En cela sans doute réside l’originalité de cette écriture de la dualité193. Le texte se plaît à convoquer ensemble les contraires :
pour mettre en lumière la part de sémantisme qu’ils ont en commun :
La dualité, devenue gémellité, n’enregistre plus que les ressemblances. Ainsi, dans la double comparaison :
seul le trait commun est retenu. Rien d’étonnant, dès lors, si se dessinent des « ensembles de conciliation », puisque rien ne ressemble autant à une notion que son contraire :
De si profondes affinités révèlent un tropisme réciproque dont le texte portera témoignage. La rencontre n’exclut pas la vivacité : le vent « trouss(e) et brouillonn(e) l’ombre avec la lumière »198, mais elle s’accompagne volontiers d’une certaine solennité :
Parfois donc, les contraires se lient si intimement que l’oeil humain ne parvient plus à les distinguer :
Mais comment le pourrait-il avec assurance, puisque les structures bipolaires ont perdu leur frontière médiane ? En revanche, il devient possible de les parcourir sans heurt à la recherche de la nuance la plus juste, tandis que le texte se construit avec des signifiés encore tout pénétrés de leur contraire. Le lexème mort, par exemple, ne signifie plus « ‘cessation définitive de la vie’ »201, mais en désigne une forme alanguie, un état intermédiaire où l’on garde le souvenir et la nostalgie de l’existence terrestre202. Mal dépris de son contraire, il ne forme plus avec lui une opposition, mais un continuum — comme dans ces vers où la mort est appelée « l’autre vie » :
Cf. Tatiana W. Greene : « Ces oscillations font aussi l’originalité de Supervielle » (op. cit., p. 321).
« Je suis si loin de vous dans cette solitude... », Le Forçat innocent, p. 247.
« Prairie », Gravitations, p. 195.
« Alarme », Gravitations, p. 203.
« Les Yeux », Le Forçat innocent, p. 265.
« Regrets de France », Débarcadères, p. 140.
« Au creux du monde », Gravitations, p. 216.
« La Chambre voisine », Le Forçat innocent, p. 262.
Le Robert Électronique.
De nombreux critiques ont noté cette absence de coupure entre deux états qui, selon Robert Sabatier, « se rejoignent “devant l’universel miroir” » (op. cit., p. 360). Citons parmi beaucoup d’autres Michel Mansuy : « [Supervielle] croit que dans la mort, la vie continue quand même, si atténuée soit-elle » (« Jules Supervielle et l’imagination de la vie », Travaux de linguitique et de littérature, V, 2, 1967, p. 221), Jerzy Lis : « Il serait vain de chercher dans sa poésie l’arrêt définitif de la vie » (« Étapes de l’établissement des rapports moi-monde dans la poésie de J. Supervielle », Studia Romanica Posnaniensia, vol. XV, 1990, p.165) et Tineke Kingma Eijgendaal : « dans la poésie superviellienne, les limites entre les vivants et les morts disparaissent : l’homme ne meurt pas, mais se transforme. Supervielle aime les zones intermédiaires » (art. cit., p. 77), « [l]es morts ne sont pas morts, la vie continuera toujours sous une autre forme » (ibid., p. 80), « [l]a vie et la mort ne sont plus considérées comme des antipodes » (ibid., p. 86).
Quant à Fernand Lot, il relève cette absence de frontière dans l’opposition vie / mort, mais aussi dans d’autres schémas bipolaires fondamentaux : « Pour cet agent de liaison cosmique, point de frontière entre la vie et la mort, entre le réel et l’irréel, entre le physique et le métaphysique » (« Jules Supervielle, médium », Regains, n° cité, p. 101).
« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.