10. Le pouvoir poétique des « états de passage »

Le poète était conscient de la fascination qu’exerçaient sur lui les glissements d’un état à un autre :

J’aime par-dessus tout les états de passage211.

L’oxymore états de passage exprime bien l’ambiguïté de la relation entre le sujet et son objet, bref du désir. Car le mouvement est devenu un état, sans doute, mais il n’a rien perdu de sa dynamique. Les poissons volants et les oiseaux-poissons qui traversent l’univers du poète incarnent cette ambiguïté de façon très expressive. Oxymores vivants, dont la forme pérennise une conjonction antérieure, ils symbolisent la magie de la dualité coiffée par l’unité tout en suggérant que le charme de leur hybridité est précisément entretenu par ces passages répétés d’un milieu à l’autre.

Si passer d’un élément à un autre séduit l’imagination du poète, sa fascination sera plus forte encore lors du glissement du réel à l’irréel :

‘À Breton, qui tient pour crétin quiconque n’est pas capable de voir un cheval galoper sur une tomate [...], « ce qui me touche, répliquez-vous, c’est de savoir comment le cheval est entré dans la tomate, c’est le passage du réel à l’irréel. »212

De fait, les deux pratiques diffèrent : tandis que Breton, provocateur, se joue des dimensions et crée une image par un rapprochement inattendu, Supervielle change les données pour s’attarder sur le glissement dans l’imaginaire, le franchissement progressif du miroir.

Chez lui, en effet, le charme s’éprouve dans le passage d’un terme à l’autre au sein d’une structure binaire. « Sans murs » : c’est ainsi qu’il envisagea d’abord d’intituler le recueil qui allait devenir Gravitations. Par là se serait exprimé son « ‘désir d’abattre les murailles et pourtant de laisser aux espaces infinis un goût profond d’intimité’ »213. Le commentaire est éclairant, surtout le « et pourtant » qui articule les deux objectifs et ménage la possibilité de passer librement de l’immensité à l’intimité, et inversement. La formule dénote en effet un espace sans limites, mais la référence aux murs, fût-ce pour dire leur absence, évoque encore l’intimité des maisons. Tout l’univers de Supervielle est là, dans ce titre envisagé et dans son commentaire, dans le projet paradoxal où l’assomption de deux postulations antinomiques implique le passage de l’une à l’autre au nom d’une continuité essentielle. Ce projet, deux formules inclusives le résument assez bien : co-présence des contraires, en l’occurrence les « espaces infinis » et l’« intimité » ; absence-présence 214 (ici, des « murs »), car, comme le suggère la confidence de Supervielle à Larbaud, nommer l’être ou l’objet absent, c’est déjà le présenter, combler son absence symboliquement et désigner par là l’intervalle conciliateur où s’écrira la poésie. Car en glissant d’un terme d’une opposition à son contraire, le texte n’oublie pas d’où il vient et l’instant où il n’est plus sans être tout à fait ici, c’est aussi celui où, déjà ici, il est encore ! Et cet instant où il conjugue les deux expériences, où il expérimente, grâce à la transformation dont il est le fil, que le même et l’autre 215 ne font qu’un, est délicieux et poétiquement très riche.

Notes
211.

Étiemble, op. cit., p. 38 (citation tirée d’un entretien avec Claudine Chonez). Ce goût pour les états transitionnels, a souvent été relevé : « Supervielle est attentif [...] aux naissances, aux commencements, à l’en deçà » (Marcel Schaettel, « Sur un poème de Supervielle (Analyse rythmique, musicale et stylistique) : “Mouvement” », L’Information littéraire, n° 1, janvier-février 1971, p. 49) ; « Ce qui dans le sommeil intéresse Supervielle, ce sont les deux passages : celui de la veille au sommeil ; celui du sommeil au réveil » (Étiemble, « Il faut de tout pour faire une fable du monde », Les Temps modernes, n° 31, avril 1948, p. 1891) ; « Son bonheur est dans le passage » (Paul Viallaneix, op. cit., p. 112).

Selon Yves-Alain Favre, cette fascination pour les passages n’est pas étrangère à l’instabilité essentielle de l’univers poétique : « ... cette poésie en demi-teinte [...] affectionne les états de passage et les métamorphoses. [...] Supervielle aime tout ce qui est intermédiaire ; son monde ne se compose pas d’essences stables, de réalités définies une fois pour toutes, d’êtres nettement caractérisés. Différent en cela de l’univers de Claudel ou de Saint-John Perse, il est rempli d’essences fugitives, d’êtres qui évoluent à mi-chemin entre le réel et le rêve, de choses qui glissent et se transforment, qui disparaissent et renaissent. » (op. cit., p. 51-52).

Cette obsession du passage ne manquera pas de retentir sur la « technique » du poète, comme l’a observé Claude Roy : « La démarche naturelle de Supervielle est celle du monteur de films, le glissement par fondus enchaînés » (op. cit., p. 46).

212.

Étiemble, op. cit., p. 38.

213.

Lettre à Valery Larbaud datée du 14 décembre 1925, in Arpa, n° 58, octobre 1995, p. 60.

214.

« Le poète voudrait exprimer le néant, écrit Jacques Robichez, mais le néant est ineffable. Reste donc à exprimer l’absence des choses par l’idée des choses » (op. cit., p. 28). Mais en disant l’absence d’un objet, la parole poétique exprime encore ses propriétés, comme si une vibration perdurait à travers la négation, ou, pour user d’un vocabulaire moins impressionniste, comme si la négation frappait seulement la dénotation, laissant intactes les connotations ( cf. « Sans murs », où la préposition privative n’abolit pas pour le poète l’« idée » d’intimité associée aux murs).

Ainsi Michel Collot peut-il écrire que « tout l’univers vacille entre présence et absence » (Pléiade, Préface, p. XXI). Cf. aussi : « cette présence-absence [...] accompagnera le poète tout au long de sa vie et de son oeuvre » (Rodica Baconsky, Hyun-Ja Kim-Schmidt et Michel Collot, ibid., Notes et variantes, p. 660).

215.

Grâce aux « métamorphoses de l’être », écrit Marcel Raymond, « le même est l’autre » (De Baudelaire au surréalisme, José Corti, 1966, p. 328).