A. Supervielle et l’esprit baroque

À ce propos, les affinités de Supervielle avec les poètes de l’âge baroque, eux-mêmes très sensibles au doute ontologique et férus de paradoxes, méritent qu’on s’y arrête.78 Dès 1938, Léon-Gabriel Gros estimait que « ‘le ton [de ’ ‘Gravitations’ ‘] évoque invinciblement certains poètes peu connus de la fin du XVIe siècle’ »79. Plus de vingt ans plus tard, André Pieyre de Mandiargues écrivait prudemment :

‘Qu’il y ait dans [l’]attitude [de Supervielle] une part d’esprit baroque ou précieux, qu’elle provienne de quelque façon des poètes de la fin du XVIe et du début du XVIIe pour lesquels Supervielle eut beaucoup d’admiration,[...] c’est possible.80

Plus catégorique, Robert Sabatier renchérit :

‘Souvent, dans Les Amis inconnus et ailleurs, on rencontre des paysages, des formules, des images qui témoignent d’une fraternité avec des confrères lointains de la Renaissance ou des premiers chants du siècle classique81,’

estimant qu’« il ‘existe [...] en Supervielle un poète pré-classique, comme Théophile de Viau, comme Tristan l’Hermite’ »82. « ‘Lorsque nous serons morts, nous parlerons de vie.’ » Attribuée à Tristan83, l’épigraphe de Gravitations semble étayer cette thèse, de même que certaines similitudes formelles (citons par exemple deux titres de tragi-comédies de l’âge baroque, L’Amante ennemie 84 et Les Innocens coupables 85, auxquels semblent faire écho ceux de Supervielle).

Plus en profondeur, des univers se répondent d’un siècle à l’autre, frappés d’incertitude jusque dans les objets qui les constituent. Ainsi, chez Supervielle :

Une à une les choses
Vont douter de leurs gonds86.

Les vers suivants montrent combien l’homme s’en trouve fragilisé, ou du moins réduit à une incertitude foncière :

Un coeur de l’an dernier ?
Un coeur de l’an prochain
Habite nos poitrines.

Le jeu — évidemment plus douloureux que sous les formes évoquées plus haut — consiste désormais à ne rien tenir pour certain, à troquer l’affirmation contre l’interrogation87 et à convertir les prétendues évidences en simples hypothèses. Comme les animaux, qui ont eux aussi du mal à persévérer dans leur être :

Ce loup de l’an dernier c’est le vent d’aujourd’hui
Et qui saura jamais ce qu’il va devenir ?88

l’homme voit ses repères emportés dans le flux général et une métamorphose n’est jamais à exclure89 :

Et l’on n’est sûr de rien, même pas des rochers,
Si vif est le penchant pour la métamorphose90
Chacun a toujours en lui
De quoi devenir autrui
Et peut par vent favorable
Naviguer vers d’autres fables91.

Le doute n’épargne pas l’énonciateur du poème, au point de faire écho au fameux « Am I myself ? » de La Comédie des erreurs de William Shakespeare. Le moi est pris de vertige : d’abord, où suis-je ?

Suis-je là-bas ou suis-je ici ?92
et au fond, qui suis-je ?93
Je me souviens — lorsque je parle ainsi
Ah saura-t-on jamais qui se souvient [?]94

L’identité de l’allocutaire n’échappe pas davantage au vertige général — ni, par voie de conséquence, la relation du je au vous 95 :

Mais vous, vous, qui me dira
A qui s’adresse ce vous ?
Je ne le sais qu’à demi
Car l’autre moitié varie96.

Notes
78.

Précisons toutefois qu’il s’agit seulement d’affinités. Celles-ci, bien que nombreuses et importantes, ne nous autorisent pas à pousser trop loin le parallèle. Il est clair, en effet, que l’esthétique de Supervielle — dont Étiemble résume l’évolution en ces termes : « Toujours plus de simplicité, de pureté, de conscience » — va à l’encontre de celle des poètes baroques. Aucun d’entre eux n’aurait du reste souscrit à ce jugement, pourtant paradoxal : « Il y a une façon de se dépouiller qui contribue à enrichir la personnalité » (« Prose et poésie — Entretiens avec Robert Mallet », in Étiemble, op. cit., p. 266).

79.

« Morale et poésie : Paul Éluard, Pierre-Jean Jouve, Jules Supervielle », Les Cahiers du Sud, décembre 1938, p. 873.

80.

« Note funèbre », La Nouvelle Revue française, n° 94, oct. 1960, p. 596.

81.

Op. cit., p. 362.

82.

Ibid.

83.

Dans sa lettre du 14 décembre 1925, Supervielle confie pourtant à Valery Larbaud : « J’ai cherché cet alexandrin, un peu rapidement il est vrai, dans l’édition de L’Hermite du Mercure de France (1909). Et en vain ! » Michel Collot ajoute : « Nous n’en avons, pour notre part, trouvé trace ni dans l’oeuvre de Tristan L’Hermite ni dans le livre de Nietzsche ; il correspond si bien à un thème essentiel du recueil, que Supervielle a pu l’inventer en croyant le citer... » (Pléiade, Notes et variantes, p. 729-730). Ce thème commun révélerait-il une profonde parenté entre les deux poètes ? Telle est l’opinion de Jerzy Lis : « Comme lui [Tristan l’Hermite], Supervielle est [...] le poète du mobile et du changement » (« Étapes de l’établissement des rapports moi-monde dans la poésie de Jules Supervielle », Studia Romanica Posnaniensia, vol. XV, Poznan, 1990, p. 168).

84.

Pièce de Sallebray citée par Jean Rousset dans La littérature de l’âge baroque en France, José Corti, 1954, p. 65.

85.

Pièce de Brosse citée par Jean Rousset, ibid.

86.

« Dans votre grand silence... », Le Forçat innocent, p. 250.

87.

D’après M. Matet, « le monde mental de Supervielle, n’est pas un monde de l’absolu ni du catégorique ; ce n’est pas le monde des affirmations définitives » (« Explication d’un poème de Supervielle : « Protégeons de la main ta lumière... », L’Information littéraire, n° 5, Paris, 1969, p. 242). Michel Collot va plus loin : « “Ne serais-je plus certain / Que des formes incertaines ?” [« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581] se demande Supervielle, et la tournure interrogative est chez lui presque plus naturelle que la forme affirmative » (Pléiade, Préface, p. XLI-XLII). Paul Viallaneix, quant à lui, avance une explication : c’est « l’habitude du voyage, comme la quête de la mère défunte, [qui] interdit à Supervielle, en le livrant aux écarts de la rêverie, de devenir un poète affirmatif » (Le Hors-venu ou le personnage poétique de Supervielle, Klincksieck, 1972, p. 24).

88.

« Vivre encore  », Les Amis inconnus, p. 325.

89.

Ce phénomène revêt une telle importance que trois poèmes et une section s’intitulent « Métamorphose(s) » : au singulier, Le Forçat innocent, p. 283, au pluriel, La Fable du monde, p. 392, Le Corps tragique, p. 618 et Naissances p. 543-549 ; cf. encore « Le Temps des métamorphoses », 1939-1945, p. 431 et « Ma dernière métamorphose », Le Corps tragique, p. 645.

90.

« L’Autre Amérique », Le Forçat innocent, p. 284.

91.

« Métamorphoses », Le Corps tragique, p. 618.

92.

« L’Étoile », Le Forçat innocent, p. 274.

93.

Gérard Farasse écrit à ce propos : « Qui suis-je ? semble-t-il toujours se demander, et même : suis-je bien assuré d’exister ? À force d’évoquer les fantômes, il est devenu fantôme lui-même :

Est-ce moi qui suis assis

Sur le talus de la nuit ?

Ce n’est pas même un ami.

C’est n’importe qui »

(« Quelques preuves de l’existence de Supervielle », Europe, n° 92, avril 1995, p. 37).

94.

« Je me souviens — lorque je parle ainsi... », Les Amis inconnus, p. 317. Cf. Robert Vivier : « L’étonnement interrogatif qu’éveille le surgissement de cet autre qui est moi peut traduire chez Supervielle un doute sur l’identité de sa propre personne » (op. cit., p. 137).

95.

À propos du poème de 1939-1945 intitulé « Plein ciel » (p. 438-439), Manfred Frank écrit : « Ce poème aurait également et d’une manière qui est à la mode pu être intitulé “Subversion du sujet dans l’acte d’énonciation”. Ce qui est présenté ici d’une manière très gracieuse et presque tendre, c’est la propre perte de celui qui dit “moi” à lui-même. Il semble qu’il ne peut pas maintenir son identité personnelle à l’intérieur du texte lyrique. [...] Et ce fossé remet en question le fait de savoir si celui qui vient à l’instant de parler est encore le même que celui qui parle à l’instant même. Cela vaut également pour le destinataire du message. Celui qui est visé par le discours se modifie (peut-être) lui aussi ; il devient quelqu’un d’autre, il échange son identité « en montant », c’est-à-dire en s’envolant vers l’imaginaire » (« Plurivocité et dis-simultanéité - Questions herméneutiques pour une théorie du texte littéraire », Revue internationale de Philosophie, n° 151, 1984, p. 429).

96.

« Je choisis un peuplier... », Le Forçat innocent, p. 256.