Entretien avec Pierre-Jean Remy
Le 2 juillet 1993 à l’UNESCO, Paris
- Xu: Pourriez-vous définir d’abord le sujet principal de votre livre intitulé Chine?
- P.-J.R: D’abord, c’est un livre qui n’est pas venu tout seul. C’est un livre qui est un peu la suite d’un autre livre qui s’appelle Le Sac duPalais d’Eté.
- Xu: On sait que l’exil est le sujet essentiel de ce livre.
- P.-J.R:Le Sac du Palais d’Eté, c’est au fond un thème sur l’exil et sur un certain nombre d’Occidentaux, pour qui la Chine, surtout dans les années dix, trente, quarante et soixante, est l’exil le plus total qui se puisse imaginer. Et vingt ans après Le Sac du Palais d’Eté, dans Chine, j’ai voulu reprendre un certain nombre de ces personnages pour lesquels l’expérience chinoise de cet exil était tellement forte, tellement profonde qu’ils vivent dans la nostalgie de la Chine qu’ils ont connue. Donc, après avoir été exilé en Chine, exilé loin de leur pays, loin de leur société, dans Le Sac du Palais d’Eté, dans Chine, ils sont ensuite exilés loin de la Chine, loin de ce qui a été l’expérience la plus importante de leur vie, qui était leur séjour chinois. Donc, c’est une sorte de pendant, de revers, de deuxième aspect de l’idée d’exil et de Chine.
- Xu: Claudel a écrit dans Le Soulier de Satin: “Que j’aime ce million de choses ensemble!” Et vous avez aussi rassemblé dans ce livre beaucoup de choses et de thèmes. Votre livre peut être considéré comme un grand spectacle.
- P.-J.R: C’est vrai que j’aime beaucoup écrire. D’une manière générale, on m’a reproché d’écrire trop de livres et des livres trop gros. C’est un péché que j’assume complètement. J’aime dire beaucoup de choses. J’aime brasser beaucoup de choses. Ça, c’est le point de départ. Le deuxième point, c’est qu’il m’a paru intéressant de parler de la Chine d’aujourd’hui, Chine à l’époque où j’ai écrit le livre, c’est-à-dire il y a trois ou quatre ans, avec une multitude de points de vue, qui sont, soit des points de vue de gens qui ont été en Chine, soit des points de vue de gens dont le métier est de réfléchir sur la Chine, soit des points de vue de gens qui sont complètement à l’extérieur de la Chine, et qui brusquement se trouvent confrontés avec des éléments précis qui sont des événements qui se sont déroulés en Chine, à la place Tian An Men, etc., et qui étaient complètement à l’extérieur, qui ont une réaction complètement extérieure aussi. Ça m’a intéressé d’avoir cette multitude de points de vue. Alors, ça m’a intéressé aussi de le voir, comme vous dites, comme un spectacle, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui sont des acteurs directs, qui participent à cette aventure chinoise, que ce soit les diplomates, que ce soit les journalistes, etc. et puis il y a des gens qui la mettent en scène presque, soit des écrivains douteux qui en tirent des profits en écrivant des choses, soit des hommes de théâtre comme le personnage qui s’appelle Lavenant dans le livre. Et le livre est dédié à Antoine Vitez. C’était un homme de théâtre qui est mort il y a quelques années, que j’admirais beaucoup, qui était un grand génie, et qui reprenait un mot d’Aragon, selon lequel il fallait “faire théâtre de tout”. Vitez a dit “faire théâtre de la vie”. Je crois que j’ai essayé de faire théâtre de la Chine.
- Xu: Votre art de la représentation est remarquable. Il intègre et incarne presque tout: la musique, le cinéma, le théâtre, la photographie, le roman … En fait, je trouve qu’il y a une puissance d’écriture. Ce qui compte finalement, c’est l’écriture née dans le roman même. Car le roman peut tout englober et représenter. Donc, le roman a un pouvoir privilégié.
- P.-J.R: Je crois que le théâtre peut tout dire, le roman aussi peut tout dire. Je ne sais pas si j’ai une puissance d’écriture, mais j’ai une puissance de travail, du fait que je peux travailler beaucoup et avec acharnement. Et c’est vrai que parlant d’un événement, parlant d’un pays, je n’imagine pas de le raconter sans avoir recours à toute une série de références qui sont des références proches, qui sont des références, de la musique, aussi du théâtre. La musique tient une grande place dans ma vie. Je fais la critique de disques. Il y avait une époque où j’ai beaucoup écrit sur la musique. Le cinéma a tenu il y a très longtemps une très grande place dans ma vie. […] Maintenant je suis en train de renouer avec. Je travaille sur une question précise qui est la critique cinématographique. En France, il y a eu une grande critique cinématographique qui s’est développée beaucoup autour des Cahiersdu Cinéma dans les années cinquante et soixante. Ça m’intéresse beaucoup de travailler dessus. Le cinéma compte beaucoup pour moi, je pense que parler de quelque chose qu’on aime et qu’on connaît, ça vaut mieux. Parlons d’Italie, par exemple, je ne pourrais pas parler d’Italie sans parler des musées italiens, sans parler des musiques italiennes, sans parler de Rossellini, ou d’Antonioni. Voilà, tout ça, c’est un tout. Et j’aime mettre en scène ce tout.
- Xu: On remarque aussi qu’il y a un lien étroit entre la création artistique et celle de littérature. Vous avez essayé de montrer des méthodes de création.
- P.-J.R: Oui, c’est-à-dire j’ai ma méthode à moi pour écrire depuis longtemps, qui consiste à analyser le traitement d’un sujet sur tous ses aspects, un personnage sous tous ses aspects: faire des dizaines, des centaines, des milliers de petites fiches. Ensuite, il y a un moment où un événement créatif se produit, je mets tout ça en ordre. Donc, j’ai effectivement une méthode de travail qui est une méthode de création artistique. Je crois que j’essaie d’exposer.
- Xu: Ce que vous avez cherché, c’est peut-être la représentation par une multitude de voies. On remarque que vous rassemblez tout dans votre roman.
- P.-J.R: Je crois que c’est quelque chose qui existe quand même déjà. Il y a un certain nombre d’écrivains, en particulier, John Dos Passos aux Etats-Unis, Jules Romains en France qui ont développé cette multiplicité de points de vue. John Dos Passos est très connu en France, je pense, il est international, Jules Romains l’est peut-être un peu moins. Mais il a écrit cette énorme fresque qui s’appelle Les Hommes de bonne volonté en vingt-six ou vingt-sept volumes, où il raconte la vie d’un siècle. Et avant, dans un plus petit livre qui s’appelait Mort de quelqu’un, il avait inventé ce qu’il appelait l’unanimisme, c’est-à-dire la mort d’un bonhomme qui s’est jeté du haut de la coupole du Panthéon était vue à la fois par l’épicier du coin, qui l’avait vu tomber, par le gardien du musée, qui l’avait vu monter, par sa femme […] Je crois que j’ai essayé d’avoir cette multiplicité de points de vue, c’est-à-dire que chacun apporte sa petite touche à ce que peut être la Chine. Dans Le Sac du Palais d’Eté, je me disais que je serais bien incapable de parler de la Chine, moi, Jean-Pierre Angremy ou Pierre-Jean Remy. Parce que c’est trop tard, parce que je ne suis pas un spécialiste du domaine. Donc, au lieu d’en parler moi-même, je laisse beaucoup de gens en parler, et c’est cette multiplicité de petites vérités, que je crois des vérités ou de gros mensonges pour certains, que je présente comme des gros mensonges, qui sont des voix qui s’élèvent pour parler sur la Chine.
- Xu: Vous cherchez aussi une adaptation avec la complexité du monde, avec diverses aventures humaines.
- P.-J.R: Je crois que c’est ça. Je crois qu’en fait, il n’existe pas un point de vue qui soit une vérité, il n’y a pas une aventure individuelle. J’aime mieux le monde en divers, le monde en multiple. J’ai essayé de répondre à cette multiplicité par cette multitude de points de vue, de jugements, de vérités et de contre-vérités.
- Xu: En ce qui concerne la structure, les brèves séquences, la succession rapide pour fixer des moments, on trouve un effet de cinématographie, un effet d’instantanéité.
- P.-J.R: Je pense que Chine est le dernier de mes livres dans lequel on voit cela d’une manière précise. C’était une des idées ou une manière de travailler que j’ai développée depuis une vingtaine d’années. Maintenant je suis peut-être un petit peu en train de changer. Mais je pensais que je ne voulais surtout pas que mes personnages réfléchissent. Je ne voulais pas réfléchir à leur place. Donc, je les montrais en train de faire des choses, un peu en béhavioriste, ou je les montrais, ou je les écoutais en train de parler. Donc, il y avait une multiplicité de scènes dans lesquelles j’ai décrit l’action d’un personnage, la rencontre ou la conversation. Mais ce sont, comme vous l’avez dit effectivement, des instantanés, soit d’images, soit de dialogue. Mais c’est très peu une réflexion. J’en profite pour vous dire une chose qui est le problème de construction du livre. Ce livre est construit exactement comme est construit Le Sac du Palais d’Eté, c’est-à-dire, la construction et l’apparition de personnages sont les mêmes. Chaque personnage est un peu un double de l’autre. Simon et Guillaume sont des doubles. Chaque fois je fais apparaître un double. Le premier chapitre a un seul personnage, Simon, après, il y en a deux, c’est Simon et Guillaume, après, il y en a quatre, après il y en a huit, et après il y en a seize. Voyez, chaque fois je fais apparaître un personnage qui est un double. C’est une manière complètement artificielle, mais qui me permet de maîtriser mes personnages. Je parle du plus important pour en arriver à un autre.
- Xu:La photographie est soulignée dans le livre. Elle montre un témoin du passé, de l’histoire. Y a-t-il encore un sens profond derrière la photo?
- P.-J.R: La photographie compte beaucoup pour moi, puisque j’avais écrit un roman, il y a deux ans, qui s’appelle De la Photographieconsidérée comme un assassinat […]. Donc, la photographie pour moi joue un rôle très important, peut-être plus que la télévision, plus que la vidéo, plus que le reportage. Parce que la vidéo, c’est la vérité dans sa durée qui la prive au fond de son, qui ne fait pas de choix, ou le choix est fait pour nous, pour être détourné. Alors, je crois que la photographie, c’est la vérité instantanée qui est peut-être un mensonge absolu. […] On fait ce qu’on veut avec une photographie. C’est un moyen de servir à corroborer une thèse. Moi-même, je prends beaucoup de photographies. J’ai écrit tout un livre qui s’appelle Des Châteaux enAllemagne qui se passe dans l’Allemagne du XVIIIe siècle. Parce que pendant cinq ou six ans, je passais quinze jours tous les ans en Bavière, et je revenais tout le temps visiter des églises, des châteaux, des monastères, des bibliothèques. Je photographiais beaucoup. Et je n’avais jamais classé ces photographies. Le jour où j’ai voulu les reprendre, j’ai eu cent cinquante rouleaux de photographies. Je ne savais plus ce que c’était. Ça m’a donné l’idée d’écrire l’histoire d’un monsieur qui peignait des fresques, tout le temps les mêmes sur des murs.
- Xu: Vous êtes passionné de musique. Vous avez cité des morceaux musicaux dans ce livre, notamment la chaconne de Bach.
- P.-J.R: Oui. Je suis effectivement passionné de musique. Moi, je ne suis pas musicien, je ne suis pas un professionnel. Donc, il y a différentes strates dans l’amour de la musique. Pendant très longtemps, c’était l’opéra, et puis après c’est devenu les “lieder”, le “lied”, et puis c’est devenu la musique de chambre. J’ai eu une très grande période de Sonates et Partitas pour violoncelle de Bach, qui avait longtemps été une passion, et qui est une passion associée avec des souvenirs très précis. Je ne me souviens plus d’ailleurs dans le livre si j’ai fait allusion, mais il se trouve que j’allais beaucoup dans un château en Normandie où il y avait des violonistes, en particulier, une violoniste américaine, un violoniste français, une violoncelliste chinoise. Toutes les suites de Bach pour violoncelle sont liées pour moi à cette chinoise, comme la chaconne de la deuxième partitas de Bach est liée pour moi à cette petite américaine. D’abord, c’est le morceau le plus long du point de vue de durée, des différents mouvements, des différentes parties, des six sonates de partitas, et c’est un morceau superbe que j’écoute beaucoup, que j’écoute jouer tantôt par des musiciens contemporains, tantôt par des violonistes anciens. J’en ai un enregistré par Menuhin quand il avait une quinzaine d’années. C’est un morceau qui me parle beaucoup.
- Xu: Est-ce que vous avez l’intention de faire retentir la musique dans l’imagination du lecteur?
- P.-J.R: C’est ce que je veux essayer de faire. Oui, absolument. Certains critiques trouvent que j’en fais trop.
- Xu: Pas mal de vos personnages veulent écrire quelque chose. Par exemple, Chessman cherche tout le temps le sujet de son roman. Il n’arrive pas à finir son gros roman. Il se sent impuissant, incapable d’y parvenir. Obsédé par ce livre, il a finalement brûlé tous les manuscrits. Son échec signifie-t-il quelque chose? L’impuissance humaine? Ou bien, l’impuissance à écrire? Est-ce que cela souligne le problème de l’écriture et celui de la représentation?
- P.-J.R: Oui. Je crois qu’il y a plusieurs choses. Il y a d’abord le fait que je ne dis pas que j’ai des théories, à peine que j’ai des idées. Mais je pense que l’art, que ce soit l’écriture, que ce soit la peinture, que ce soit la musique, est la seule chose qui dure quand nous sommes tous disparus. Je pense que les tableaux de la Renaissance italienne durent plus longtemps que leurs Médicis. Donc, je pense que l’art est le seul moyen de rester. De là à franchir une étape et à dire que l’art est le seul moyen de survivre, c’est bien évident. De là à dire que l’art est le seul moyen de se sauver, qu’il peut y avoir une rédemption par l’art, que nous sommes des êtres pauvres, lâches, velléitaires, et que la seule chose de bien en nous, c’est une aspiration, l’aspiration esthétique, l’aspiration à vouloir créer, je crois que j’ai franchi ce pas. Comme je suis quand même écrivain, je crois qu’en ce qui me concerne, je crois en cette idée peut-être une sorte de rédemption, de manière de se sauver grâce à l’écriture. Ça, c’est le premier point. Et face à ce désir d’écriture, il y a ceux qui réussissent et qui sont sauvés, et ceux qui ne réussissent pas et qui sont les damnés, les perdus. Je pense que Chessman pour moi, c’est à la fois un impuissant physique, un impuissant à écrire. C’est un homme qui se rend compte de l’échec de sa vie. En ce moment, je suis en train d’écrire un autre livre que je veux très ambitieux. Je ne sais pas si j’y arriverai. C’est sur l’Europe. C’est l’histoire d’un diplomate qui n’a jamais été un très bon diplomate, n’a jamais réussi, n’a jamais eu un grand poste, qui s’intéresse à l’Europe, qui aurait voulu être partout en Europe, et qui n’y est jamais arrivé. Sa seule manière de se sauver, c’est peut-être qu’il sera le seul homme à pouvoir écrire après l’échec (1).
- Xu: Il y a des passages du Sac du Palais d’Eté qui réapparaissent dans Chine, par exemple, la rencontre du président Mao avec Otrick, le séjour de Simon, d’Otrick et de Clawdia dans un temple. Pourquoi y a-t-il cette répétition?
- P.-J.R: Oui, je l’ai fait exprès. D’abord, c’étaient des scènes qui étaient capitales pour Le Sac du Palais d’Eté, qui étaient capitales aussi pour ------------------------------------------------------
- (1) Il s’agit de Désir d’Europe.
- Chine. Donc, premier point, ce n’était pas la peine de les réécrire puisqu’elles s’écrivaient déjà. Deuxième point, il y a un petit peu un jeu de la même manière que dans Le Sac du Palais d’Eté. Il y a des passages concernant les personnages de Patrick, de Guillaume qui sont tirés de mon deuxième roman qui s’appelle Midi ou l’attentat, et qui se passait en Algérie. Donc, voilà il y a un jeu.
- Xu: Il y a toujours une haine entre le père et le fils, pourquoi? Est-ce que le temps et l’espace sont mis en question? Car le père et le fils ne vivent pas ensemble. Ils sont toujours séparés.
- P.-J.R: Je crois que c’est aussi comme pour l’écriture. Je pense que, d’une certaine façon, le fils est une manière de sauver le père, ou le fils est une sorte de rédemption du père. Il y a ceux qui sont sauvés et ceux qui ne le sont pas. Vous avez relevé surtout la haine. Je crois que vous pouvez écrire aussi l’amour. En tout cas, c’est très important de se survivre. On se survit par un roman, on se survit par un fils ou par une fille.
- Xu:Malraux a écrit dans La Condition humaine: “Plus il y a de blessés, plus l’insurrection approche, plus on se couche.” Pourquoi M. Liu et Chessman ont-ils finalement choisi un hôtel-bordel à Hong Kong? Je trouve qu’il y a peut-être une allégorie. Car d’un côté, c’est l’événement de la place Tian An Men, de l’autre côté, on se réfugie dans un bordel. Est-ce que le bordel signifie un des derniers havres de paix, de repos? Il y a aussi une passivité totale. Est-ce qu’il y a une descente à la fin du roman, c’est-à-dire, on descend vers les bas-fonds?
- P.-J.R: Oui, peut-être. Mais, en réalité la raison du bordel de Hong Kong pour M. Liu et Chessman est tout à fait différente. Comme vous le dites, il y a des passages entiers du Sac du Palais d’Eté, le bordel de Hong Kong, M. Liu et Chessman, c’est un autre livre que j’ai écrit, qui s’appelle Une Mort sale. C’est mon troisième ou quatrième roman qui se passe à Hong Kong, dans un bordel. C’est M. Liu et un type qui s’appelle Jean Chayral qui est Français, c’est exactement la même chose que John Chessman. Donc, c’est un peu une référence. J’ai simplement déplacé la scène dans le temps, puisqu’Une Mort sale a été écrit à la fin des années soixante, et se passe effectivement dans un bordel à Hong Kong, d’où l’on voit les Américains qui partent pour le Vietnam. Mon personnage John Chessman qui s’appelle Jean Chayral dans le livre a une haine violente pour ces soldats, ces grands géants américains qui vont détruire, etc. Le bordel en question, c’est le lieu où tout se termine. Alors, M. Liu va se suicider dans ce bordel. Il mourra d’une mort propre. Et Jean Chayral, le héros du livre, mourra lentement d’un cancer. Ce sera une mort sale. C’est un peu la mort future de Chessman. C’est peut-être la mort un peu sale de l’Occident. […] Dans ce livre, tout ce qui est resté à Jean Chayral, c’était la tendresse énorme qu’il avait pour une petite prostituée chinoise, qui finalement disparaissait, parce qu’elle était vendue par la patronne du bordel. C’était le dernier lien qui lui restait avec lui-même. C’était une tendresse. Il se trouve que j’aime beaucoup les femmes.
- Xu: On remarque aussi l’amour impossible dans ce livre. Par exemple, Clawdia a finalement quitté Chessman, Marianne a abandonné Simon, Meilin a disparu lorsque Guillaume voulait se marier avec elle.
- P.-J.R: Oui, ça fait partie des données, je crois, non seulement romanesques, mais de l’univers psychologique. Là, mon dernier roman qui vient de sortir, qui s’appelle Qui trop embrasse, raconte l’histoire d’un homme de quarante ans, qui tout d’un coup découvre qu’il a peut-être une fille de seize ans. […] On va lui faire un procès pour qu’il reconnaisse cette jeune fille comme sa fille. Il refuse de la reconnaître, parce qu’il croit que ce n’est pas vrai, parce qu’il tombe amoureux d’elle. Donc, il veut montrer que ce n’est pas sa fille.
- Xu: Et que signifie la vie à trois entre Henrietta, Hessing et Yasmina? Est-ce qu’il y a une conciliation de races, de religions?
- P.-J.R: Ce n’est pas du tout ni race ni religion. C’est simplement que je pense qu’il peut y avoir des couples qui sont tellement forts que lorsque l’un d’entre eux sent qu’il s’affaiblit, il introduit un troisième élément pour que l’élément sain du couple ne soit pas seul, et qu’il survive. Effectivement, dans ce cas précis, c’est aussi la rencontre des races. Henrietta admet Yasmina parce qu’elle apporte du sang arabe et autre chose.
- Xu: A propos du rôle des femmes dans ce livre, la femme devient en fait médiatrice entre l’homme et l’oeuvre puisque le personnage-écrivain cherche auprès de la femme une source de création.
- P.-J.R: Je crois qu’il y a beaucoup de choses. D’une part, la femme peut être une source de création, dans mon esprit au moins et pour mes personnages, et dans le même temps aussi, la femme permet la création, parce qu’elle est là, parce qu’elle apporte quelque chose en plus, soit du repos, soit de l’excitation […]. Et troisième chose, pendant des années, j’ai cru que j’écrivais uniquement pour être plus séduisant auprès des femmes.
- Xu: Il y a une petite fille muette chez Young à Hong Kong. Est-ce qu’il y a une pureté enfantine et féminine?
- P.-J.R: Oui, je crois. J’ai voulu montrer une pureté. En dépit de toutes les blessures physiques, de toutes les blessures peut-être faites à l’innocence de cette enfant, il reste une pureté. Là aussi, c’est une référence à un autre livre qui est un livre que je ne donnerai jamais, qui n’est pas convenable, qui s’appelle Rose et Carla. Vous ne l’avez jamais vu. Mais, il a paru sous un autre nom, je vous le dis, sous le nom de Nicolas Meilcour. Il raconte deux histoires: la première qui se passe à Londres, c’est l’histoire de Rose, la deuxième qui se passe à Hong Kong, c’est l’histoire de Carla. C’est l’histoire effectivement d’une petite fille. Mais, ce n’est pas un bon livre.
- Xu: Pourquoi la disparition de cette petite fille a-t-elle causé le suicide de Young?
- P.-J.R: Parce que de la même façon dont j’ai parlé de la petite prostituée dans Une Mort sale, c’est le seul élément qui raccrochait Young à quelque chose. Young est quelqu’un qui ne s’estimait pas beaucoup. La seule chose qui restait pour lui, la fascination, l’intérêt, c’était l’observation de cette petite fille, et la tendresse, cet amour qu’il avait pour cette petite fille.
- Xu: Il y a un passage au Yemen où une jeune fille voilée qui conduit Hessing à sa chambre d’hôtel. Je trouve que dans ce cas-là, on balance entre le réel et l’irréel.
- P.-J.R: Maintenant je vous dirai la vérité. C’est une histoire qui m’est véritablement arrivée il y a quatre ou cinq ans. J’étais au Yemen, dans cette ville de Chahara. J’étais à l’époque directeur général des Relations culturelles au Quai d’Orsay. J’ai fait une mission au Yemen, où j’ai été accueilli par l’ambassadeur, sa femme et le conseiller culturel. Nous sommes allés nous promener pendant trois jours dans le Nord du Yemen. Quand nous sommes arrivés à Chahara, la ville que j’ai décrite, qui est extraordinaire, tout le monde, l’ambassadeur, sa femme, tous sont allés dans un hôtel, dans une auberge où il y a des voûtes, et où tout le monde couchait dans la même chambre. Comme j’étais le chef de la délégation, j’avais droit à une seule chambre, à ma chambre tout seule. Il y avait une petite fille voilée qui m’a conduit à ma chambre, qui a relevé son voile une seconde, qui m’a fait des signes extraordinaires. Je l’ai un peu attendue, puis, je me suis endormi. Quand je me suis réveillé le lendemain, il y avait un petit miroir à côté de mon oreiller. Elle était venue pendant la nuit. Voilà l’histoire est vraie. […] C’est toujours la médiation des femmes. J’ai gardé un tas de souvenirs du Yemen. Mon plus grand souvenir, c’est le sourire de cette petite fille et le lendemain matin le miroir.
- Xu: Pourriez-vous parler un peu de votre manière d’écrire?
- P.-J.R: Je vais peut-être vous raconter comment j’écris, c’est-à-dire ce système de partir d’une idée, la Chine, d’inventer des personnages, qui sont tous plus ou moins réels, qui sont inspirés plus ou moins de quelqu’un. Presque tous sont inspirés: Hessing est inspiré de quelqu’un, le directeur d’Asie est inspiré, il le sait très bien, de notre actuel ambassadeur à Pékin, Claude Martin, qui est en ce moment à Pékin, et qui apparaît sous le nom de Jacques Benoist dans le livre. Il le sait très bien, c’est lui. Voilà, je m’inspire de tas de personnages. Après, je fais des fiches, de grandes feuilles sur les personnages, et j’essaie de faire de la matière, de créer de la matière, d’accumuler les choses, de rajouter des tableaux, des tas d’idées. Ensuite, je clarifie ces idées. Je fais des fiches. J’ai de grands bacs dans lesquels il y a tout ce qui concerne Jacques Benoist, tout ce qui concerne Meilin, etc. Une fois que j’ai choisi tout ce qui pourrait m’être utile, je passe huit jours peut-être avec toutes mes fiches, tous mes bacs à essayer de construire à peu près en ayant une trame. La trame, c’est un personnage, deux personnages, quatre personnages. En fonction de ça, je construis mes feuilles. J’ai toutes ces petites fiches. J’ai trois mille fiches qui sont dans un ordre différent. Je les mets dans un ordre qui correspondra à peu près à l’ordre où elles apparaîtront dans le livre. A ce moment-là, j’ai à nouveau des bacs dans lesquels j’ai trois mille fiches. Je pense qu’un ordinateur serait très bien. Mais je ne sais pas m’en servir. J’ai donc trois bacs de mille fiches, qui sont le roman en fiches comme ça. Alors, à ce moment-là, je passe par autre phase, sans laquelle je ne pourrai pas écrire le livre, parce que je ne me le représenterais pas en fiches. Je recopie ces fiches sur des tableaux avec des colonnes par personnage. Et je les fais apparaître en laissant chaque fois un peu d’espace. Donc, j’ai toute la construction du livre qui est là. Et une fois que toute la construction est faite, un peu parcellaire, je revois tout ça pour donner une unité, une dynamique. Et je reproduis mon tableau. Après, j’écris le livre, soit suivant l’ordre du tableau, de la première à la dernière fiche, soit en faisant par moments toutes les fiches concernant Meilin, toutes les fiches concernant Jacques. Ensuite, je fais un montage comme au cinéma. Quand c’est dactylographié, je barre, je coupe. C’est un travail très manuel.
- Xu: Mais en apparence dans votre livre, il n’y a pas de composition itinéraire, pas d’unité. C’est plutôt un travail que vous demandez au lecteur de réfléchir après la lecture.
- P.-J.R: C’est très grave si en apparence il n’y a pas d’unité, parce que je voudrais quand même qu’il y ait une unité.
- Xu: Mais seulement après la lecture, on a une unité globale de ce livre.
- P.-J.R: C’est ça. L’unité apparaît peu à peu.
- ( D’après l’entretien avec P.-J. Remy )