce sur quoi il insiste, c’est le caractère de l’acte créateur. De ce fait, l’écrivain-créateur se sent lui-même mis en question. En dehors de tout cela, il n’y a que jeux. La portée de cette alliance est partout présente dans l’oeuvre.

En trouvant dans l’art l’idéale confusion de l’image et de la réalité, le romancier exprime l’espoir d’établir par les mots dans l’art la demeure de la création. Par l’incarnation de la musique et de la peinture dans la littérature, il fait de celle-ci une représentation générale. L’art est pour lui génératrice de vitalité. On remarque sa façon de jouir de la sensibilité à l’art et d’en cristalliser des idées. Ses personnages errent sans cesse dans le monde en quête d’une incarnation possible.

P.-J. Remy remplit également une fonction privilégiée consacrée à maîtriser le temps. Son écriture permet de revenir en arrière pour revivre les souvenirs et le passé. Dans son univers, la mémoire et le réel s’entrelacent, le passé et le présent se mêlent. Les souvenirs sont ressentis comme les points de fixation de la vie, comme les éléments indispensables pour revivifier l’énergie et retrouver le sens de l’existence. Le romancier qui éprouve une sensibilité particulière pour le passé construit une oeuvre double face: le passé renvoyé au présent et le souvenir à la réalité; face au double regard: le regard historique restituant le passé et le regard contemporain saisissant la réalité du monde que l’homme tente d’embrasser.

L’éternité est constamment évoquée dans l’opposition du réel et de l’irréel. La femme idéale, la musique, l’art et la littérature sont tous pris dans un système sans fin. On ne peut trouver le bonheur et l’amour que dans l’écriture, et celle-ci reflète finalement la vie même. Selon notre romancier, si l’on veut retrouver la temporalité, il faut ressaisir le passé aboli par l’oubli ou par la mort. Ainsi, il évoque le passé dans et par la femme, l’art, l’espace, l’écriture.

Amoureux des voyages, P.-J. Remy puise sans relâche l’inspiration de son écriture dans les cultures différentes et dans les lieux fascinants. Chez lui, le lieu peut servir de lien nécessaire entre le passé et le présent, la jeunesse et la vieillesse, tout en exerçant le pouvoir magique de rajeunir le personnage et lui redonner de l’énergie. Les villes comme Pékin, Londres, Florence, Rome, Venise, Ferrare, etc. sont à la fois mythiques, merveilleuses, fantastiques et hostiles. C’est par cette ambiguïté que l’on découvre leur double face, toujours liée au monde et finalement renvoyée à celle de l’homme. Le parcours géographique entre l’exil et le lieu est également un parcours de l’écriture. La problématique du lieu et celle de l’écriture se recoupent dans l’oeuvre, et le rapport à l’espace est en fait le rapport à l’image et au temps.

La structure et la forme de l’écriture se caractérisent par la multiplicité et la diversité auxquelles le romancier s’attache dans l’intention de présenter des récits à formes multiples: temporelle, linéaire, fragmentaire, dialogiquée, épistolaire, poétique, et même onirique. Tout son art de l’écriture consiste à créer par diverses formes la fresque, tant réelle que fictive, dont les images se reflètent les unes dans les autres. Au fond, le créateur se trouve en quête d’une vérité unique, mais multiforme, qui est la nécessité d’écrire, condition de survie, assurance de son univers.

“J’écris pour vivre. Parce que c’est un besoin” (RV 215). La nécessité d’écrire est particulièrement mise en évidence par P.-J. Remy. Il est clair que la littérature n’est pas la seule solution pour transformer la vie de l’homme. Pourtant, pour notre romancier, la seule façon de survivre, c’est probablement d’écrire, puisque la littérature permet à l’homme de sortir de lui-même. Si l’on perd la capacité d’écrire, on se trouve dans l’impasse, la fin de la vie, rien de pire. Depuis que P.-J. Remy a été saisi par la vocation d’écrivain, il travaille de toutes ses forces. Ne plus écrire, c’est son angoisse la plus grande. La littérature représente toute sa vie, et le monde la source de son écriture. Ce n’est que dans l’écriture qu’on peut fixer l’existence ou restituer le passé et la vie. Ce que l’écrivain cherche sans arrêt à raconter et à montrer, c’est en fin de compte la raison de toute existence face au monde ou face au destin. Sa raison d’être, c’est écrire, ce qui est maintes fois affirmé et justifié dans son oeuvre.

La Comédie humaine de Balzac se présente comme un grand “tout”, dans lequel les livres s’unissent. On remarque chez P.-J. Remy l’ambition balzacienne de mettre le monde dans une oeuvre, de montrer sa totalité. Tous ses livres ne forment qu’une seule oeuvre. Oeuvre visant à évoquer l’ampleur des sujets et l’audace des desseins; oeuvre systématiquement mêlée au réel et à la fiction, extrêmement riche en aventures, où l’on voit les personnages partir à la recherche du temps et de l’inspiration et revenir avec la certitude du salut par la littérature.

Dans cet univers, romans, poésie, essais, articles de presse, organisent un jeu de réseaux, affranchi du temps et de l’espace. Cette oeuvre se lit dans la double perspective de la surface et de la profondeur, de la fausse lumière et de la véritable obscurité, de la stabilité et de l’errance, des expériences et du cheminement. Le romancier présente une oeuvre qui n’a pas un centre, mais plusieurs qui se déplacent au fur et à mesure que sa “petite comédie” se développe.

En réalité, son oeuvre ne se laisse pas définir, parce qu’elle est ambiguë et ambivalente: l’auteur est à la fois homme de la singularité et de la pluralité; les personnages évoluent constamment entre l’unité et la multiplicité. Dans cet univers, les personnages se complètent d’un roman à l’autre, les passions les animent, les thèmes les rassemblent. On sait que Balzac “veut une unité où se reflète la plénitude universelle” 228 , et que P.-J. Remy nous donne une oeuvre où la diversité est intégrée à l’unité, et l’un au multiple.

P.-J. Remy n’est pas un styliste ni un penseur de la littérature. Son oeuvre tente seulement de raconter les choses de notre temps et le monde où nous vivons, en témoignant d’un cheminement parcouru par un créateur inlassable. Les livres qui forment un tout sont le reflet d’une existence vécue. Ils permettent une approche sur la composition même de l’oeuvre. Selon notre auteur, la littérature fait partie de la comédie où tout écrivain se joue devant soi-même, et elle engage l’écrivain dans un combat comme toutes nos comédies nous engagent dans la vie.

Pour terminer cette analyse, on aimera citer la synthèse faite par l’auteur lui-même sur la création de son propre univers:

‘“Un monde que, de livre en livre, j’essaie de construire, avec ses paysages qui, de Pékin à Londres, de Provence en Auvergne, de Basse-Autriche en Toscane, en passant et repassant par Paris, se répètent et se complètent; un monde avec ses angoisses et ses passions qui reviennent de livre en livre, la politique et les complots, l’exil, la musique, le théâtre, des visages de femmes, la quête désespérée d’un bonheur; des intrigues qui frôlent le mélo parce que le mélodrame c’est encore notre vie.” (CEA 10)’

Notes
227.

cf. Entretien avec P.-J. Remy du 11 janvier 1996, p.447.

228.

Gaëtan Picon, L’Usage de la lecture, Mercure de France, 1979, p.325.