Contre toute attente, l’émergence des paradoxes conjonctifs sera également favorisée par le sentiment de la dualité qui structure l’univers du poète. À première vue, pourtant, une perception aiguë des contraires ne prédispose pas à leur inclusion dans des séquences conjonctives. Mais le deux a ici des effets imprévus. Chiffre fondamental, il manifeste sa prégnance à travers les oppositions traditionnelles des systèmes dualistes : âme / corps, lumière / obscurité, vie / mort, immensité / petitesse, mouvement / inertie, création / destruction, pureté / volupté...154 Nous nous bornerons à illustrer les trois dernières :
et à citer quelques vers où plusieurs oppositions (derrière / devant, ombres / lumières, puissance / faiblesse, cosmos / anthropos) s’articulent et se renforcent mutuellement :
Du reste, le poids de la structure est tel que le poète n’hésite pas à l’actualiser par des stéréotypes : les expressions figées « nuit et jour » (ou « jour et nuit ») et « aller et venir » reviennent avec une fréquence très élevée et un poème d’Oublieuse mémoire s’intitule « ‘Guerre et paix sur la terre’ ».
La binarité l’emporte sur toute autre structure159, même dans des contextes où on ne l’attendrait pas. Dans un poème de Gravitations, sont distinguées les trois périodes de la durée. Le texte présentera-t-il pour autant une structure ternaire ?
À l’évidence, non. Mais peut-être le rythme pair a-t-il été commandé par la rime ? Celle-ci est facultative dans le poème. On voit donc où se trouve l’enjeu principal de cette invocation balancée et, plus précisément, du dernier hémistiche : sauvegarder le schéma binaire.
D’autres signes révèlent la prégnance du schéma. Ainsi, la structure bipolaire peut faire apparaître un mot détourné de son sens :
ou bien — mais ceci reste exceptionnel — recourir à un néologisme (dans l’exemple ci-dessous, par dérivation impropre) pour que l’opposition s’accomplisse :
La structure contribue parfois à l’engendrement du texte sous une forme plus discrète, comme voilée :
Le schéma se dissimule alors derrière des jeux de polysémie (dans le premier exemple, éclairage a pour pendant sombre pris au sens figuré) et d’homonymie (dans le second, c’est une forme du verbe sombrer qui répond à pâleur)165. Les deux paires, du reste, sont hétérogènes, puisque leurs composants n’appartiennent pas à la même classe grammaticale, mais ce léger brouillage n’empêche pas l’opposition de se dessiner. Que le schéma antithétique recoure à de tels détours pour s’insérer dans le texte et participer à son engendrement constitue un indice supplémentaire de l’importance, sinon de la nécessité, des structures duelles.
La liste des oppositions s’allonge avec James A. Hiddleston : « elle [la poésie de Supervielle] poursuit [son] aventure en explorant une série d’oppositions extrêmement compliquée : agoraphobie - claustrophobie, mémoire - oubli, saisir - lâcher, prison - liberté, capacité - culpabilité » (« Supervielle, le forçat innocent (chroniques) », art. cité, p. 64).
« Ô montagnes décrépites... », Le Forçat innocent, p. 241.
« Visages de la rue, quelle phrase indécise... », Les Amis inconnus, p. 339.
« Ce pur enfant », Naissances, p. 543.
« Descente de géants », La Fable du monde, p. 402.
Plusieurs analyses de Gravitations se recoupent sur ce point. Citons, pour les vers, Joëlle Tamine et Jean Molino : « Ainsi apparaît une fois encore le goût de Supervielle pour le pair : sur 16 octosyllabes, le poème « Mathématiques » ne compte pas moins de 6 couples binaires [...] et les corrections de Supervielle à ses premiers manuscrits ont tendu à les multiplier et à leur donner plus d’importance en les insérant dans des unités métriques et rythmiques » (« Grille d’analyse linguistique pour Gravitations », L’Information grammaticale n° 9, Paris, mars 1981, p. 35) et pour les versets, Yves-Alain Favre : « Ainsi un rythme métrique, à caractère binaire, définit le verset habituel de Supervielle » (Supervielle : la rêverie et le chant dans Gravitations, Nizet, 1981, p. 67).
« Rêve », p. 194. Peut-on induire du titre du poème que le monde du rêve — ou du moins son expression poétique — est lui aussi régi par le principe de dualité ? D’autres séquences du même texte nous y invitent :
« Des mains effacent le jour
D’autres s’en prennent à la nuit.
[...]
Quand la fenêtre s’ouvrira,
Qui en vivra, qui en mourra ? »
« Ma dernière métamorphose », Le Corps tragique, p. 644.
« Le Relais », 1939-1945, p. 413.
« Céleste apocalypse », 1939-1945, p. 417.
« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351.
Il semble bien que la même structure soit présente, quoique sous une forme plus dissimulée, dans :
« Plus sûre qu’un lit sûr sous un toit familier »
(« Attendre que la Nuit, toujours reconnaissable... » Les Amis inconnus, p. 346).