1. L’effacement des frontières et la redéfinition des signifiés

L’émergence du paradoxe conjonctif suppose que soient remplies certaines conditions. Il faut d’abord que s’assouplissent les catégories qui déterminent la structuration du sens et que s’estompent les limites, notamment celles des signifiés, ce qui va s’obtenir par l’affaiblissement des oppositions à l’intérieur des systèmes binaires. Ainsi sera invalidée l’opposition animé / inanimé. « Mathématiques » en offre plusieurs exemples :

Un grand cercle hésitant et sourd
[...]
Et le problème furieux
Se tortille et se mord la queue.
La mâchoire d’un angle s’ouvre.
Est-ce une chienne ? Est-ce une louve ?130

Ailleurs :

Le plafond se plaint de son coeur de mouette
Qui se serre en lui,
Le parquet mirant une horreur secrète
A poussé un cri131.

Les ombres aussi se plaignent, quoique faiblement, quand on les écrase132 et le mystérieux visiteur de « Lui seul » :

[...] s’en retourne au loin mais en laissant derrière
Une porte vivante et pâle comme lui133.

L’opposition concret / abstrait est elle aussi levée134, comme dans ce portrait de groupe

[d]es colons aux regards traversés de lianes,
la mémoire feuillue et déchirée de ronces
et la brousse jusqu’à l’âme135,

dans l’évocation de ce surprenant reflet :

Le pas des chevaux sur l’asphalte brille dans mon âme
humide136

ou encore dans cette question :

Et avec quelles mains
Saisir cette pensée [...] ?137

Et le texte ne s’en tient pas là, répétant la même opération à des niveaux inférieurs : à l’intérieur de la catégorie concret, par exemple, d’autres oppositions sont invalidées telles que solide / liquide, lorsque les passagers d’un navire s’aventurent sur les flots,

Appuyés sur des béquilles aquatiques138.

Très logiquement, ces franchissements réitérés des limites sémantiques entraînent une redéfinition des signifiés. Ainsi mer ne désigne plus seulement l’étendue d’eau que l’on sait, mais devient une structure ouverte accueillant, outre les poissons, les algues et les épaves, un nombre indéfini d’êtres et de choses, des hommes et toute une végétation terrestre139. Bref, le signifié a perdu de sa netteté, conformément au voeu du poète :

Place pour un petit tremblement dans les mots140.

L’alliance de mots n’appartient cependant pas en propre au code textuel. Agrammaticale dans le code général, elle ne constitue en rien une transgression dans le registre poétique. Il n’empêche que sa haute fréquence contribue à effacer la frontière à l’intérieur des schémas bipolaires et par voie de conséquence à redéfinir les signifiés en élargissant considérablement leurs potentialités combinatoires.

Envisagées globalement, ces « ‘impertinences ’» se répartissent en deux ensembles complémentaires manifestant l’un et l’autre un traitement paradoxal des traits sémiques. En effet, comme si le mot d’ordre était « ‘matérialisation de l’âme et déréalisation du monde dans la langue’ »141, elles attribuent symétriquement le trait « matériel » aux abstractions (« ‘votre âme avec son charroi’ »142, « ‘Joie rocheuse’ »143, ‘« les mains du songe’ »144, « ‘les carrières de ton âme’ »145, etc.146) et le trait « immatériel » aux objets concrets147 ‘(« céleste romarin’ »148 , « ‘cimetière aérien’ 149  », « ‘table aérienne’ »150, « ‘eau céleste’ »151, « ‘jalousies / De bois peint ni de fer non plus, / Mais de ciel pur, de modestie »’ 152) ainsi qu’aux animaux (un « loup », par exemple, peut devenir du « vent »153). Outre que le signifié se voit doté d’une extension plus souple et de potentialités classématiques nettement accrues, le lexème démontre ainsi une sorte de tropisme vers tout ce qui peut former avec lui une opposition, bref, vers l’altérité. Or, lorsqu’avec une telle constance, et sans égard pour le principe de non-contradiction, un texte porte l’un vers l’autre les deux termes d’une opposition — si incomplète soit-elle, puisque dans nos exemples, elle se situe seulement au niveau des sèmes —, il révèle une démarche à la fois conjonctive et paradoxale dont la logique annonce l’oxymore.

Notes
130.

Gravitations, p.177.

131.

« Réveil », Gravitations, p. 196.

132.

« Rencontres », Gravitations, p. 197.

133.

Les Amis inconnus, p. 337.

134.

Cf. Tatiana W. Greene : « Nous trouvons le rapprochement du concret avec l’abstrait dans toute l’oeuvre. [...] Gravitations est très fertile en ces combinaisons de termes, analogues en leurs effets aux combinaisons chimiques » (op. cit., p. 131-132).

135.

« Colons sur le Haut Parana », Débarcadères, p. 146.

136.

« Sans murs », Gravitations, p.176.

137.

« Saisir quand tout me quitte... », Le Forçat innocent, p. 246.

138.

« Un homme à la mer », Gravitations, p. 224.

139.

Cf. par exemple « Le Survivant » et « 400 atmosphères » (Gravitations, p. 169 et 206).

140.

« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.

141.

Claude Adelen, « En songeant à un art poétique, et à autre chose... », Europe, n° 792, avril 1995, p. 59.

142.

« L’Allée », Gravitations, p. 198.

143.

« Vertige », Gravitations, p. 217.

144.

« La Malade », Le Forçat innocent, p. 248.

145.

« Le Hors-venu », Les Amis inconnus, p. 306.

146.

Pour illustrer les « échanges [...] subtils » que traduisent selon lui ces alliances de mots, Jacques Sardin cite « la soie (chose palpable) de l’horizon (chose impalpable) » et, inversement, « le vent (impalpable) des ailes (palpables) » (« Poètes exilés, poètes inspirés (Baudelaire, Supervielle, Rilke) », Regains, n° cité, p. 21).

147.

Par là Supervielle remplit sa mission de poète selon Bachelard : « La première tâche du poète est de désancrer en nous une matière qui veut rêver » (L’air et les songes, José Corti, 1943, p. 217).

148.

« Apparition », Gravitations, p. 164.

149.

« Projection », Gravitations, p. 188.

150.

« La Table », Gravitations, p. 191.

151.

« Terre », Gravitations, p. 232.

152.

« Elle n’est plus que du silence... », Les Amis inconnus, p. 313.

153.

« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 325.