2. L’unité mise à mal

Pour faire pendant à cette lente construction, des forces de dispersion attaquent les êtres constitués ou les espaces continus et finissent par les mettre en pièces. Il peut alors rester bien peu de chose d’un continent :

Amérique devenue
Cette faible main de pierre
Séparée d’une statue114

ou même du sol qui nous portait, réduit au

[...] reste d’une statue
Sans bras, sans jambes et sans tête115.

Que nous annonce d’ailleurs le poème intitulé « Prophétie » ? Qu’une dernière fois, dans un avenir indéfini (« Un jour »), des lambeaux de notre réalité témoigneront que toute chose est vouée au morcellement et qu’en subsisteront seulement quelques bribes, parmi les moins prévisibles :

De toutes les maisons du monde
Ne durera plus qu’un balcon
Et de l’humaine mappemonde
Une tristesse sans plafond.
De feu l’Océan Atlantique
Un petit goût salé dans l’air,
Un poisson volant et magique
Qui ne saura rien de la mer.
D’un coupé de mil neuf cent cinq
(Les quatre roues et nul chemin !).
De Paris ne subsistera
[...] que l’odeur
Du ciel qui vous prend à la gorge
et
À la place de la forêt
Un chant d’oiseau s’élèvera116.

Selon un stéréotype issu du fond des âges, tout — et notamment les oeuvres humaines — est condamné à une destruction rapide, à l’exception peut-être de quelques fragments taillés dans les matériaux les plus résistants. Mais à l’évidence, le texte ne s’intéresse pas à ce poncif : curieux vestiges, en effet, que ce balcon, ce poisson volant ou ce chant d’oiseau. Ce n’est pas une loi de portée générale qui s’exprime dans ces vers, mais bien une propriété de l’univers poétique de Supervielle : de puissantes forces centrifuges s’y déploient et la partie n’y est pas foncièrement solidaire du tout117. Dans « La Ville des animaux », aucune individualité ne se dessine. Des bribes, des détails y ont conquis leur liberté et, curieusement, tiennent conseil :

C’est la ville des animaux
Ici les humains n’entrent guère.
Griffes de tigre, soies de porc
Brillent dans l’ombre, délibèrent118.

Même si l’on fait la part de la synecdoque, l’émiettement demeure : ce monde pourrait parfois se comparer à un puzzle dont les pièces, mystérieusement douées d’une volonté propre, aspireraient à un destin autonome119.

Cela ne va pas sans risques pour le promeneur trop confiant. La strophe que l’on vient de lire est suivie d’une ferme mise en garde : à fréquenter de trop près les animaux, nous risquons d’hériter de tel ou tel de leurs traits et d’y perdre notre identité. La menace est d’autant plus sérieuse qu’une débandade intérieure reste toujours possible, comme pour répondre aux dispersions extérieures. Car dans cet univers, tout homme porte en soi des animaux impatients de voir le jour et de s’affirmer à ses dépens :

N’essayons pas d’y pénétrer
Nous qui cachons plus d’une bête,
Poissons, iguanes, éperviers,
Qui voudraient tous montrer la tête.
Nous en sortirions en traînant
Un air tigré, une nageoire,
Ou la trompe d’un éléphant
Qui nous demanderait à boire120.

En outre, de même que la partie tend à se détacher du tout, la qualité peut s’abstraire de l’être ou de la chose121. Mal fixée, comme pourrait le dire un teinturier de la couleur d’un tissu, elle peut à tout moment se libérer de la substance et passer d’un objet sur l’autre. Cela va se traduire par des hypallages où l’expansion échappe au substantif que le contexte semblait lui assigner:

Tantôt bougie ou bien étoile qui grésille122
Et des oiseaux gardaient de leurs becs inconnus
L’arbre non saisonnier, comme en plein mois de mai123.

Le plus souvent, ces hypallages associent à des noms de choses des adjectifs ou des participes « humains », dont certains se rattachent par le sens à l’énonciateur. Le recueil Poèmes propose des « ‘cuivres démoralisés’ »124, des « ‘poignards lâches’ » et des « ‘fusils (...) stériles’ »125, et dans « Le Faon », un adjectif marqué du trait « ‘humain’ » qualifie une « ‘boîte’ » :

Que peut un homme pour toi,
À travers le pauvre bois
D’une boîte un peu hagarde 126.

Les objets peuvent en outre se charger des angoisses nocturnes de l’énonciateur :

Je sors de la nuit plein d’éclaboussures,
J’ai bien bataillé dans mon lit peureux 127
[...] je vais me cognant dans l’ombre toute noire
Où bougent faiblement d’insomniaques objets128.

Le texte distribue donc les expansions selon une syntaxe et une sémantique originales, puisque le déterminant échappe à l’orbite du déterminé pour ébaucher des relations multiples à l’intérieur de la phrase. Le contenu notionnel de l’expansion ne s’applique plus exclusivement à tel ou tel mot noyau, mais se partage entre le substantif auquel il est lié par la syntaxe et le terme que la pression du contexte semblait lui désigner. Plus subtilement, il semble même qu’il « se répande » sur toute la proposition voire sur la phrase entière.

Notes
114.

« Métamorphose », Le Forçat innocent, p. 283.

115.

« Mouvement », Gravitations, p.173.

116.

Gravitations, p. 168-169.

117.

Pour Robert Vivier, cette poésie possède « un singulier pouvoir de dissociation séparant la partie du tout » (op. cit., p. 73). De son côté, Jacques Borel propose toute une série d’adjectifs pour caractériser l’univers qui résulte de ce morcellement : « incomplet, fragmentaire, insaisissable, ou flottant, décalé, déporté,“évasif” » (« Supervielle l’évasif », La Nouvelle Revue française, n° 209, 1er mai 1970, p. 653). Enfin, selon Florence de Lussy, ce monde poétique placé sous le double signe de la magie et de la menace est, malgré son horreur des ruptures, lentement gagné par la dislocation : « Un mauvais sort menace cet univers magique : cette avancée incertaine, un peu à contretemps, qui caractérise ses poèmes, toujours “naissants et chavirés”, comme le dit admirablement son ami Henri Michaux, désagrège le réel, réduit à des apparitions furtives et fragmentées » (op. cit., p. 47).

118.

Les Amis inconnus, p. 334.

119.

Mais signalons dès à présent avec Gabriel Bounoure que cette indépendance n’exclut pas l’insatisfaction, la frustration ontologiques et que les éléments sont impatients de réintégrer une totalité : « C’est là le royaume poétique de Jules Supervielle. Ce monde est plein de fragments d’organes en quête d’une forme spécifique qui les rejoigne, de dimensions en quête d’une forme géométrique les constituant en objets, de sentiments et d’images en morceaux errant à la recherche d’une forme individuelle qui les cimente en personnalité » (Les Cahiers du Sud, n° 101, mai 1928, p. 339).

120.

P. 335.

121.

Cf. Tatiana W. Greene : « Les attributs des êtres et leurs fonctions peuvent exister indépendamment de leurs possesseurs » [C’est l’auteur qui souligne] (op. cit., p. 136). Jacques Borel porte le même jugement sous une forme plus synthétique : « Tout tend à une même volatilisation » (« Supervielle l’évasif », La Nouvelle Revue française, n° 209, Paris, 1er mai 1970, p. 653).

122.

« L’Âme », Les Amis inconnus, p. 310.

123.

« Le Pommier », Les Amis inconnus, p. 302.

124.

« Un pantalon, une tunique et un képi... », p. 90.

125.

« La fervente Kha-Li ne pouvait se consoler de la guerre », p. 72.

126.

Le Forçat innocent, p. 286. Robert Vivier relève quant à lui « les qualifications de la pierre “maugréeuse”, des bois “cauteleux”, d’une nuit “de mauvaise foi” », qu’il explique notamment par « l’habitude de traduire toutes choses en termes de psychologie humaine » (op. cit., p. 190).

127.

« Je sors de la nuit plein d’éclaboussures... », La Fable du monde, p. 376.

128.

« Londres », Le Corps tragique, p. 614.