INTRODUCTION

Dès le titre, le lecteur s’interroge : pourquoi le « forçat » doit-il être « innocent », « les amis inconnus » et la « mémoire » « oublieuse »1 ? Ailleurs sont proposés des « Poèmes de l’humour triste »2 ou un « Nocturne en plein jour »3. Certes, les termes réunis dans ces titres ne sont pas forcément incompatibles, mais à coup sûr ils révèlent — et de par leur place, ils annoncent — un trait stylistique remarquable : la logique du texte portera l’un vers l’autre deux lexèmes situés aux deux extrêmes d’un même champ lexical.

Faut-il voir dans ce goût des contradictions — fussent-elles purement formelles — un trait fondamental de la poésie de Supervielle ? De nombreux écrivains et critiques, en la définissant par des formules de même nature, invitent à le penser. Pour Luc Estang, Supervielle « ‘allie comme personne la familiarité à la solennité’ »4, opinion partagée par Marcel Jouhandeau, pour qui « ‘coexistent en lui l’homme le plus familier qui soit et un personnage légendaire’ »5 et par Florence de Lussy : « ‘[ici] l’intime est grandiose et le grandiose devient familier’ »6. De même, Robert Mallet juge son ‘« univers aussi fabuleux que familier’ »7. Les formules se font écho : « ‘Sa limpidité est mystérieuse ; son évidence est celle des énigmes’ » (Gérard Farasse)8 ; « ‘Il s’étonne / à la vue des choses familières’ » (Alain Lambert)9 et il en découle ‘« un monde infiniment simple et secret par la vertu de cette simplicité même’ » (Pierre Hourcade)10 ; « ‘le réel est si familier du mystère’ » (Pierre Emmanuel)11 qu’inversement « ‘l’insolite ou le merveilleux prennent un aspect familier’ » (Tineke Kingma Eijgendaal)12. Devant cette « ‘poésie clairement mystérieuse’ »13, Robert Vivier risque un néologisme : Supervielle, selon lui, « ‘trouve le solite insolite’ »14. Même ambivalence lorsqu’il s’agit de situer le poète ou sa poésie : ‘« Il a été résolument d’un autre âge, mais infailliblement de son temps’ », estime Claude Roy15, tandis que Jean Cocteau relève « ‘ce quelque chose d’étranger qui donne une grande noblesse à son oeuvre, l’éloigne de nous et l’en rapproche’ »16. Philippe Jaccottet confirme : « ‘Jules Supervielle, poète proche et lointain’ »17. 18

Cette abondance a un sens. La très haute fréquence du procédé montre à l’évidence le caractère quasi compulsif, du moins la prégnance des séquences antinomiques dès qu’il est question de Supervielle. En somme, cette profusion laisse à penser que le discours critique s’est approprié un trait stylistique du poète, le désignant par là comme capital.

Quel terme utiliser pour désigner ce procédé ? D’une extension large sans être lâche, il devra englober des actualisations très différentes. Le mot de paradoxe, grâce à ses acceptions «à tiroirs », semble remplir cette condition. En effet, du sens étymologique19 ( « ‘opinion contraire aux vues communément admises’ »20) en découle un second ( « ‘être, chose ou fait qui paraissent défier la logique parce qu’ils présentent en eux-mêmes des aspects contradictoires’ »21) susceptible d’inclure par extension toute forme langagière contenant à première vue une contradiction.

Cela dit, contradiction et paradoxe ne peuvent être confondus. La spécificité du second apparaîtra par comparaison. Sachant que la contradiction résulte de « ‘l’opposition entre deux propositions dont l’une affirme ce que l’autre nie’ »22, on confrontera les deux notions sous l’angle de la logique, puis de la rhétorique.

Pour le logicien Quine, elles sont indissociables : « ‘L’antinomie [qu’il ne distingue pas du paradoxe] produit une contradiction en suivant les modes admis de raisonnement’ »23 La démarche semble correcte, mais elle conduit à un résultat « notoirement faux »24, ainsi qu’on a pu le dire des paradoxes logiques de Zénon. Yves Barel précise :

‘Comme catégorie logique, on le sait, le paradoxe est un raisonnement parvenant à des résultats notoirement faux ou absurdes, ou bien contradictoires entre eux ou avec les prémisses du raisonnement, en dépit d’une absence réelle ou apparente de faute de logique dans le raisonnement25.’

Au regard de la logique, paradoxe et contradiction sont donc intimement liés. Pour les distinguer, la rhétorique oppose la perception immédiate à la réflexion en faisant observer qu’il y a souvent de l’une à l’autre aussi loin que du faux-semblant à la vérité. Le paradoxe devient ainsi, selon les termes d’Henri Morier, une « affirmation qui, au premier abord, paraît choquante ou absurde, mais qui, à la réflexion, est conforme à la réalité »26. Le défi au bon sens demande à être dépassé. Derrière la rencontre lexicale apparemment « absurde » s’entrevoit un message cohérent. Mieux, ce qui semblait obscur s’avère lumineux dès que le lecteur s’est élevé de la lettre à l’esprit27, ainsi que le texte l’y invitait. Le paradoxe se veut porteur — sinon créateur — de sens, sa forme antinomique ne bloque pas la communication. Bien au contraire, elle l’enrichit en la projetant sur un autre plan où les apparences contradictoires tombent d’elles-mêmes. Grâce à cet « artifice de langage », écrivait Fontanier,

des idées et des mots, ordinairement opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure réciproquement, ils frappent l’intelligence par le plus étonnant accord.28

Loin d’être une impasse sémantique qui disqualifierait le texte, le paradoxe l’élève jusqu’au point idéel où se perçoivent l’unité derrière l’antinomie, l’harmonie par-delà la dissonance. C’est peu dire qu’il n’entrave pas la communication ; à travers lui, le prétendu non-sens prend ‘« le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique’ »29. Certes, les structures sont identiques : dans les deux cas se produit une vive tension entre les niveaux syntaxique et lexical — par exemple lorsque la syntaxe relie ce que le lexique oppose. Mais seul le paradoxe tire de cette distorsion un sens frappant et finalement cohérent. Ainsi, écrivait Fontanier, dans le vers d’Athalie :

‘« Pour réparer des ans l’irréparable outrage »
Réparer pour Tâcher de réparer, ou pour Réparer en apparence : voilà ce qu’on entend tout de suite, et ce qui fait que réparer et irréparable, non-seulement ne jurent point ensemble, mais s’accordent même à merveille.30

Cette analyse ne fait cependant pas l’unanimité. Rompant avec la doxa rhétorique, Ronald Landheer et Paul J. Smith estiment que l’opposition laisse des traces dans le discours après s’être résolue sémantiquement :

‘ le paradoxe provoque dans le discours une tension communicative, qui, pour être « canalisée », ne disparaît jamais tout à fait31. ’

Nous verrons si les paradoxes supervielliens exemplifient et accréditent l’une ou l’autre ou bien l’une et l’autre de ces conceptions.

Quoi qu’il en soit, on voit que la distinction entre paradoxe et contradiction se fonde exclusivement sur le sens. Il s’ensuit que la perception d’une même séquence32 variera en fonction de paramètres pragmatiques. Dans une bouche enfantine, amis inconnus passera pour un lapsus ou une incohérence, au mieux pour une trouvaille fortuite, un « mot d’enfant ». Sous une grille de mots croisés, la formule devient une énigme à résoudre. Sur la couverture d’un recueil de poèmes, c’est une invitation un peu mystérieuse à la lecture en même temps que l’annonce du registre où s’inscrira le livre : par-delà les apparences et les données immédiates de l’expérience. Bref, seul le recours au sens et donc à la situation de communication permettra de distinguer entre paradoxe et contradiction.

Une autre comparaison nous permettra de mieux cerner la spécificité du paradoxe. La confusion est fréquente avec l’alliance de mots, qui réunit des termes jugés d’ordinaire incompatibles ; le Petit Robert en donne la définition suivante : « ‘rapprochement audacieux de mots’ »33. Certes, les deux figures rassemblent ce que le code sépare. Sont-elles pour autant équivalentes ? En fait, la définition de l’alliance de mots inclut le paradoxe, mais ne s’y limite pas. Plus large mais aussi plus vague, elle englobe aussi bien des paradoxes canoniques que des séquences moins rigoureusement construites. S’y retrouvent l’oxymore, parcouru par le même axe sémantique34, comme les rencontres lexicales d’où n’émerge aucune isotopie, bref, « silence assourdissant » avec « maigre délice ». Or leur organisation sémantique ne permet pas de confondre ces deux séquences. Seule la première répond à la fois aux deux définitions de l’alliance de mots et du paradoxe, puisque les termes « audacieusement rapprochés » s’indexent sur la même isotopie (audible vs inaudible). Dans la suivante, en revanche, le premier terme renvoie à la quantité, le second à la qualité. Aucun « axe sémantique » ne vient traverser la formule pour la doter d’une continuité explicite jusque dans l’incohérence. La séquence s’inscrit en deçà du paradoxe35.

Une isotopie nettement perceptible est ici un critère capital. De fait, c’est elle qui donne à la séquence paradoxale, outre sa spécificité, son statut au sein de la grammaire du texte. Par l’axe sémantique qui la sous-tend, elle affirme sans ambages l’originalité du code textuel en élargissant à l’extrême le champ des possibles, ou pour rester sur le terrain de la linguistique, la combinatoire lexicale. Décrire un référent comme simultanément plein et vide ou chaud et froid, c’est en effet s’engager plus loin dans la subversion langagière que d’évoquer une arche aveugle ou, par métaphore, des flocons de sable. Le paradoxe mène à son terme la démarche amorcée dans l’alliance de mots en suspendant expressément un principe fondateur de l’architecture du sens dans le code général : la loi de non-contradiction. À charge pour lui, en se répétant — et en tissant des relations avec le microcontexte —, de proclamer la grammaticalité de son fonctionnement logico-sémantique au regard du code textuel.36

Un autre principe fondamental pour la construction du sens sera trangressé par le paradoxe. Dans la langue, la cohérence sémantique s’exerce notamment au travers de relations univoques : de même qu’un schéma actantiel ne se lit pas dans n’importe quel sens, la causalité voire la transitivité notées A => B n’admettent pas forcément la réciproque. Dans le texte, en revanche, est appliquée une loi spécifique de réversibilité des relations tenues ailleurs pour univoques. Désignons par C => D et E => F deux schémas fonctionnant unilatéralement dans la langue, actualisés par exemple dans La reine commande à ses abeilles et La lumière de l’étoile traverse l’obscurité. À l’inverse du code général, le texte acceptera les suites D => C ou F => E, voire C=> F et E => D si dans le poème ces schémas sont jumelés.

Bref, le discours paradoxal ne se limite pas aux formules canoniques du type A non A (« Nocturne en plein jour », « amis inconnus », etc.). Comme l’ont souligné Ronald Landheer et Paul J. Smith, « diverses figures rhétoriques peuvent articuler le paradoxe »37. C’est du reste cette diversité qui rend nécessaire une délimitation stricte de l’ensemble à prendre en compte, même s’il doit subsister une part non négligeable de subjectivité :

‘Décider si tel énoncé est paradoxal ou non est très souvent une question d’interprétation.38

Situé au centre de la « constellation » du paradoxe, l’oxymore ne prête évidemment pas à discussion. Selon la définition d’Henri Morier, il consiste à relier ‘« deux mots contradictoires, l’un paraissant exclure logiquement l’autre’ »39, comme dans silence éloquent 40. Glissant du rapport de contradiction à celui de contrariété, Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov y voient une « ‘mise en relation syntaxique (coordination, détermination, etc.) de deux antonymes’ »41. Selon le Groupe µ, enfin, il se définit « ‘par sa juxtaposition isotope et sa composition allotope’ »42, autrement dit par un rapport de vive tension entre le même et l’autre. Dans la poésie de Supervielle, il constituera la forme de paradoxe la plus immédiatement perceptible en même temps que la plus conforme à la tradition.

Mais bien d’autres exemples moins canoniques entreront dans notre corpus si l’on se réfère aux critères élaborés plus haut. Ainsi seront dites paradoxales les formules qui, au même titre que l’oxymore, témoignent — et d’ailleurs résultent — d’une profonde distorsion entre syntaxe et lexique et dont les constituants s’inscrivent sur la même isotopie. On retiendra donc d’une part les séquences où un sémème est privé de son sème nucléaire (ex. : fleuve sans eau, forêt sans arbres 43), d’autre part celles qui inversent des relations fonctionnant unilatéralement dans le code général (ex. : La poule poursuit le renard) ou qui opèrent une permutation au sein d’une paire de binômes actant => procès également tenus pour univoques (ex. : La fourmi chante et la cigale fait des réserves pour l’hiver)44.

Ces quelques exemples donnent à lire en transparence les matrices logiques sous-jacentes. Deux modèles présentant un degré d’élaboration différent se dessinent : le premier actualise un principe disjonctif (il opère la disjonction du conjoint), le second un principe permutatif (il consiste en un échange de traits sémiques entre deux lexèmes). Ces deux modèles produiront deux sous-groupes distincts, mais relevant du même ensemble, celui des paradoxes dissociatifs.

Face à ces formules, le texte met en oeuvre un principe conjonctif formalisable en conjonction du disjoint, notamment — mais non exclusivement — à travers l’oxymore : la logique textuelle consiste alors à inclure des termes issus des deux extrêmes d’un même champ lexical au sein d’une structure syntaxique à valeur conjonctive.

Deux ensembles, donc, l’un dissociatif, l’autre conjonctif, que des configurations très variées vont actualiser. À ce propos se pose un nouveau problème de délimitation de corpus. Défini par Ronald Landheer et Paul J. Smith comme une « ‘entité phrastique, transphrastique, textuelle’ »45, le paradoxe peut fort bien s’appuyer sur des éléments situés dans des poèmes, voire dans des recueils différents. Ceci soulève évidemment une importante question d’ordre méthodologique. On peut en effet s’interroger sur la perceptibilité et donc sur l’efficacité du phénomène dans ce cas de figure. Autrement dit, est-il légitime de postuler que certaines relations paradoxales n’apparaissent qu’à la lecture du recueil, voire de l’oeuvre intégrale ? N’est-ce pas faire fi d’une caractéristique essentielle du paradoxe dont les éléments, par définition, se donnent à lire simultanément46 pour que le conflit logico-sémantique puisse être résolu ? Il n’empêche que les configurations transtextuelles manifestent la même logique que les séquences linéaires et qu’en outre, les relations qu’elles impliquent participent à la structuration du texte en induisant des mises en regard et des oppositions annonciatrices de complémentarités. Quelle position adopter, par conséquent ? Au regard de la perceptibilité, il est clair que seules pourront être retenues les séquences et les formes en pointillé inscrites dans un espace très limité. Mais puisque la nature des configurations transtextuelles et leur rôle au sein de l’ensemble texte les rattachent à la constellation du paradoxe, elles ne sauraient être écartées de notre corpus. La logique commandera donc de les prendre en compte tout en leur reconnaissant un statut particulier.

Avant d’entrer dans l’analyse, il importe au demeurant de rechercher les fondements de la pratique du paradoxe chez Supervielle, quelles qu’en soient les formes. Pendant sa longue carrière, le poète est toujours resté fidèle aux structures paradoxales, même si leur signification a pu évoluer au fil des recueils. Une telle constance est la marque d’une pratique essentielle, liée étroitement à l’écriture poétique. Essentielle et nécessaire. Il s’agira donc en premier lieu d’identifier les traits de la poétique de Supervielle qui démontrent par induction la nécessité des figures paradoxales. Notre démarche pourra se comparer à celle de l’amateur de puzzle en quête d’une pièce. Pour se la représenter, il commence par bien observer les pièces voisines. La part d’inconnu se réduit peu à peu, tandis que l’élément manquant se définit in absentia avec une précision croissante. Tel cette pièce dessinée par les contours mêmes du manque qu’elle seule pourra combler, le paradoxe est déterminé par la poétique qui le contient et par les traits spécifiques qu’il prolonge : dans les deux cas, l’élément permet à l’ensemble d’être complet, mais ce dernier lui fournit en retour sa raison d’être, son sens.

Une fois les fondements du paradoxe mis au jour et sa nécessité établie dans la poétique de Supervielle, ses différentes manifestations seront décrites selon la typologie esquissée plus haut. L’étude des séquences dissociatives — regroupant, on l’a vu, des formules disjonctives et permutatives — sera suivie de celle des configurations conjonctives. Chaque fois, après examen de la matrice logique, seront répertoriées ses actualisations dans le texte. Par quels biais la syntaxe47 et le lexique concourent-ils à la « production » des paradoxes ? Quelle peut être la longueur d’une séquence paradoxale ? Quelle sera sa place dans le poème ou le recueil ? Enfin, des relations se dessinent-elles entre la fréquence ou la tonalité de ces formules et les niveaux prosodique et phonétique, et ceux-ci peuvent-ils, le cas échéant, fournir l’un des « ingrédients » de la figure ? Ces différentes questions précéderont une analyse de l’organisation thématique propre à chaque type de paradoxe. Enfin, nous inclurons dans notre description les configurations non linéaires, extraséquentielles, qui traversent tout le poème ou la section, sans oublier celles qui émergent à la seule lecture du recueil ou de l’oeuvre.

Mais le paradoxe ne saurait se définir uniquement par ses actualisations. Les rapports qu’il entretient avec le contexte sont également porteurs de sens. Ceci pose une nouvelle question de méthode. En effet, pourquoi partir de la figure pour envisager ensuite ses relations avec le contexte si celles-ci interviennent dans la construction du sens ? Peut-on procéder ainsi sans tomber dans l’artifice ? En fait, la démarche se justifie par l’abondance des séquences qui, au fil des pages, composent un discours original — en même temps que chacune d’elles accepte avec le microcontexte des négociations ponctuelles. Et ce discours, au bout du compte, dit quelque chose, et d’une manière qui lui est propre. Aussi convient-il de le décrire d’abord pour lui-même dans ses parties constitutives, afin qu’apparaissent les forces contraires qui le parcourent et les tentations qui le divisent. En somme, les configurations paradoxales présenteraient « deux dimensions complémentaires », pour reprendre l’expression de Michele Prandi. Celui-ci porte d’ailleurs sur la nécessité de distinguer entre le trope envisagé pour lui-même et sa valeur en contexte un jugement qui s’applique parfaitement au paradoxe :

‘L’un des obstacles principaux sur le chemin d’une analyse linguistique des tropes est certainement représenté par la tendance à ignorer la distinction entre la structure sémantique d’un trope — la mise en forme du conflit conceptuel dans l’énoncé tropique — et la valeur de message que le trope acquiert une fois qu’il est interprété dans un contexte donné.48

Reste que la même expression paradoxale sera perçue différemment selon que l’environnement la prépare, l’atténue, l’explique ou qu’à l’inverse le conflit sémantique s’affiche sans ménagement. À travers ces différences se posera le problème central du statut de la figure. Le poème va-t-il accepter la logique paradoxale ou préférera-t-il, à travers diverses stratégies, et notamment grâce au contexte, en imposer une autre qui menace moins sa cohérence ? Dans ce cas, pourquoi « joue-t-il avec le feu » du paradoxe ? Derrière ces questions auxquelles tentera de répondre l’avant-dernier chapitre se profile déjà celle de la fonction — ou des fonctions du paradoxe dans la poétique où il se déploie.

Quel est en effet son rôle dans le code textuel, compte tenu d’une part de sa propre tradition, d’autre part des enjeux spécifiques de l’écriture poétique chez Supervielle ? Le dernier chapitre nous conduira à dégager les fonctions du paradoxe dans l’économie du texte, mais aussi à apprécier sa contribution à la logique poétique, qui, dans sa dynamique, permet l’articulation d’objectifs apparemment contradictoires et le dialogue intime, intriqué et permanent des voix de la dualité et de l’unité. Cette étude du rôle, ou plutôt des rôles du paradoxe soulèvera en outre la question des variations historiques, car on peut légitimement supposer, devant des fonctions aussi radicalement différentes, que l’accent s’est déplacé de l’une à l’autre au fil des recueils. Enfin, il conviendra de définir le rôle du paradoxe dans la production et dans l’organisation du texte en précisant comment il s’inscrit dans le procès sémiotique. L’importance d’un phénomène se jugeant à ses conséquences, il s’agira en somme de mesurer la part prise par le paradoxe dans la constitution d’un langage original et de découvrir si grâce à lui le poète atteint — ou du moins approche — les objectifs qu’il assigne à la poésie.

Notes
1.

Une fois que sa poésie lui est devenue familière, le lecteur, au contraire, reconnaît le poète à ses titres : « le forçat est innocent, ce qui n’étonne pas chez un poète avec un goût pour les titres à oxymore comme Les Amis inconnus et Oublieuse mémoire », note James A. Hiddleston dans « Supervielle, le Forçat innocent », (La Nouvelle Revue française, n° 408, 1987, p. 61) ; de même, Jerzy Lis observe : « Nous connaissons bien la prédilection de Supervielle pour les antinomies qui lui permettent de traiter “le forçat d’innocent, les amis d’inconnus et la mémoire d’oublieuse” » (« Le mouvement dans le théâtre de Supervielle », Studia Romanica Posnaniensia, vol. IX, 1983, p. 20).

2.

Parus en janvier 1919 dans une édition à tirage réduit (À la belle édition), Les Poèmes de l’humour triste ont ensuite été intégrés aux Poèmes publiés quelques mois plus tard (en mai 1919) chez Eugène Figuière.

3.

In La Fable du monde, p. 373-386.

4.

Le Figaro littéraire, 10 août 1957.

5.

Livres de France, 8e année, n° 2, février 1957.

6.

Jules Supervielle, poète intime et légendaire Exposition du centenaire, Paris, Bibliothèque Nationale, 1984, p. 41.

7.

« Jules Supervielle ou le merveilleux serrurier », Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud - Jean-Louis Barrault, 3e cahier, 14e année, déc. 1955, p. 55.

8.

« Quelques preuves de l’existence de Supervielle », Europe, n° 792, avril 1995, p. 35.

9.

« L’Homme de la haute mer », Europe, n° cité, p. 90.

10.

« Jules Supervielle, poète de la mort et de la vie », Rivages, Lisbonne, octobre 1956 ; cité par Étiemble dans son Supervielle, Gallimard, « La Bibliothèque idéale », 1960, p. 288.

11.

Cité par Étiemble, op. cit., p. 280.

12.

« La polarité existentielle et la dialectique poétique chez Supervielle », in L’étranger dans la littérature française, Cahiers de Recherches des Instituts Néerlandais de Langue et de Littérature Françaises, n° 20, 1989, p. 76.

13.

Robert Vivier, Lire Supervielle, José Corti, 1971, p. 144.

14.

Ibid., p. 65. La formule, au demeurant, a peut-être été inspirée par un texte de Supervielle, « L’Insolite et le solite », inédit jusqu’à sa publication in Étiemble, op. cit., p. 238.

15.

« Hommage à Supervielle », La Nouvelle Revue française, 8e année, n° 94, 1er octobre 1960, p. 716.

16.

« Un paysan du ciel », La Nouvelle Revue française, n° cité, p. 599.

17.

« Vieillesse du poète », in Une transaction secrète, Gallimard, 1987, p. 216.

18.

De même, quiconque rechercherait « l’homme et l’oeuvre » dans le discours critique ferait moisson de formules antinomiques. Présenté comme « un homme qui reste lui-même tout en changeant sous nos yeux » (J. Tardieu, « Figures de Supervielle », N.R.F., n° cité, p. 589), un « anarchisto-classique » (Étiemble, op. cit., p. 104), ou un « visionnaire demeuré lucide » (J. Tordjman, «Témoignage », in Reconnaissance à Supervielle, Regains, n° 21, été-automne 1938, p. 106), le poète inspire aux critiques des métaphores contrastées : « hautain et familier berger » (M.-L. David, « Centenaire de la naissance de Supervielle », La Revue des deux mondes, décembre 1984, p. 611), « orage pacifique » (L. Émié, « Ode à Jules Supervielle », Regains, n° cité, p. 71), « éléphant et papillon sous la même enveloppe » (G. Schéhadé, « Portrait de Jules », N.R.F., n° 20, 1er août 1954, p. 199)... Le portrait pourrait se poursuivre ainsi : d’une « gravité légère » (P. Jaccottet, L’Entretien des M uses, Gallimard, 1968, p. 29), il « se souvient comme par oubli » (M. Blanchot, N . R . F ., n° 94, 1er oct. 1960, p. 752) ; chez lui « le pessimiste ne s’est pas tu et ce fut là son optimisme » (R. Vivier, Lire Supervielle, José Corti, 1971, p. 196). Ici on relève sa « grandiose humilité » (R. Sabatier, La Poésie du vingtième siècle, I Tradition et évolution, Albin Michel, 1982, p. 371), là « son élégance un peu gauche » (J. Gaucheron, « Le personnage poétique de Supervielle », Europe, n° 569, sept. 1976, p. 165). Les « silences sont parlants » (M. Collot, in Jules Supervielle, Pléiade, préface, p. XXXVI, « le mystère est intelligible » (J. Piétri, « D’exil, d’enfance et de ciel dégrisé », La Nouvelle Revue de Paris, n° 11, sept. 1987, p. 57) et « la nuit éclairante » (A. Rolland de Renéville, « L’expérience de Jules Supervielle », Monde nouveau, n° 89, juin 1955, p. 171) chez ce poète qui « nous rend le cosmos intime » (G. Marcel, « J’ai lu », N.R.F., n° 94, p. 775) à travers « la plus inattendue humanisation de l’inhumain » (L.-G. Gros, « Jules Supervielle », Regains, n° cité, p. 8-9). « Intimisme métaphysique ? » peut hasarder Robert Vivier, conscient de l’ambivalence de sa formule, et par là de sa pertinence : « Elle semblera peut-être contradictoire dans les termes, mais c’est justement là la particularité de Supervielle » (R. Vivier, op. cit., p. 63).

Le chant est jugé « simple mais raffiné, travaillé, mais pur » (A. Miquel, in Jules Supervielle, poète intime et légendaire, op. cit., avant-propos, p. 8), « la voix enjouée et grave » (A. Mora, « Hommage à Jules Supervielle », Regains, n° cité, p. 42), « intime et étrangère » (M. Collot, loc., cit., p. XXXVII), « proche et distante, étrange et familière » (M. Collot, ibid., p. XXXVIII) ou « précautionneuse et libérée » (L. Estang, Le Figaro littéraire, 10 août 1957, p. 3), « le ton fluide et heurté » (ibid.) ou bien « retenu et ailé, tendre et moqueur, gauche et majestueux » (G.-E. Clancier, in Jules Supervielle, poète intime et légendaire, Préface, p. 9). La versification suscite des jugements de même nature : celle du Forçat innocent mêle « caprice et régularité » selon Tatiana W. Greene (Jules Supervielle, Droz & Minard, 1958, p. 160), tandis que Philippe Jaccottet exprime sa préférence en ces termes : « C’est lorsqu’il use du vers court, à mon goût, qu’il se rapproche le plus de sa vérité la plus intime et que, ne ressemblant plus qu’à lui-même, il devient tout à fait commun, merveilleusement simple et naturel » (P. Jaccottet, La Gazette de Lausanne, 30 mars 1957).

19.

Du grec paradoxon, « chose contraire à l’opinion », « neutre substantivé de l’adjectif paradoxos, contraire à l’attente ou à l’opinion commune, extraordinaire, de para, à côté et de doxa, opinion » (article « paradoxe », in Grand Larousse de la langue française).

20.

Ibid.

21.

Ibid.

22.

Ibid., art. « contradiction ».

23.

Willard van Orman Quine, « Paradox », in Scientific American, n° 206, 1962, p. 85.

24.

Ibid.

25.

Le Paradoxe et le Système, Essai sur le fantastique social, Presses Universitaires de Grenoble, 1979, p. 20.

26.

Dictionnaire de poétique et de rhétorique, P.U.F., 4e éd. revue et augmentée, 1989, art. « paradoxe ».

27.

En effet, « ce n’est pas sans un peu de réflexion que l’on peut bien saisir et fixer ce qu’il donne réellement à entendre » (Fontanier, article paradoxisme, Les Figures du discours, Flammarion, coll. « Champs », 1977, p. 137).

28.

Op. cit., p. 137.

29.

Ibid.

30.

Ibid., p. 139.

31.

« Présentation », Le paradoxe en linguistique et en littérature, Droz, 1996, p. 11.

32.

Nous entendons ce terme, ici et dans les emplois à venir, dans son sens linguistique : « suite ordonnée d’éléments » (J. Dubois, M. Giacomo et alii, Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973, p. 437).

33.

Cf. aussi Robert Électronique : « rapprochement (le plus ouvent inhabituel) de mots ».

34.

Cf. Greimas : « les oppositions [...] permettent de postuler un point de vue commun aux deux termes [...]. Nous proposons d’appeler axe sémantique ce dénominateur commun des deux termes, ce fond sur lequel se dégage l’articulation de la signification » (Sémantique structurale, Larousse, 1966, p. 21).

35.

Tout au plus pourrait-on la considérer — ainsi du reste que toute alliance de mots — comme un « paradoxe sémique » se déployant sur un axe construit à partir des unités de sens minimales : ici, en effet, l’axe trop juste (in « maigre ») vs qui comble (in « délice ») — ou plus largement, dysphorie-euphorie reste une catégorie inférieure au lexème. Mais si cette parenté n’est pas à négliger, elle ne nous dispense pas d’un distinguo rigoureux sous peine de diluer la spécificité des configurations paradoxales : en effet, le langage poétique se nourrit tellement d’alliances de mots que la figure en est quasiment indissociable et qu’elle appartient au code générique.

36.

On pourra certes objecter que ces infractions à la logique découlent de la nature même du code poétique en tant que « langage non régi par le principe de non-contradiction et donc non régi par la logique binaire » (Groupe µ, Rhétorique de la poésie, Éditions Complexe, 1977, p. 63). Cette liberté à l’égard de la logique constitue sans nul doute l’une des ressources du langage poétique, mais ne confondons pas le solfège et la partition : tous les poètes n’en font pas le même usage. Potentialité timidement exploitée par certains, elle se traduit chez d’autres, dont Supervielle, par une figure d’une fréquence extrêmement élevée et par là, hautement signifiante.

37.

Op. cit., p. 11.

38.

Paul J. Smith, ibid., p. 177.

39.

Op. cit., art. « oxymore ».

40.

Exemple donné par le Dictionnaire de Linguistique, op. cit., à l’article « oxymoron ».

41.

Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage, Éditions du Seuil, coll. Points, 1972, p. 354.

42.

Op. cit., p. 51.

43.

Il a semblé préférable de fabriquer ces exemples ainsi que les suivants plutôt que d’en emprunter dès à présent à Supervielle, ce qui aurait pu nous entraîner dans des considérations prématurées.

Notons que Paul J. Smith considère les séquences de ce type comme des oxymores. Après avoir analysé quelques formules canoniques (ex. : « pertes triomphantes »), il ajoute : « Outre cette catégorie d’oxymores, il en existe une autre [...] qui se laisse formuler comme suit : X est sans Y, alors que X implique Y » (« Paradoxe et discours chez Montaigne », in Le paradoxe en linguistique et en littérature, op. cit., p. 181). Quelques pages plus loin, les séquences construites selon ce modèle sont d’ailleurs appelées « oxymores en “sans” » (p. 187).

44.

Dans ces deux derniers exemples, la référence au code général présente l’inconvénient de faire intervenir en transparence les notions d’expérience et d’usage, ce qui reviendrait à juger de la poésie selon des critères non seulement antipoétiques, mais surtout non linguistiques. Cette difficulté théorique n’est pas insoluble : une analyse sémique, même incomplète, permet de rendre compte de la spécificité de ces deux séquences d’un point de vue strictement linguistique.

Ex. : poule et renard :

Traits sémiques concernés par la manipulation : - prédateur (P)

- victime des prédateurs (V)

Traits . liés sémantiquement : - au renard : P

- à la poule : V

attribués dans l’exemple : - au renard : V

- à la poule : P

Ex. cigale et fourmi :

Traits concernés par la manipulation : - travailleuse et prévoyante (TP)

- insouciante (I)

Traits . liés symboliquement : - à la fourmi : TP

- à la cigale : I

attribués dans l’exemple : - à la fourmi : I

- à la cigale : TP

45.

Op. cit, p. 8.

46.

Ou du moins dans un laps de temps extrêmement bref.

47.

En effet, le jugement de François Rastier sur le paradoxe chez Chamfort pourrait être généralisé (il s’applique en tout cas parfaitement à Supervielle) : «  le paradoxe, en tant que forme sémantique, peut se trouver réalisé dans diverses dispositions morphosyntaxiques » (« Chamfort : le sens du paradoxe », in R. Landheer et Paul J. Smith, op. cit., p. 131).

48.

Michele Prandi, Grammaire philosophique des tropes, Les Éditions de Minuit, coll. « Propositions », 1992, p. 135.