3. Évolution et diversification

Mais le poète va progressivement s’écarter de ses modèles et le jeu se doter de nouvelles règles. Certes, Supervielle ne cessera jamais tout à fait de jouer avec les signifiants, comme dans ce verset de Nocturne en plein jour :

‘En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant d’ombre66

ou dans ces deux hexasyllabes du « Mirliton magique » souvent cités pour leur espièglerie :

Seule la belle sut
Dire turlututu67.

Le jeu se complique parfois. Il devient jeu de miroirs lorsque dans un oeil de biche se reflète un cerf penché sur la rivière où il se désaltère. Alors surgit un « ‘calembour [qui] forme une espèce de reflet’ »68 :

Dans l’oeil de cette biche on voit
Un étang noir, une cabane
D’un autre monde diaphane
boit un cerf parmi ses bois 69.

Le poète ne renoncera pas non plus aux jeux sur les signifiés comme dans ces vers où le texte redéfinit les aires d’emploi des deux parasynonymes comprendre et saisir :

Tomberai-je avec ces mains
Qui me servent à comprendre
Encore plus qu’à saisir ?70

Mais ‘« dépassant la fantaisie, la transmuant en liberté’ »71, Supervielle va développer peu à peu un humour et un ton très personnels, comme on peut en juger dans « Ma dernière métamorphose », dont voici la dernière partie :

‘Soudain, je me sentis comblé. J’étais devenu un rhinocéros et trottais dans la brousse, engendrant autour de moi des cactus, des forêts humides, des étangs bourbeux où je plongeais avec délices. J’avais quitté la France sans m’en apercevoir et je traversais les steppes de l’Asie méridionale d’un pas d’hoplite qui aurait eu quatre petites pattes. Moi, si vulnérable d’habitude, je pouvais enfin affronter la lutte pour la vie avec de grandes chances de succès. Ma dernière métamorphose me paraissait tout à fait réussie jusqu’en ses profondeurs et tournait au chef-d’oeuvre, lorsque j’entendis distinctement deux vers de Mallarmé dans ma tête dure et cornée.
Décidément, tout était à recommencer.72

Deux isotopies très contrastées se rencontrent ici, l’une abondamment développée (« rhinocéros »), l’autre à peine esquissée (« poésie hermétique »). Le résultat est des plus insolites et témoigne, pour reprendre le mot de Claude Roy, de cette « liberté » gagnée sur les fantaisies trop voyantes des débuts. En fait, une pratique originale s’est inscrite dans le code textuel et à travers ces jeux s’en profilent d’autres bien plus audacieux qui réunissent par exemple l’avant et l’après, l’intérieur et l’extérieur, le mouvement et l’immobilité.

Notes
66.

« Dans cette grande maison que personne ne connaît... », La Fable du monde, p. 379.

67.

Le Corps tragique, p. 632. Étiemble a souligné ce goût pour les sonorités cocasses. Après avoir cité ces quelques vers du Corps tragique :

« Quand le cerveau gît dans sa grotte

où chauve-sourient les pensées

[...]

Quand les chats vous hantent, vous hantent,

Jusqu’à devenir chats-huants »

(« Quand le cerveau gît dans sa grotte... », p. 594),

il ajoute : « Jusqu’à son dernier souffle, Supervielle restera celui qui n’a pas honte de s’amuser, celui qui inventa l’esbaco et la tuvoire et qui doit à l’obsession de la glycothymoline le blicotimoli d’un de ses bons sauvages. », op. cit., p. 103.

68.

20 Jacques Robichez, « Gravitations » de Supervielle, CDU / SEDES, 1981, p. 38.

69.

« Commencements », Gravitations, p. 172.

70.

« Je suis seul sur l’océan... », La Fable du monde, p. 379-380.

71.

Claude Roy, Supervielle, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Seghers, 1949, p. 12.

72.

Le Corps tragique, p. 645.