8. Les métamorphoses

On ne s’étonnera pas s’il s’avère nécessaire, chez Supervielle, de concilier la fidélité à soi-même et le désir d’explorer d’autres modalités d’existence. Le texte témoigne plus d’une fois de l’appel vers l’altérité chez des êtres qui ne renoncent pas pour autant à rester eux-mêmes. Car tel est bien l’enjeu de la métamorphose205, « ‘aventure ambiguë’ »206 par excellence, dont les finalités apparemment contradictoires consistent au fond à explorer les formes les plus diverses de l’un. Aussi s’apparente-t-elle, lorsque l’écart est extrême207 entre les deux états, au paradoxe conjonctif — même si elle s’en distingue en développant l’entre-deux :

L’éléphant léger de trompe
Tourne au plus pur papillon
Dans son coeur que ne détrompe
Une volage raison
Et son désir est si fort
Qu’il finit en son modèle
Par faire battre des ailes
Un corps peu fait pour l’envol208.

À la formule lapidaire l’éléphant papillon, s’oppose donc le récit, si bref soit-il, de la transformation. Sans doute serait-il excessif de présenter tous les paradoxes conjonctifs comme des métamorphoses en raccourci, mais les uns et les autres résultent d’une dynamique semblable, qui compose avec les exigences contraires du même et de l’autre 209.

Notes
205.

Nombreux sont les auteurs qui ont souligné l’importance de ce phénomène dans l’univers de Supervielle. Citons, sans prétendre à l’exhaustivité, Raymond Jean, qui, pour définir « le cadre où Supervielle se meut », signale son « goût des métamorphoses et des activités transformatrices » [c’est l’auteur qui souligne] (Pratique de la littérature, Éd. du Seuil, 1978, p. 254), Robert Mallet : « Supervielle a le goût des métamorphoses » (« Supervielle ou le merveilleux serrurier », art. cit., p. 54), Étiemble : « La tentation de la métamorphose est devenue chez lui proprement invincible » (op. cit., p. 47) et Gérard Farasse : « Le monde de Supervielle est celui des métamorphoses : rien n’y demeure semblable à lui-même. Chaque objet y rêve qu’il est un autre » (art. cit., p. 38). Quant à Marc Eigeldinger, il présente Supervielle comme le « poète de la naissance, des éclosions et des métamorphoses soudaines » (Poésie et métamorphoses, La Baconnière, 1973, p. 164) et s’en explique : « Grâce à ce passage incessant du matériel au spirituel, grâce à leur essentielle fluidité, les choses de la nature deviennent réversibles, interchangeables, propres à subir les plus audacieuses métamorphoses » (ibid., p. 157).

206.

Titre d’un roman de l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane.

207.

« Métamorphose. Tout ce qui était poids devenu grâce et légèreté », écrit Claude Adelen (« L’Elégie heureuse », Europe, n° 792, avril 1995 p. 44). Pour James A. Hiddleston, également, il est dans la logique de la métamorphose de rechercher l’écart maximal, c’est-à-dire celui qui conduit d’un contraire à l’autre : « les choses se transforment en leurs contraires, la métamorphose étant motivée par une sorte d’association à rebours » (L’Univers de Jules Supervielle, José Corti, 1965, p. 215).

208.

« Métamorphoses », Le Corps tragique, p. 618.

209.

Envisagée sous l’angle très particulier de la « quête [...] hermétique », la métamorphose superviellienne tendrait par essence vers le paradoxe conjonctif : « Les métamorphoses poétiques dont parle Supervielle trouvent leur fondement dans des métamorphoses psychiques, les transmutations dans l’alchimie, dont l’aboutissement est la conjunctio, associée à la coincidentia oppositorum » (Catherine Fromilhague, « Gravitations (J. Supervielle) : hermétisme et poésie », Revue de l’Institut Catholique de Paris — « Littérature et interprétation : relations entre églises et société », n° 22, 1987, p. 121.