Mais l’enjeu du « rire » ou du « sourire » a changé au fil des recueils, ou plus précisément, selon les motivations. Celles-ci méritent d’être évoquées pour les aperçus qu’elles offrent sur les fondements du paradoxe : en effet, les pratiques ludique et paradoxale du langage ont à bien des égards des origines communes.
Dans Les Poèmes de l’humour triste, le jeu présente une double visée : dire la mélancolie et le désabusement et au-delà, afficher une fantaisie mêlée d’autodérision et d’élégance :
Cette fantaisie cultive la rupture de ton : psychiatre rime avec idolâtre 59, s’exalta avec taratata, horticole avec hyperbole et frivole 60. Mais à quoi bon ces dissonances61 et ces grincements ? L’angoisse se laissera-t-elle conjurer à si peu de frais ? Des sourires narquois ou des poses de dandy suffiront-ils à la tenir à distance ? La deuxième voix de « Dialogue conjugal » (celle de l’épouse, sans doute) connaît la réponse :
‘Taratata ! Quel jeu frivole !62 ’D’ailleurs, « Le Sonnet capital »63 , dédié à un bourreau, manifeste bien les limites de l’humour devant la mort et la souffrance humaine :
En effet, cette débauche de traits d’esprit ne parviendra pas à contenir l’émotion :
Jeu de désespéré, danse de l’esprit devant sa propre angoisse, la virtuosité s’efface un instant avant de produire une chute brusque et brillante comme celle du couperet :
Le jeu sur le langage — et sans doute ici sur l’intertexte ronsardien64 — aurait-il, pour finir, pris le dessus ? Peut-être, mais en même temps il vient de se heurter à ses limites, du moins sous sa forme d’alors. Car il reste pour l’heure jeu de convention et les influences se laissent identifier trop aisément :
‘L’on pourrait penser qu’il est prêt à se joindre aux doux fantaisistes dont il a, à ses débuts, le sourire doux-amer, le goût de quelques jongleries, cela qui ne ferait que le limiter.65 ’« — Valériane ou Véronal... », Poèmes, p. 78.
« Tu mourus de pansympathie... », Poèmes, p. 75.
« Le Front contre la vitre ou le Rondel qui n’en est pas un », Poèmes, p. 80.
« Dialogue conjugal », Poèmes, p. 80-81.
Cf. Hyun-Ja Kim Schmidt et Michel Collot dans la notice des « Poèmes de l’humour triste » in Pléiade : « Il [Supervielle] invente un lexique hétéroclite, qui mêle aux termes techniques et scientifiques les niveaux de langue les plus divers, du plus noble au plus prosaïque » (p. 682).
Poèmes, p. 81.
Poèmes, p. 91-92.
Cf. « Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que, vif et mort, ton corps ne soit que roses »
(Ronsard, « Sur la mort de Marie », OEuvres complètes, Pléiade, t. 1, p. 185).
Robert Sabatier, La Poésie du vingtième siècle, 1 - Tradition et Évolution, Albin Michel, p. 354. Quelques pages plus loin, Sabatier précise : « Le premier Supervielle est marqué par son compatriote de Montevideo Jules Laforgue » (p. 369). Ce jugement rejoint ceux de Joseph de Belleville : « [Supervielle] n’a pas en effet avec Laforgue la seule communauté d’une naissance à Montevideo, il a comme lui donné à l’humour une place de balancier poétique » (« Comparaisons », in « Reconnaissance à Supervielle », Regains, n° cité, p. 103) et de Claude Roy : « Il y a d’abord en Supervielle un jeune homme triste, comme presque tous les jeunes hommes, et un clown vacillant, qui doit son humour à Jules Laforgue » (« Supervielle et la métaphysique », in « Hommage à Supervielle », La Nouvelle Revue française, n° cité, p. 711).