L’émergence du paradoxe conjonctif suppose que soient remplies certaines conditions. Il faut d’abord que s’assouplissent les catégories qui déterminent la structuration du sens et que s’estompent les limites, notamment celles des signifiés, ce qui va s’obtenir par l’affaiblissement des oppositions à l’intérieur des systèmes binaires. Ainsi sera invalidée l’opposition animé / inanimé. « Mathématiques » en offre plusieurs exemples :
Ailleurs :
Les ombres aussi se plaignent, quoique faiblement, quand on les écrase132 et le mystérieux visiteur de « Lui seul » :
L’opposition concret / abstrait est elle aussi levée134, comme dans ce portrait de groupe
dans l’évocation de ce surprenant reflet :
ou encore dans cette question :
Et le texte ne s’en tient pas là, répétant la même opération à des niveaux inférieurs : à l’intérieur de la catégorie concret, par exemple, d’autres oppositions sont invalidées telles que solide / liquide, lorsque les passagers d’un navire s’aventurent sur les flots,
Très logiquement, ces franchissements réitérés des limites sémantiques entraînent une redéfinition des signifiés. Ainsi mer ne désigne plus seulement l’étendue d’eau que l’on sait, mais devient une structure ouverte accueillant, outre les poissons, les algues et les épaves, un nombre indéfini d’êtres et de choses, des hommes et toute une végétation terrestre139. Bref, le signifié a perdu de sa netteté, conformément au voeu du poète :
L’alliance de mots n’appartient cependant pas en propre au code textuel. Agrammaticale dans le code général, elle ne constitue en rien une transgression dans le registre poétique. Il n’empêche que sa haute fréquence contribue à effacer la frontière à l’intérieur des schémas bipolaires et par voie de conséquence à redéfinir les signifiés en élargissant considérablement leurs potentialités combinatoires.
Envisagées globalement, ces « ‘impertinences ’» se répartissent en deux ensembles complémentaires manifestant l’un et l’autre un traitement paradoxal des traits sémiques. En effet, comme si le mot d’ordre était « ‘matérialisation de l’âme et déréalisation du monde dans la langue’ »141, elles attribuent symétriquement le trait « matériel » aux abstractions (« ‘votre âme avec son charroi’ »142, « ‘Joie rocheuse’ »143, ‘« les mains du songe’ »144, « ‘les carrières de ton âme’ »145, etc.146) et le trait « immatériel » aux objets concrets147 ‘(« céleste romarin’ »148 , « ‘cimetière aérien’ 149 », « ‘table aérienne’ »150, « ‘eau céleste’ »151, « ‘jalousies / De bois peint ni de fer non plus, / Mais de ciel pur, de modestie »’ 152) ainsi qu’aux animaux (un « loup », par exemple, peut devenir du « vent »153). Outre que le signifié se voit doté d’une extension plus souple et de potentialités classématiques nettement accrues, le lexème démontre ainsi une sorte de tropisme vers tout ce qui peut former avec lui une opposition, bref, vers l’altérité. Or, lorsqu’avec une telle constance, et sans égard pour le principe de non-contradiction, un texte porte l’un vers l’autre les deux termes d’une opposition — si incomplète soit-elle, puisque dans nos exemples, elle se situe seulement au niveau des sèmes —, il révèle une démarche à la fois conjonctive et paradoxale dont la logique annonce l’oxymore.
Gravitations, p.177.
« Réveil », Gravitations, p. 196.
« Rencontres », Gravitations, p. 197.
Les Amis inconnus, p. 337.
Cf. Tatiana W. Greene : « Nous trouvons le rapprochement du concret avec l’abstrait dans toute l’oeuvre. [...] Gravitations est très fertile en ces combinaisons de termes, analogues en leurs effets aux combinaisons chimiques » (op. cit., p. 131-132).
« Colons sur le Haut Parana », Débarcadères, p. 146.
« Sans murs », Gravitations, p.176.
« Saisir quand tout me quitte... », Le Forçat innocent, p. 246.
« Un homme à la mer », Gravitations, p. 224.
Cf. par exemple « Le Survivant » et « 400 atmosphères » (Gravitations, p. 169 et 206).
« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.
Claude Adelen, « En songeant à un art poétique, et à autre chose... », Europe, n° 792, avril 1995, p. 59.
« L’Allée », Gravitations, p. 198.
« Vertige », Gravitations, p. 217.
« La Malade », Le Forçat innocent, p. 248.
« Le Hors-venu », Les Amis inconnus, p. 306.
Pour illustrer les « échanges [...] subtils » que traduisent selon lui ces alliances de mots, Jacques Sardin cite « la soie (chose palpable) de l’horizon (chose impalpable) » et, inversement, « le vent (impalpable) des ailes (palpables) » (« Poètes exilés, poètes inspirés (Baudelaire, Supervielle, Rilke) », Regains, n° cité, p. 21).
Par là Supervielle remplit sa mission de poète selon Bachelard : « La première tâche du poète est de désancrer en nous une matière qui veut rêver » (L’air et les songes, José Corti, 1943, p. 217).
« Apparition », Gravitations, p. 164.
« Projection », Gravitations, p. 188.
« La Table », Gravitations, p. 191.
« Terre », Gravitations, p. 232.
« Elle n’est plus que du silence... », Les Amis inconnus, p. 313.
« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 325.