Cette bipolarité va évidemment produire des antithèses, notamment quand il s’agit d’exprimer l’inadéquation entre les principes de désir et de réalité :
ou un contraste trop violent pour être dépassé :
La juxtaposition et l’homologie syntaxique des deux hémistiches donnent à la formule l’aspect d’un constat : la dynamique conjonctive ne parviendra pas à réduire l’opposition. De même, la rencontre de deux éléments antagonistes, lorsque sa brutalité la rend dysphorique, se traduira par une antithèse vigoureuse :
La même figure apparaît lorsque règne un trop grand déséquilibre entre les contraires : de « ‘noirs espaces (...) dévorent les lumières’ »169, « ‘un bruit de petit jour [est] étouffé de ténèbres’ »170...
Mais ces oppositions ne signifient-elles pas l’échec de la démarche conjonctive ? A priori, en effet, aucune passerelle ne semble conduire de l’antithèse à l’oxymore. Selon la définition de Roland Barthes :
‘L’antithèse sépare de toute éternité ; elle en appelle ainsi à une nature des contraires, et cette nature est farouche.171 ’Rien de commun, semble-t-il, avec des séquences dont la vocation est précisément de réunir et d’« apprivoiser ». Une filiation existe cependant, même si elle résulte d’une « transgression », pour reprendre le mot de Barthes, qui définissait le paradoxisme comme une antithèse dont le « mur » a été franchi :
‘Toute alliance de deux termes antithétiques, tout mélange, toute conciliation, en un mot tout passage du mur de l’Antithèse constitue [...] une transgression ; certes la rhétorique peut de nouveau inventer une figure destinée à nommer le transgressif ; cette figure existe : c’est le paradoxisme.172 ’Plus laconiques, Joëlle Tamine et Jean Molino justifient le rapprochement entre les deux figures par un rapport d’inclusion : « ‘Parmi les antithèses concernant les mots, retenons l’oxymore. ’»173
La frontière entre les deux semble d’ailleurs s’estomper lorsque l’antithèse se répète et que sa vertu oppositive se relâche de par sa prévisibilité même ; il semble alors que le véritable enjeu soit tout bonnement de faire voisiner les contraires :
Pas de rupture, ici. L’absence de virgule dans la plupart de ces vers le confirme, le texte vise à exprimer la continuité entre les contraires et les « invisibles liens » qui les unissent plutôt qu’à souligner des oppositions. L’escalier symbolisant ici la vie dans sa diversité, il importe surtout d’exprimer la solidarité des destins humains ou plus exactement leur essence commune.
Mais si antithèse et oxymore ne sont pas de nature irréductiblement différente, il reste que les deux figures s’opposent par leurs finalités. La fréquence de l’une, par conséquent, n’implique en rien celle de l’autre. Supervielle, d’ailleurs, n’a que très rarement recouru à l’antithèse canonique. Pour concilier son attirance pour la dualité et son refus des ruptures, il a préféré multiplier les alternances.
« 47 boulevard Lannes », Gravitations, p. 167.
« Le Malade », Naissances, p. 553.
« Au feu! », Gravitations, p. 227.
« Alarme », Gravitations, p. 203.
« Vivante ou morte, ô toi qui me connais si bien... », Le Forçat innocent, p. 260.
« S/Z », Éd. du Seuil, coll. « Points », 1970, p. 33.
Op. cit., p. 34. Il va sans dire que le « mur » sera plus facilement franchi si le texte y pratique des « brèches » : on a vu qu’il s’y emploie, notamment en invalidant les oppositions qui structurent le sens dans le code général.
Introduction à l’analyse linguistique de la poésie, P.U.F., coll. « Linguistique nouvelle », p. 220. Cf. aussi Michèle Aquien : « L’antithèse] est aussi fréquemment mise en valeur par des structures bien reconnaissables [comme] le rapprochement en un même syntagme, dans le cas de l’oxymore » (Dictionnaire de poétique, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1993, p. 56-57).
« L’Escalier », L’Escalier, p. 571.