2. « L’humour triste »

Mais l’enjeu du « rire » ou du « sourire » a changé au fil des recueils, ou plus précisément, selon les motivations. Celles-ci méritent d’être évoquées pour les aperçus qu’elles offrent sur les fondements du paradoxe : en effet, les pratiques ludique et paradoxale du langage ont à bien des égards des origines communes.

Dans Les Poèmes de l’humour triste, le jeu présente une double visée : dire la mélancolie et le désabusement et au-delà, afficher une fantaisie mêlée d’autodérision et d’élégance :

— Valériane ou Véronal?
— Bon élève en neurasthénie,
Premier accessit d’insomnie,
Prends donc le train pour n’importe où,
Fourre ta tête dans un trou57
Tu mourus de pansympathie,
Une maligne maladie58.

Cette fantaisie cultive la rupture de ton : psychiatre rime avec idolâtre 59, s’exalta avec taratata, horticole avec hyperbole et frivole 60. Mais à quoi bon ces dissonances61 et ces grincements ? L’angoisse se laissera-t-elle conjurer à si peu de frais ? Des sourires narquois ou des poses de dandy suffiront-ils à la tenir à distance ? La deuxième voix de « Dialogue conjugal » (celle de l’épouse, sans doute) connaît la réponse :

‘Taratata ! Quel jeu frivole !62

D’ailleurs, « Le Sonnet capital »63 , dédié à un bourreau, manifeste bien les limites de l’humour devant la mort et la souffrance humaine :

Les hautes oeuvres dont vous avez le souci,
Vous les exécutez en sage qui s’efface,
Et c’est sot de penser avec la populace
Que vous n’appréciez l’homme qu’en raccourci.
Vous avez des égards savants, des mots de grâce ;
Vous dites aux vieillards : « Ce jour vous rajeunit,
Les meilleurs jours sont ceux que point on ne finit » ;
Aux jeunes : « Il faut bien que jeunesse se passe. »

En effet, cette débauche de traits d’esprit ne parviendra pas à contenir l’émotion :

Mais à l’heure où le soir ramène le chagrin,
l’horrible souvenir du panier purpurin
Monte, et vous essuyez une larme d’apôtre...

Jeu de désespéré, danse de l’esprit devant sa propre angoisse, la virtuosité s’efface un instant avant de produire une chute brusque et brillante comme celle du couperet :

Je veux, sympathisant, vous offrir roses, lis,
Avec la pâquerette et le volubilis,
Que ce panier fleuri vous console de l’autre.

Le jeu sur le langage — et sans doute ici sur l’intertexte ronsardien64 — aurait-il, pour finir, pris le dessus ? Peut-être, mais en même temps il vient de se heurter à ses limites, du moins sous sa forme d’alors. Car il reste pour l’heure jeu de convention et les influences se laissent identifier trop aisément :

‘L’on pourrait penser qu’il est prêt à se joindre aux doux fantaisistes dont il a, à ses débuts, le sourire doux-amer, le goût de quelques jongleries, cela qui ne ferait que le limiter.65
Notes
57.

« — Valériane ou Véronal... », Poèmes, p. 78.

58.

« Tu mourus de pansympathie... », Poèmes, p. 75.

59.

« Le Front contre la vitre ou le Rondel qui n’en est pas un », Poèmes, p. 80.

60.

« Dialogue conjugal », Poèmes, p. 80-81.

61.

Cf. Hyun-Ja Kim Schmidt et Michel Collot dans la notice des « Poèmes de l’humour triste » in Pléiade : « Il [Supervielle] invente un lexique hétéroclite, qui mêle aux termes techniques et scientifiques les niveaux de langue les plus divers, du plus noble au plus prosaïque » (p. 682).

62.

Poèmes, p. 81.

63.

Poèmes, p. 91-92.

64.

Cf. « Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,

Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,

Afin que, vif et mort, ton corps ne soit que roses »

(Ronsard, « Sur la mort de Marie », OEuvres complètes, Pléiade, t. 1, p. 185).

65.

Robert Sabatier, La Poésie du vingtième siècle, 1 - Tradition et Évolution, Albin Michel, p. 354. Quelques pages plus loin, Sabatier précise : « Le premier Supervielle est marqué par son compatriote de Montevideo Jules Laforgue » (p. 369). Ce jugement rejoint ceux de Joseph de Belleville : « [Supervielle] n’a pas en effet avec Laforgue la seule communauté d’une naissance à Montevideo, il a comme lui donné à l’humour une place de balancier poétique » (« Comparaisons », in « Reconnaissance à Supervielle », Regains, n° cité, p. 103) et de Claude Roy : « Il y a d’abord en Supervielle un jeune homme triste, comme presque tous les jeunes hommes, et un clown vacillant, qui doit son humour à Jules Laforgue » (« Supervielle et la métaphysique », in « Hommage à Supervielle », La Nouvelle Revue française, n° cité, p. 711).